Nous n'oublierons pas les poings levés, reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d'Espagne
Anne Mathieu, Nous n'oublierons pas les poings levés, reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d'Espagne, Paris, Syllepse, 2021.
Texte intégral
1Anne Mathieu propose un panorama très riche, si l'on s'en tient à l'imposant volume publié (654 pages) des reportages effectués en Espagne pendant une période assez longue mais aussi et surtout très intense de l’histoire politique de l’Espagne : 1934-1939.
2Un travail considérable qui, selon ce qu'affirme son auteur, s'est étalé sur dix ans, affirmation confirmée par la table des matières, qu'on aurait préféré voir à la fin, selon les bons vieux usages de l'édition, même s’il n'y a pas d'obligation péremptoire. Le lecteur présuppose que la position de cette table des matières rend compte à la fois de la puissance de la recherche qui a abouti à cet ouvrage et, disons-le, de la fierté de son auteure de l'avoir menée à bien. Disons d’entrée que cette fierté manifestée est tout à fait légitime.
3Les 83 premières pages détaillent les prolégomènes à la fois chronologiques et méthodiques de ce travail.
4Chronologiques dans la mesure où le préambule qui évoque les jours précédant le déclenchement de la guerre est précédé d'un chapitre nommé « Lever de rideau » qui montre comment en 1934 est rendu compte dans la presse française « l'atmosphère révolutionnaire » des événements de l'automne. Ce texte d'une trentaine de pages peut être lu comme un article en soi qui rend hommage à Simone Téry, figure de la presse dont Anne Mathieu avait fait le portrait dans le dictionnaire Le Maitron (https://maitron.fr/spip.php?article132213). Fille du fondateur de L’Œuvre, Gustave Téry et de la journaliste Andrée Viollis, remise en pleine lumière par deux ouvrages publiés par Anne Renoult, Andrée Viollis. Une femme journaliste (2004) et Alice-Anne Jeandel, Andrée Viollis : une femme grand reporter. Une écriture de l’événement, 1927-1939 (2006). L'occasion de montrer aussi combien rares furent les femmes reporters dans les médias de cette première moitié du XXe siècle.
5Méthodiques puisque on retrouve deux sous-titres qui tentent de définir les différentes catégories de textes à vocation journalistique. Anne Mathieu insiste également sur la difficulté de classer tel ou tel type d’article dans l'une de ces dernières. En particulier dans la partie nommée « Préalable » elle justifie son choix : « dépouiller les périodiques français acquis à la cause antifasciste ». Un choix respectable qui semble reposer que sur un parti-pris initial, devant la masse de documentation que représentaient toutes ces publications qu’elles soient pro-républicaines, antifascistes ou pro-franquistes.
6Nous ne pouvons cependant pas oublier que les intellectuels étaient très divisés à l’image de la société française. Il y eut Manifestes et contre-manifestes. La revue Occident publiait dans le numéro daté du 4 au 10 décembre 1937, un Manifeste aux intellectuels espagnols qui apportait son soutien aux franquistes. Plus nuancé, mais nous étions au tout début du conflit, le 25 juillet 1936, François Mauriac, plaidait favorablement dans Le Figaro pour la non-intervention :
- 1 François Mauriac, L’internationale de la haine, Le Figaro, 25 juillet 1936, p. 1, [https://www.sudo (...)
