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Les métamorphoses à l’œuvre: De la tradition à la scopophilie mythoclaste

Linda Maria Baros
p. 193-217

Résumés

Dans le deuxième cycle poétique du recueil Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup, Jean Ristat réécrit, sur un mode profondément mythoclaste, la tragique métamorphose du jeune et outrecuidant Actéon. Bien qu’inscrit dans la sphère du vingt-et-unième siècle, le texte se présente, de prime abord, comme une retractatio du récit ovidien, agrémentée de multiples renvois subtils à Homère, Euripide ou Callimaque. Tradition et remotivation s’y entremêlent de la sorte, non seulement pour inviter à une ample réinterprétation des enjeux du processus transformationnel, qui porte ici autant sur Actéon, lequel se change en cerf, que sur Artémis, laquelle subit un ensauvagement d’ordre psychologique, mais aussi pour faire de ce récit mythique actualisé le réceptacle d’une métamorphose textuelle autoréférentielle.

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Texte intégral

Ouverture

1Le mythe de la métamorphose joint subtilement la continuité existentielle à la discontinuité corporelle et semble ainsi creuser un abîme entre le “moi” et la chair. Cependant, le repétrissage du corps qu’appelle le processus transformationnel n’est en rien aléatoire. Bien au contraire, la nouvelle enveloppe contenante assignée au métamorphe est toujours en consonance avec son “moi” profond. Aussi, la métamorphose conduit-elle en réalité à une représentation matérielle de l’intériorité, à une concrétion charnelle de la quintessence moïque. Il s’agit là, sans doute, d’une instrumentalisation portraitisante du mythe en tant qu’ “aletheia”, en tant que “vérité-dévoilement” (Madelénat, 2005: 57) à même de forger une enveloppe corporelle à l’image du “moi” intime. C’est en cela que réside le paradoxe de la métamorphose qui change la cassure identitaire en cohésion, qui fait de la discontinuité corporelle l’espace d’une extra-ordinaire, mais véritable continuité moïque.

2Le deuxième cycle poétique du recueil Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup de Jean Ristat rend merveilleusement compte, sur un ton à la fois sombre et ironique, profondément ancré dans les récits antiques et, pourtant, mythoclaste, de l’anagnorisis identitaire qui sous-tend toute métamorphose. Tradition et refaçonnage s’y conjuguent ainsi habilement pour inviter non seulement à une ample remotivation des enjeux ontologiques du processus transformationnel, qui porte ici autant sur Actéon, lequel se change en cerf, que sur Artémis, laquelle subit un ensauvagement psychologique, mais aussi pour faire de ce récit mythique actualisé le réceptacle d’une métamorphose textuelle autoréférentielle.

Concepts opérationnels

3Entre la passion du mythe et la plume de celui qui se consacre à son analyse s’interpose toujours l’interprétation, laquelle, pour atteindre à la justesse, doit se construire sur une fondation robuste – l’état définitionnel – et s’appuyer sur des outils méthodologiques précis. Tenant compte de ces aspects, on souhaiterait préciser d’ores et déjà que la définition du mythe qui servira d’assise théorique à la présente étude est celle qu’en fournit Pierre Brunel:

il raconte (le mythe comme récit), il explique (il avance des causes que l’intelligence ou la raison ne pourrait fournir; c’est le mythe comme discours étiologique, comme remontée aux origines), il révèle (le mythe comme hiérophanie ou comme ontophanie, manifestation du sacré ou de l’être) (Brunel, 1999: 10).

4C’est en prenant appui sur cette définition, laquelle s’inscrit dans le sillage des recherches initiées par Mircea Eliade (Eliade, 1988: 16-17), de même que sur les lois du fait comparatiste, qu’on procédera au décryptage mythocritique du poème de Jean Ristat. D’une part, on mettra en lumière l’harmonisation raffinée des invariants et des variantes, qui se soumettent à la loi de la résistance et, respectivement, à la loi de la flexibilité (Brunel, 1992: 76-81). D’autre part, on se penchera sur la restructuration et le façonnage des mythèmes, processus qui, sous l’incidence de la loi de l’irradiation (Brunel, 1992: 81-86), entraînera, au fil des vers, une réinterprétation conséquente de la métamorphose érotique dont Actéon est la victime.