Nous ne voulons pas qu’une seule goutte de sang espagnol soit versée par la faute de la France…Et je crois être l’interprète d’une foule immense appartenant à tous les partis, de la Guyenne et de la Gascogne au Béarn et au Pays basque, en criant à Monsieur Léon Blum qui brûle d’intervenir, qui, peut-être, est déjà intervenu dans ce massacre : « Faites attention, nous ne vous pardonnerions jamais ce crime ! » 1
7Un grand nombre des articles cités sont dus à ce que l'on appelle des « signatures », personnages connus issus de toutes les professions de plume et de savoir. Mais cette ambiguïté est inhérente au métier de presse. Le journal ou périodique cherche à attirer les « signatures » connues, ces dernières disposent de relations et quelquefois de moyens pour se muer en journaliste le temps d'une escapade « sur le terrain ». L'auteure fait donc état d'un corpus référencé de 6718 pièces : reportages, témoignages, éditoriaux, chroniques, tribunes, articles dits « de commentaire ». Ce n'est pas tant le nombre qui étonne même s'il est important, c'est la pertinence des choix effectués, ou encore l'ampleur de la tache envisagée. Anne Mathieu la décline en quatre items qui se croisent tout au long de l’ouvrage :
- Œuvrer pour « une recherche novatrice notamment en s’occupant de familles politiques laissées pour compte (les antistaliniens, les anarchistes […], les trotskistes, les gauches de la SFIO, les associations des droits de l'homme, etc. »
- Constituer « une bibliographie jamais effectuée de la production journalistique française antifasciste pendant la guerre d'Espagne »
- Élaborer parallèlement « une base de données destinée à faciliter la poursuite des recherches et études sur cette période. »
- Permettre une analyse « de ce qui s'écrivait alors, sans exclusive... »
8Les questions posées montrent une préoccupation constante, celle de ne pas tomber dans le schématisme induit par des notions telle que celle de « camp républicain », par exemple. La diversité des acteurs, leurs antagonismes, l'obligeait, et nous dirons, à juste raison, d'opter pour une dénomination générique différente, celle de camp « antifasciste », en s'appuyant sur le constat avancé par Enzo Traverso selon lequel pendant les années 30 « l'antifascisme s'impose comme une nécessité impérieuse, évidente. » (p. 78).
9Le deuxième point à éclaircir était celui du choix entre deux dénominations de cet épisode, « guerre d'Espagne » ou « guerre civile ». Le choix que fait Anne Mathieu est celui de « guerre d'Espagne », s'appuyant sur un solide argument : la manipulation que suppose la dérive de l'étiquette de « guerre civile » vers une autre, celle de « guerre fratricide », dont l'origine viendrait de la politique de réconciliation des années 70, affirme-t-elle, citant en appui François Godicheau, cité à plusieurs reprises.
10Nous pourrions objecter qu'il ne faut pas sous-estimer les angles d'approche différents de ce fait de l'histoire européenne. En particulier il faut souligner l'approche anglo-saxonne qui a imposé à partir du début des années 60 le concept de « spanish civil war » (Hugh Thomas, 1961), certainement par analogie avec les guerres civiles britanniques (« english civil wars »,1642-1651) et la guerre civile américaine (1861-1865). Les historiens français avaient choisi certainement, pour reprendre Anne Mathieu, celui de « guerre d'Espagne », parce qu'il s'agissait d'une dénomination « plus ancrée dans le système discursif des périodiques » de l'époque. N'oublions pas que dans les années suivantes, les emplois de formules identiques, quelquefois contestées par le grand récit officiel (« guerre de France », « guerre d'Indochine », « guerre d’Algérie ») faisaient partie de la tradition historiographique et journalistique française. L’ouvrage d’Hugh Thomas a d’ailleurs été traduit de façon différente : en français sous le titre La guerre d'Espagne et en espagnol sous un autre : La guerra civil española.
11Plus éclairant est l’avis que Pietro Nenni avance dans un entretien accordé au quotidien El País le 2 décembre 1976, entretien titré ainsi : Nenni : « La guerra civil española fue un acto del fascismo internacional » :
Yo creo que lo que se ha llamado la guerra civil española del 36-39 no fue tanto una consecuencia del pronunciamiento de Franco cuanto un acto del fascismo internacional de Hitler y Mussolini, para probar hasta qué punto las potencias democrático-liberales, el Frente Popular en Francia, hubieran permanecido fuera del conflicto...