I. L’hybris et la pulsion scopique

5“La chasse du cerf”, car tel est le titre du deuxième cycle poétique de l’ouvrage de Jean Ristat, se présente, de prime abord, comme une retractatio du récit ovidien qui donne à lire les tragiques aventures d’Actéon, depuis sa rencontre avec la déesse Artémis jusqu’à son diasparagmos. Ce n’est donc point par hasard que les premières strophes de ce long poème épique s’articulent, tout comme dans Les Métamorphoses, autour du topos du bain: “Comme une violette/ Blanche dans l’eau claire d’une source au plaisir”, la grande déesse Artémis, “la plus farouche et la plus rétive” des vierges, s’offre “nue aux premiers rayons du soleil” (Ristat, 2007: 26). Le motif de la transparence de l’eau et le motif de la nudité interdite sont les deux mythèmes fondamentaux que l’auteur puise dans les écrits ovidiens (Ovide, 2009: 117). Mais alors que chez le poète latin, la primauté revient à l’évocation d’un locus amoenus pourvu d’une délicate aura sensuelle, dans “La chasse du cerf”, ce dernier se change en un indéniable locus eroticus. Mythoclaste par excellence, l’auteur souligne le caractère progressif du dévoilement d’Artémis, véritable spectacle d’effeuillage, tout en mettant en relief les caresses et les baisers que les suivantes prodiguent à leur maîtresse. Grâce à un détournement de sens, le bain lustral devient ainsi une scène érotique essentiellement ambiguë.

6Par ailleurs, la description d’Artémis rompt, elle aussi, avec la tradition. En partant du rattachement supposé du nom de la déesse au terme artémès, étymologie qui met en relief autant la force que la posture athlétique de cette jeune femme qui se consacre à la chasse, le poète tourne en dérision le cliché qui la donne à voir comme la plus belle des vierges, en la réduisant au statut d’“une vraie camionneuse” (Ristat, 2007: 25) du vingt-et-unième siècle. À la délicatesse virginale de l’Artémis grecque, il oppose la grossièreté d’une “artémis d’éphèse” (Ristat, 2007: 26) moderne, dépouillée de sa féminité. Cependant, il est possible qu’il ne s’agisse pas seulement d’une résolution de mise à mort de la tradition, mais aussi de l’exploitation de l’une des nombreuses autres variantes que présente ce mythe. Selon une étude de la statue de l’Artémis polymaste d’Éphèse représentant la déesse-mère lydienne de la végétation et de la fécondité, le corps de cette dernière ne serait pas recouvert d’une multiplicité de seins, comme on l’a si souvent affirmé, mais de testicules de taureaux, “renvoyant de la sorte à une interprétation encore plus complexe de l’image de la mère” (Biedermann, 1996: 1951). D’ailleurs, en Attique, Artémis était pourvue, dans certaines villes, de l’épithète Tauropolos et assimilée à la déesse lunaire Tauride. C’est dans cette lignée mythologique que s’inscrit Jean Ristat, lequel, en opérant un glissement de sens qui va du symbolique à l’anecdotique, prend la tradition, dans un souci caricatural bien entendu, au pied de la lettre. Artémis lui apparaît alors comme “un garçon manqué” (Ristat, 2007: 25), comme un être androgyne dont la part virile se révèle manifestement à travers ses attributs masculins et ses penchants amoureux.