12Dans son carnet de guerre, alors qu’en pleine retraite il faisait une halte à Figueras, le même Pietro Nenni, écrivait le 30 janvier 1939 :
- 2 Pietro Nenni, La guerra de España, Mexico, Ed. ERA, 1964, p. 204. Ouvrage traduit de la première éd (...)
El enigma más misterioso de estos meses, estas semanas, estos días, estas horas, será la incomprensión de las democracias, los gobiernos, los parlamentos, los partidos, de la maniobra que emprende el fascismo para llegar a sus fines2.
13C’est peut-être dans la difficile complexité des dénominations que se trouve la racine de l’engouement que suscite encore cette guerre. Épisode de la guerre de trente ans du début du XXe siècle ou guerre mondiale contre le fascisme ou encore guerre intra-espagnole ? Répétons-le, la proximité de la France, sa frontière commune avec l’Espagne ont ajouté leur comptant d’émotions et de controverses.
14Soulignons également que la périodisation se fait maîtresse du récit. La première partie traite des premiers mois de l'insurrection (18 juillet au 5 novembre 1936) la deuxième de l'installation de la guerre jusqu'au 30 juin 1937, la troisième du printemps 1937, la quatrième s’achève en juillet 1938 et la cinquième et dernière s'ouvre par la bataille de l'Ebre et s'achève le 1er avril 1939. Ce découpage tient compte à la fois de l'intensité des épisodes traités et également de l'importance politique et stratégique de chacun.
15La première question abordée est celle du débat qui faisait rage en France sur le choix d’aider la République espagnole ou de ne pas intervenir.
16La presse de Front populaire n’aborde pas la question dès le début du coup militaire. Elle publie des articles et photos de témoignage et appelle à la solidarité de tous les Français avec leurs frères espagnols. Anne Mathieu souligne pourtant que l’alerte avait été donnée par les libertaires, qui soulignaient le manque dramatique d’armement et de moyens logistiques. Socialistes et communistes hésitent à s’engager dans cette voie, faisant le distinguo entre « intervenir » et « organiser un insupportable blocus », ainsi que le souligne Paul Vaillant-Couturier le 9 août. Il s’agit de respecter les conventions internationales et de proposer une aide d’État à État. Anne Mathieu souligne que pendant que se développe ce débat, la presse « regorge d’informations sur les livraisons d’armes et autres apports matériels au camp « rebelle » par l’Allemagne et l’Italie… » dès le début du mois d’août 36 (p. 129).
17Or l’accord de non-intervention est signé le 21 du même mois et le 6 septembre dans un discours prononcé au Luna Park, Léon Blum le justifie devant une assemblée qu’il tente tant bien que mal de convaincre :
- 3 Léon Blum, Luna-Park, 6 septembre 1936, Approches du politique, novembre 2009, [http://palimpsestes (...)
Dans la rigueur du droit international, si c’est une rigueur qu’on invoque comme on l’a fait dans un grand nombre d’ordres du jour dont le gouvernement a été saisi, laissez-moi vous dire que le droit international permettrait demain aux gouvernements qui jugeraient cette mesure commode, de reconnaître comme gouvernement de fait la junte rebelle de Burgos, et qu’à partir de cette renaissance de fait, sur le terrain du droit international (terrain moins solide que vous ne le pensez) des livraisons d’armes pourraient être faites à ce gouvernement rebelle aussi bien qu’au gouvernement régulier3.
18Il reste également qu’un puissant mouvement pacifiste s’oppose à toute coopération militaire ou à toute intervention. Certaines positions vont évoluer à l’extrême-gauche devant la « duperie » flagrante de l’accord de non-intervention. Trotskystes et communistes rapprochent leur point de vue matériel même si les motifs avancés sont très différents : un discours de solidarité prolétarienne chez les premiers, la crainte de voir ce conflit affecter le pays voisin chez les communistes. L’aide deviendra nécessaire pour protéger « le pays de France des horreurs de la guerre » (André Marty, L’Humanité du 11 août 1936).