7Malgré le caractère paradoxal de cette beauté divine, Actéon, lequel assiste, à la faveur de l’ombre, au dénudement de la déesse, ne demeure pas insensible aux charmes qui se dévoilent à ses yeux. Cet aspect pourrait paraître surprenant, tenant compte du fait que la description est plutôt péjorative. Pourtant, le caractère érotique entièrement assumé de la scène dont Artémis est la protagoniste est à même de réveiller, chez le jeune homme, un immaîtrisable désir de possession. Qui plus est, la rudesse sauvage, indomptable, de la déesse semble contribuer, comme le laissent entendre les superlatifs “la plus farouche et la plus rétive”, à la naissance de cette pulsion! Une sorte de défi s’insinue dans le souhait de possession du jeune homme, la résistance qu’opposerait la déesse vierge à tout assaut masculin ne faisant qu’augmenter son plaisir, comme l’observait Pierre Klossowski: “la représentation du viol d’Artémis est inhérente à la nature de son mythe” (Klossowski, 1956: 129). Loin de l’Actéon innocent qu’évoquait Ovide est donc ce chasseur hardi qui épie sans vergogne la déesse et ses nymphes:

il y avait si longtemps qu’il l’épiait
Entre deux rochers qu’à cet instant il gémit
Et se découvre tant le désir le tourmente
De la posséder elle entre toutes les vierges
La plus farouche et la plus rétive son membre
Indocile se dresse s’impatiente et
S’exhibe lourd comme une branche sous le vent
(Ristat, 2007: 26-27).

8Le désir ressenti par Actéon s’apparente à une poussée libidinale instinctive, sauvage, qui réduit l’impulsion érotique à sa composante strictement sexuelle. C’est en authentique voyeur ithyphallique, parfaitement étranger aux vertus de la pudeur, comme en témoignent ses tendances exhibitionnistes, qu’est dépeint le jeune homme dont le tabou de la virginité enflamme la chair. Du brave chasseur superbe, lequel, selon certaines versions du mythe, disputait son art cynégétique avec la déesse Artémis même (Euripide, 1993: 64), l’on passe subitement, grâce à la loi de la flexibilité, à l’ébauche d’un satyre, dont l’obscène posture présente un caractère quelque peu loufoque, accentué autant par l’épitrochasme “se dresse s’impatiente et/ S’exhibe” que par la comparaison “comme une branche sous le vent”. Superbe, toujours dans le sens étymologique du terme bien entendu, n’est désormais que son membre autour duquel gravitent ses désirs.

9En succombant à la tentation, Actéon ne brûle pas d’amour, mais d’un désir primaire qui s’abîme dans le prosaïsme. D’évidence, la théophanie de la déesse ne conduit guère à une scène stéréotypée participant du topos de l’innamoramento, comme c’est le cas chez la plupart des auteurs qui font valoir ce mythe dans leurs écrits. Bien au contraire! À la rhétorique amoureuse traditionnelle, Jean Ristat substitue une rhétorique d’ordre purement burlesque. Avec un plaisir non déguisé, l’auteur raille l’esthétique baroquisante et celle de la fin’amor qui ont enrichi si longtemps ce mythe, n’évoquant point le lieu commun des feux de l’amour, mais “la fièvre qui empourpre” le “membre encore dur” (Ristat, 2007: 28) d’Actéon. Celui-ci se concentre seulement, comme pris dans un vertige d’ordre obsessionnel, sur la possession charnelle, unique objectif de sa quête. Pour posséder “la plus farouche et la plus rétive” des vierges, Actéon ne cherche nullement à la séduire. C’est de vive force qu’il souhaiterait s’unir à elle, en “[montant] à l’assaut” (Ristat, 2007: 27). La violence de l’image belliqueuse ne laisse planer aucun doute sur les desseins sacrilèges du jeune homme. C’est d’ailleurs ce que semble également traduire l’allusion à la viola alba, qui ne tire pas sa substance des textes anciens. Par-delà son caractère symbolique, lequel renvoie à la blancheur de la peau nue d’Artémis, la viol-ette annonce l’outrage sexuel qu’envisage Actéon, son “crime” (Ristat, 2007: 28).

10L’irruption dans le texte de ce dernier terme assure le passage de la dimension anecdotique des actes du chasseur à leur signification symbolique. Chez Ovide (Ovide, 2009: 117), de même que chez Callimaque (Callimaque, 1972: 296), par exemple, la faute du jeune chasseur est involontaire. Mais qu’en est-il du crime d’Actéon chez Jean Ristat ? Il se présente d’emblée comme participant pleinement de l’hybris et comme étant multiforme. Que le chasseur approche ou non fortuitement la déesse, cela n’est point spécifié dans le texte. Il est pourtant certain que le jeune homme n’est pas innocent et qu’on ne peut le disculper en rejetant la faute sur un fatum adverse ou sur la posture provocatrice de la chasseresse qui se baigne dans les eaux de la source. Au cœur de son hybris se trouve, autant dans les textes anciens que chez Jean Ristat, le regard sacrilège qui se pose sur le “sur-corps” (Vernant, 2003: 26) sacré de la déesse. Actéon ne se contente pas d’entrevoir Artémis; il va jusqu’à dévorer des yeux sa nudité. Or, cette dernière symbolise l’essence même de la divinité d’Artémis, pour laquelle être vue sans voile revient à être appréhendée dans son intégrité spirituelle. La mise à nu ne se rapporte donc pas seulement au corps proprement dit, mais aussi au “moi” véritable, à l’être profond, numineux, de la déesse. Avoir l’audace de poser les yeux sur Artémis équivaut, par conséquent, à faire intrusion dans l’univers divin, à ébranler les frontières qui le séparent du monde profane et à transgresser, de cette manière, la condition limitée impartie aux humains. En même temps, la transgression par le regard vise la sphère intime, strictement féminine, de la déesse. Admirer la nudité d’une vierge, jouir visuellement de ses charmes corporels, est un attentat à sa pudeur et, par là même, une marque indubitable de démesure érotique. Ce regard-péché est “une métonymie de la possession physique” (Casanova-Robin, 2003: 149), une appropriation visuelle par la force du corps qui se refuse à l’étreinte. Terriblement fautif, Actéon ne l’est pas chez Jean Ristat uniquement pour avoir songé à s’unir à la déesse, mais aussi pour l’avoir profanée, presque déflorée dans sa “virginité représentative” (Jenny, 1999: 180) de ses regards impies. L’union sexuelle est d’ailleurs symboliquement consommée, puisque la jouissance du jeune homme, dont le médium est visuel, puise sa force dans l’image de la femme convoitée. C’est en pensée, sur un mode fantasmatique, presque hallucinatoire, qu’il possède Artémis. En outre, dans le poème de Jean Ristat, le forfait commis par Actéon est renforcé par un acte onaniste qui ne peut que souiller l’image de la déesse.

11Comme l’hybris est, par excellence, le contraire de la valeur numineuse, comme elle profane le sacré et bouleverse ainsi l’ordre des choses, elle ne peut rester impunie. Bafouer à la fois le divin et la virginité est le signe d’un excès érotique, d’une outrance dont l’ampleur exige un châtiment exemplaire. Dans la logique divine des choses, à la démesure d’Actéon ne peut désormais correspondre qu’une punition démesurée.

II. L’ensauvagement métamorphique

12Quiconque voit une immortelle sans en avoir l’autorisation doit se soumettre à “la loi antique, la loi de Cronos” (Callimaque, 1972: 296) et payer, de ce fait, un lourd tribut pour sa faute. Dans le cas d’Actéon, ce tribut relève de la métamorphose, d’une transformation brutale qui le fait basculer dans le règne animal. C’est en cerf qu’Artémis change le téméraire jeune homme qui a défié les lois sacrées.

13Chez Ovide, la transformation intervient lorsque la déesse asperge d’eau le visage du chasseur et qu’elle lui crie ces paroles à caractère proleptique: “Va-t’en donc raconter que tu m’as vue sans voile,/ Si du moins tu le peux” (Ovide, 2009: 119)! Dans le poème de Jean Ristat, en revanche, nul besoin d’un médium métamorphique liquide. La déesse s’enfuit, tout en gardant un silence solennel, alors que, par le seul pouvoir de sa pensée, elle opère la métamorphose animale d’Actéon:

Avant que de reprendre souffle il sent fléchir
Ses jambes et son dos se courbe entraînant sa tête
Soudain plus pesante qu’un boulet de canon
Vers le sol […]
Il s’étonne et s’émeut à fouiller les sous-bois
À dévorer goulûment les faines éparses […]
Tout étourdi encore il cherche à son épaule
Une arme et ne trouve rien tant il est gourd
Et maladroit entre les poils roux et bouclés
(Ristat, 2007: 29).