19L’extrême complexité de la situation vécue au jour le jour par tous ces observateurs les amène à hésiter même si le fond commun de leur pensée est bien le même : l’inquiétude de voir cette guerre plonger l’Europe dans un conflit plus large. Le mérite de l’examen détaillé auquel se livre Anne Mathieu est de montrer ex-post que rien ne pouvait être facile. La position de Léon Blum considérée comme « atlantiste » était-elle motivée par la peur de l’extension du conflit ? Par une réminiscence du pacifisme jaurésien ? Une fraction des libertaires pose également la question de l’aide militaire :
« Dans son article du 4 septembre [dans Le Libertaire], [Sébastien] Faure refuse ‘toute intervention ouverte, officielle et militaire en faveur de l’Espagne antifasciste’… Le Libertaire appelle aux armes, mais à celles des milices, à celles du peuple… » (p. 154)
20Nous n’entrerons pas dans le détail de tous les chapitres de l’ouvrage d’Anne Mathieu, la meilleure des attitudes étant, bien entendu, de le lire. Soulignons tout de même que l’abondance des sources, la minutie même de leur traitement montrent de façon magistrale que le traitement « à chaud » d’une question, dont les acteurs n’envisageaient pas à quel point elle deviendrait un élément central du récit historique du XXe siècle, était difficile surtout quand ce traitement pouvait influencer l’opinion et la prise de décisions. En fin de compte le discours sur la non-intervention ou sur le blocus relevait du plus grand désordre de la pensée politique. Un enseignement capital mais que l’histoire ait « donné raison » aux partisans de l’aide militaire à l’Espagne ne change rien au présent vécu dans ces journées de l’été et de l’automne 1936.
21On pourrait ainsi commenter les différentes parties dans leur ordre chronologique, mais le travail de recherche d’Anne Mathieu s’intéresse également, comme elle le souligne dans son introduction aux « éléments de langage » utilisés par la presse. Elle évoque « la trace d’un débat lexico-idéologique implicite » (p. 167). Comment nommer les deux parties qui s’affrontent ? Comment qualifier le coup militaire ? Faut-il utiliser des guillemets pour les qualifier ? Pour Paul-Vaillant Couturier, les « nationaux » ne sont pas l’Espagne. Pour la plupart des éditorialistes ce sont des rebelles, des séditieux, des factieux, etc.
22Anne Mathieu aborde également un volet essentiel de tout reportage de guerre : l’usage rhétorique de la subjectivité. Le « je » du reporter-témoin est confronté aux réalités humaines, celle des combattants, des victimes, mais aussi à leurs discours et à leurs regards. Ajoutons même qu’il est confronté aux paysages qui constituent le décor de cette guerre :
- 4 Jacob Altmaier, Le Populaire, 2 juin 1937, cité p. 213.
« Ainsi bien Madrid est-elle devenue une ville en voie de démolition. La moitié est déjà anéantie.de quelque côté qu’on se tourne, on ne voit que des maisons et des rues écrabouillées… » 4.
23Cette figure de la subjectivité rappelle en premier lieu que le reporter est aussi un témoin, qu’il parle de ce qu’il voit et rapporte ce qu’on lui dit, pour privilégier ces moments d’intimité et « d’émotion humaine ». Soit le reporter en reste là, soit, ayant suscité cette émotion, souvent accompagnée d’images, il tente de proposer au lecteur à partir des symptômes un diagnostic sur l’issue de la guerre. Dans ce dernier cas, Anne Mathieu souligne qu’il s’agit de reportages plutôt militants.
- 5 Marcel Cachin, L’Humanité, 24 mars 1937.
24Remarquons que ce procédé est aussi vieux que le reportage de guerre et que les derniers conflits que nous vivons par médias interposés offrent les mêmes caractéristiques. Il en va de même avec la présence d’étrangers, essentiellement combattants volontaires sur le sol espagnol, morts pour la défense de l’Espagne républicaine, connus comme le communiste allemand Hans Beimler, ou de nombreux autres, moins connus aujourd’hui, qu’ils soient socialistes, anarchistes ou sympathisants du POUM. La même presse relève aussi « le scandale de la présence de nombreuses divisions prélevées sur les armées régulières de l’Italie et aussi de l’Allemagne »5 présentés par ces deux puissances militaires comme des troupes de volontaires alors qu’ils sont traités de mercenaires par la presse de gauche ou de « volontaires avec guillemets ».
25Si jusqu’ici la presse de gauche semble faire cause commune, l’année 1937 sera une année de rupture. La militarisation des milices qui seront intégrées à l’armée régulière et les événements de Barcelone du printemps 1937 seront à la racine de cette rupture. Et, disons-le, à l’origine de la légende noire du stalinisme à l’œuvre en Espagne et des discours conventionnels mis au point pendant toute la guerre froide. Nous nous limiterons à souligner que ce qu’envisage Anne Mathieu ce n’est pas de revenir sur les faits mais plutôt sur leur réception dans la presse de gauche et d’extrême gauche en France. Le fil historique est entièrement repris de l’ouvrage de François Godicheau, Les mots de la guerre d’Espagne auquel elle renvoie à plusieurs reprises. Cette référence peut sembler un peu juste tant la variété d’ouvrages sur ces évènements est abondante, mais, fidèle à son principe, Anne Mathieu compense en montrant comment la presse anarchiste, trotskiste ou communiste s’aligne sur le point de vue de leurs organisations ou des organisations espagnoles affines. Naturellement, on peut aussi gloser à l’infini sur les responsabilités des uns et des autres dans cette crise au sein du camp antifranquiste barcelonais. François Godicheau le fait en nuançant le discours mainstream. Il souligne que la répression du POUM et de la CNT n’était pas et n’a jamais été le fait exclusif du PCE-PSUC :
- 6 François Godicheau, Guerre d'Espagne : la fin des légendes, L’Histoire, n° 427, septembre 2016.
Le PCE n'était qu'un des partis hostiles à la révolution qui avait éclaté en juillet 1936, même s'il était le plus résolu et le mieux organisé ; et il était soutenu dans ce rôle par les partis républicains (Izquierda Republicana, Unión Republicana, Esquerra Republicana de Catalunya) et par la direction socialiste.6
- 7 Il sera victime de la répression stalinienne à son retour en URSS. Il meurt en février 1940, probab (...)
26Le IIe Congrès des écrivains pour la défense de la culture qui s’était tenu à Valence, Madrid et Paris en juillet 1937 constitue un autre épisode intéressant de l’ouvrage. Comme le souligne l’auteure, hormis quelques rares références, « seuls les périodiques communistes et apparentés en rendent compte » (p. 372). Se détache du lot le quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch. A l’évidence, ce congrès tentait de créer une sorte de mur de l’intelligence dressé face à un autre manifeste d’intellectuels, publié en 1935, en soutien de la campagne militaire éthiopienne de l’Italie contre ceux qui en niaient la mission civilisatrice et la condamnaient « sous prétexte de protéger en Afrique l’indépendance d’un amalgame de tribus incultes… ». « Ecrivains, nous combattons avec nos témoignages » écrivait André Chamson dans L’Humanité du 17 juillet 1937. Face à cette attitude, celle de Mikhaïl Koltsov7 est plus radicale, ainsi écrit-il dans son journal de guerre :
Comment l’écrivain doit-il réagir lorsqu’il entre en contact avec la guerre civile en Espagne ? Sans aucun doute, ceux qui croient que l’écrivain doit combattre le fascisme avec l’arme qu’il maîtrise le mieux, c’est-à-dire avec la parole, ont raison. (...) Mais il y a des moments où l’écrivain - je veux dire certains - est obligé de devenir le protagoniste de son travail, quand il ne peut pas être confié à des personnages fictifs, même s’il les a inventés lui-même. Sans que le fil de son art ne soit rompu, il sent que ses personnages ont progressé, alors qu’il a été laissé pour compte. Mais, sans aucun doute, les écrivains doivent participer à la lutte, d’abord, en tant qu’écrivains...