14Moins explicative que dans la description qu’en fait Ovide, la métamorphose demeure toutefois ostensible. L’humaine verticalité s’efface et le corps ploie tout entier sous l’impulsion d’une échine courbée et d’une tête qui pèse soudain curieusement lourd. Plus lourd encore qu’un boulet de canon, écrit l’auteur! À première vue anachronique, cette comparaison rappelle l’inscription de cet épisode mythique dans la sphère de la modernité, comme l’annonçait l’incipit du texte. Mais le processus transformationnel ne concerne pas seulement la posture corporelle. C’est l’enveloppe contenante d’Actéon qui en fait, tout d’abord, l’objet: sa peau imberbe se change incessamment en un pelage roux aux poils bouclés. Quant aux sens du métamorphe, ils semblent avoir, eux aussi, été entraînés dans ce bouleversement existentiel. Son odorat s’affine et le parfum des faines l’enivre, faines dont l’avide ingurgitation traduit son intégration dans le règne animal et son adaptation immédiate à ce nouveau mode d’être.

15Cependant, un événement hors du commun le trouble profondément. Une biche approche et le regarde de ses “yeux noirs grands ouverts”, alors que “la turbulence [de ses] oreilles trahit la/ Blessure d’un désir la divine surprise” (ibid.). Face à ce spectacle insolite, Actéon frémit. Il est étourdi par cette explosion instinctuelle et muette du désir qu’incarne la biche. Le fougueux jeune homme s’en trouverait certainement comblé si le sujet désirant n’était pas animal. Mais même pour celui qui défit les interdits sacrés, une telle scène est contre nature. Aussi perçoit-il la biche comme “une divine surprise”, l’adjectif revêtant ici, sans doute, le sens de “surnaturelle”. Il croit d’ailleurs être “le jouet d’un songe” (Ristat, 2007: 30), il croit que ses esprits s’égarent, en proie à une expérience onirique ou à une illusion visuelle. Toutefois, il pourrait s’agit précisément d’une “divine surprise”, si l’on prend en considération non seulement le fait que la biche (ou le cerf) appartient, avec l’ourse et l’abeille, aux animaux consacrés à Artémis, mais aussi le fait qu’elle représente l’une des épiphanies de cette dernière. Dans le bois de Naxos, c’est en biche que se métamorphose la déesse, afin d’échapper aux avances insistantes des géants Otos et Éphialtès. En outre, cet animal insaisissable symbolise la virginité d’Artémis, de même que son “essence fugitive pour qui [voudrait] percer le secret de sa divinité” (Biedermann, 1996: 81). La syllepse sémantique “divine surprise” pourrait, par conséquent, être lourde de sens dans ce contexte. De par les suggestions tabouisées érotiques et métamorphiques dont elle est porteuse, elle se présente, par diffraction, comme un concentré à la fois mythique et métaphorique de l’aventure d’Actéon. Alors, l’authentique surprise ne réside point dans la posture éloquente de la femelle cervidé, mais dans la spectaculaire métamorphose d’Actéon qu’elle illustre mythiquement. Cependant, il ne serait pas déraisonnable non plus d’imaginer Artémis, en hypostase zoomorphe, venue, l’espace d’une seconde, à la rencontre d’Actéon, afin de l’attirer dans l’atroce piège qu’elle lui prépare.