27La question de l’engagement devient donc essentielle. Doit-il être engagement par la plume ou par le fusil ? Ludwig Renn, Gustav Regler ont choisi le combat armé sans pour autant cesser d’écrire, d’autres considèrent que la parole est une arme, au même titre que l’image et la photographie. Comment ne pas se souvenir de ce que Pablo Neruda, écrit et publie en 1937, le recueil de poèmes España en el corazón, et ce poème, « Explico algunas cosas », alors qu’il vit à Madrid :
28Preguntaréis: ¿por qué su poesía
no nos habla del sueño, de las hojas,
de los grandes volcanes de su país natal?
¡Venid a ver la sangre por las calles,
venid a ver
la sangre por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles !
Le registre de l’émotion est également présent au moment où la guerre commence à être perdue, le départ des Brigades Internationales après la défaite de l’Ebre, en octobre 1938. Emotion qui contraste avec l’indignation suscitée par l’accueil très froid pour ne pas dire hostile aux brigadistes rapatriés que leur réserve le gouvernement français. Ce qui suscite encore plus d’indignation quand il s’agit de brigadistes qui ne sont pas des ressortissants français et que la France refuse d’accueillir. A Andrée Viollis, Ludwig Renn dit « C’est maintenant que commence pour nous la tragédie ».
29Les épisodes de la défaite sont traités avec la même minutie, jusqu’à reconstituer les différents trajets de certains (par exemple, le reporter de L’Humanité Georges Beaubois entre le 3 février et le 2 mars 1939). Les reporters assistent au flux de réfugiés qui passent la frontière. On peut simplement remarquer que dans la description du désarroi et de l’extrême dénuement des civils qui se réfugient en France, il y a à la fois une affliction certaine, mais également et c’est ce qui va aussi caractériser ces quelques mois, la colère devant la pusillanimité des autorités françaises. Le flux des soldats défaits est plus ordonné. Ainsi, le 10 février Stéphane Manier rapporte dans Ce Soir le 10 février :
Des unités passent. Il y a deux jours, c’étaient les services d’intendance qui franchissaient la frontière. Depuis hier ce sont les formations dites de seconde ligne. Encadré d’officiers jeunes, nerveux, volontaires, c’est le gros de l’armée de Catalogne qui vient, visages amaigris par les veilles, assombris par des barbes de huit ou dix jours.
- 8 Juan Antonio Rodríguez, Aspects de la résistance espagnole en France durant la seconde guerre mondi (...)
30La presse libertaire, socialiste et communiste ne manque pas de souligner les conditions indignes de la vie dans ces camps. En adoptant ce qu’Anne Mathieu nomme « le champ lexical de l’indignation » (p. 560). Parmi ceux-ci, un jeune soldat de cette troupe épuisée décrite par Stéphane Manier. Il passe la frontière le 9 février mais se souvient surtout des mois suivants. Ces Espagnols n’ont pas oublié les traitements subis dans les camps d’accueil : « Dans les camps, on nous a proposé de rester ou de repartir en Espagne. Beaucoup ont fait le choix de repartir. On comprend pourquoi quand on sait la façon avec 1aquelle on nous a accueillis »8.
31Cet ouvrage est un très bel exemple de la fusion presque charnelle entre la raison, le recul scientifique argumenté et la passion qui anime la chercheuse. Une passion qu'elle souhaite partager et qui rend la lecture de son ouvrage aussi intrigante que passionnante.
32Signe de cette générosité, comme nous avons eu trois introductions, nous aurons droit à deux épilogues : « France honteuse, France véritable » et « L’écriture et l’oubli ». Le premier relate la honte ressentie devant le traitement de ces réfugiés en France, les barbelés, la faim, le dénuement, la saleté et les mauvais traitements. Tout ceci condensé magnifiquement par cette phrase rapportée de Madeleine Jacob, publiée dans Messidor le 3 février 1939 : « De la chair de pauvre : la menue monnaie de la non-intervention. Oublier ? Pour ceux qui ont vu, impossible ».
33On pourra toujours objecter que les références bibliographiques et historiques sont lacunaires, mais les références de la presse de l’époque sont telles que ce livre est une véritable ressource documentaire pour qui veut penser ce qu’est la solidarité, ses gestes, son langage, ses erreurs même.
- 9 Cité page 161, Hubert-Gilbert, Le Barrage, 20 août 1936.
34Ainsi, le conflit conduit à une mise à jour de concepts qui deviennent transnationaux comme celui de fascisme. Pour les commentateurs de l’époque, le franquisme est fasciste par ses liens avec le fascisme mussolinien et l’hitlérisme, « ses liens de parenté avec Rome et Berlin ». 9Fascisme sui generis ou fascisme importé ? Les nuances sont ouvertes au débat mais on remarque qu’aucun commentateur de l’époque ne se donne la peine de nommer les critères qui fondent le fascisme. Nous avons peut-être là la clé qui permet de comprendre l’usage contemporain du concept de fascisme ou l’apostrophe « fasciste » dans les polémiques qui opposent des interprétations différentes du bien et du mal. Et comment, dans cette nouvelle période terrible où l’Europe peut basculer, ne pas mettre en regard de cet accueil pusillanime et méprisant des Espagnols réfugiés par la France à la fois la violence qui s’exerce contre les réfugiés afghans et syriens qui se trouvent sur le sol français de nos jours et l’accueil chaleureux et officiel qui est fait aux réfugiés ukrainiens ?
- 10 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Cahier des Annales, 3, Paris, Librairie (...)
35Sans qu’elle l’ait souhaité, Anne Mathieu nous amène avec son livre à entendre un présent passé pour comprendre notre présent. Sans oublier ce que Marc Bloch écrivait en conclusion à son Apologie pour l’histoire :« …les causes, en histoire pas plus qu’ailleurs, ne se postulent pas. Elles se cherchent... »10.
Notes
1 François Mauriac, L’internationale de la haine, Le Figaro, 25 juillet 1936, p. 1, [https://www.sudouest.fr/2018/03/16/quand-la-presse-francaise-soutenait-franco-4286283-10275.php]
2 Pietro Nenni, La guerra de España, Mexico, Ed. ERA, 1964, p. 204. Ouvrage traduit de la première édition en italien datée de 1958.
3 Léon Blum, Luna-Park, 6 septembre 1936, Approches du politique, novembre 2009, [http://palimpsestes.fr/module_geopo/marxisme/lunapark.html]
4 Jacob Altmaier, Le Populaire, 2 juin 1937, cité p. 213.
5 Marcel Cachin, L’Humanité, 24 mars 1937.
6 François Godicheau, Guerre d'Espagne : la fin des légendes, L’Histoire, n° 427, septembre 2016.
7 Il sera victime de la répression stalinienne à son retour en URSS. Il meurt en février 1940, probablement exécuté après les accusations de haute trahison portées contre lui par le NKVD.
8 Juan Antonio Rodríguez, Aspects de la résistance espagnole en France durant la seconde guerre mondiale 1939-1945, Mémoire de maîtrise, dir. Michel Bourret, Université Paul Valéry, Montpellier, 1993. Témoignage de RB.
9 Cité page 161, Hubert-Gilbert, Le Barrage, 20 août 1936.
10 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Cahier des Annales, 3, Paris, Librairie Armand Colin, 2e édition, 1952.
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Référence électronique
Serge Buj, « Nous n'oublierons pas les poings levés, reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d'Espagne », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En ligne], 28 | 2022, mis en ligne le 19 juillet 2022, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ccec/13575 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ccec.13575
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