16On remarquera en passant que malgré l’émoi et la stupeur qui l’accablent, le jeune homme répond à l’appel de la biche. Cette attitude pourrait être constitutive de sa transformation; elle serait l’expression immaîtrisable de l’instinct animal. Mais, compte tenu du contexte érotique sombre dans lequel se place la diégèse, deux autres interprétations seraient envisageables. D’une part, on ne peut passer sous silence le fait que la première expérience du métamorphe est d’ordre libidinal, principe existentiel qui semble toujours gouverner en maître tyrannique son devenir. D’autre part, étant donné qu’Actéon n’est pas conscient de sa transformation, son acte peut être assimilé à une nouvelle forme de perversion érotique. L’auteur reste discret sur ce point, mais la manière rhétoriquement grandiloquente dont il ébauche la rencontre de la biche et d’Actéon est une façon détournée de souligner l’aberration à la fois sexuelle et métamorphique dont ce dernier fait l’objet.

17Une euphorie, certes, inadéquate, mais intense, prend possession du personnage au cours de cet épisode extra-ordinaire, une euphorie immédiatement réduite à néant par l’évocation burlesque d’“une armée de poux et de mouches [qui] envahit/ Sa pelisse et le taraude comme le feu” (Ristat, 2007: 30). La dysphorie de la scène s’allie au rire grinçant de l’auteur qui dévoile ainsi, sur un ton démystificateur, un autre versant, moins réjouissant, de la vie animale.

18Ahuri par ces changements à la fois déconcertants et subits, Actéon n’arrive point à pénétrer leur signification. Tout comme dans les textes anciens, la métamorphose suppose donc une dissociation entre son “moi” profond, qui demeure humain, et son enveloppe charnelle, laquelle franchit le seuil du règne animal. Le héros est, bien évidemment, loin de se douter de son apparence zoomorphe. Ce n’est qu’au détour d’une flaque d’eau, miroir naturel, qu’il découvre son nouveau “moi-peau” (Anzieu, 1985: 57) et qu’il appréhende, de ce fait, la tournure néfaste qu’a prise son destin:

Impétueux il regarde et ne se connaît pas
Le chef coiffé d’une couronne d’archiduc
Aux bois rameux vigoureusement élancés
Depuis le fût Ô quel chandelier sans bougies […] il trouble l’onde crou
Pissante d’un sabot hésitant mais la vague
Toujours ramène dessus la place le masque […]
il crie d’effroi un hoquet sourd au
Tambour des joues une plainte muette un rot
(Ristat, 2007: 30-31).

19Le motif spéculaire introduit, tout comme chez Ovide, le moment de l’anagnorisis qui marque la prise de conscience du héros face à son nouvel état et, par là même, son entrée plénière dans l’univers des cervidés. La méconnaissance du “moi-peau” métamorphe est inhérente à la transformation rétrogradante du personnage; elle traduit l’inacceptable de la vision qui se présente simultanément comme la négation du “moi-peau” initial et comme l’imposition d’une nouvelle enveloppe contenante. Inadmissible pour Actéon est cette nouvelle apparence et pourtant tellement réelle, comme le laissent entendre les détails descriptifs qui se font jour dans la strophe précitée, détails qui viennent compléter son portrait de métamorphe. Pour commencer, se donnent à voir ses bois élancés et ses sabots. Pour finir, il découvre que la faculté de parler lui a été enlevée. Il voudrait crier son désespoir, exactement comme dans Les Métamorphoses (Ovide, 2009: 119), mais tout cri est désormais muet. Un gémissement, un “rot”, dit parodiquement le poète, un hurlement déchirant qui ne résonne désormais qu’au-dedans de lui-même. Un mur métaphorique se dresse dorénavant entre le héros et le monde humain, une frontière physique et communicationnelle due à sa nouvelle apparence.

20Dépossédé de lui-même, de son corps, Actéon a l’impression d’apercevoir dans les eaux miroitantes un masque singulier qui recouvre son visage. D’ailleurs, tenant compte du fait que le héros est à présent un hybride, dont le “moi” humain est enseveli sous le pelage d’un cerf, son apparence participe, métaphoriquement parlant, du domaine du déguisement. On pourrait évoquer à ce sujet une distorsion entre l’être et le paraître. Dans l’optique mythique néanmoins, il ne s’agit point d’un masque, mais d’un “moi-peau” hétéroclite qui allie une intériorité humaine à une extériorité zoomorphe. De l’ancien Actéon, seule la faculté cognitive demeure. Celle-ci ne s’en trouve point entamée, puisque c’est avec son cœur humain que le héros doit comprendre, lorsque viendra la vengeance finale d’Artémis, l’étendue de son error tragique.

21La déesse, en sa qualité d’instance métamorphosante, ne choisit point par hasard de changer son téméraire soupirant en cerf. En effet, ce dernier est, en tant qu’animal consacré à la déesse même, un symbole de la pureté dont elle est simultanément la personnification olympienne et terrestre. Toutefois, le cerf incarne également, d’une manière diamétralement opposée, autant le principe masculin combatif, que l’ardeur érotique. Il n’est pas rare d’entrevoir, par exemple, un cerf à proximité du voluptueux couple d’Aphrodite et Adonis, dieu dont la mort se rapproche du diasparagmos à venir d’Actéon. En même temps, tandis qu’Artémis est d’essence lunaire et féminine, le cerf représente la virilité solaire, les cornes étant habituellement “regardées comme figurant les rayons lumineux” (Guénon, 1977: 182). Mais, chez Jean Ristat, la ramure est un “chandelier sans bougies”, syntagme qui souligne métaphoriquement, par-delà son caractère ironique, le fait que, de par ses écarts, Actéon ne peut représenter un ordre mental solaire, supérieur. Sa solarité est rigoureusement libidinale, le personnage étant fortement ancré dans l’espace de l’éros, mais d’un éros qui participe strictement de la flamboyance sexuelle.

22Étayée par ce symbolisme libidinal, la transformation apparaît comme anti-nature uniquement lorsqu’on la rapporte à l’ordre convenu des choses. Si, en échange, l’on prend appui sur l’analyse des affects du personnage, elle reflète merveilleusement la nature profonde de ce dernier. La métamorphose extériorise ses sentiments, en leur conférant une forme physique. Elle leur donne corps, un corps animal qui est propre à les incarner parfaitement, étant donné le symbolisme érotique du cerf. En cela, l’enveloppe de cervidé ne s’apparente plus du tout au masque. Tout au contraire, elle engendre une mise à bas de ce dernier, une révélation de l’intériorité instinctuelle du personnage. Bien que punitive et, par conséquent, en total désaccord avec les vœux du héros, la métamorphose déferle ainsi dans le texte sur le mode du portrait. Dès lors, le premier châtiment qu’inflige la déesse à Actéon consiste dans le grossissement, si l’on peut dire, de ses tendances érotiques animales, amplification significative que la métamorphose rend possible. Comme cette dilatation symbolique porte, dans l’optique mythique, sur une tare impardonnable, à laquelle elle permet de prendre le pas sur l’ensemble du “moi” d’Actéon, et comme elle s’inscrit dans une logique punitive, la métamorphose érotique acquiert un caractère dégradant. D’un côté, elle est fondée sur la négation irréversible du “moi-peau” humain du personnage, abolissement identitaire qui jette celui-ci dans le désarroi. De l’autre côté, elle signe le passage catabasique de l’humain à l’animal, domaine qui représente ici la chute dans la bestialité. Celui qui se laisse entièrement gouverner par ses instincts ne peut qu’être la victime d’un irrémédiable processus d’ensauvagement. D’ailleurs, la catabase est parfaitement mimée par le fléchissement du dos et des jambes du chasseur, lequel se voit ainsi privé de sa verticalité humaine au profit d’une posture spécifique aux bêtes.

23En outre, on sait bien que l’hybris conduit, à la fois étymologiquement et mythiquement, à la naissance d’un hybride, qui s’inscrit de par son essence dans la catégorie des monstres. Participer de cet univers maudit n’est pas seulement une manière d’approfondir la dégradation, mais aussi un moyen subtil de dire le passage de l’acte monstrueux au monstrueux proprement dit. Celui qui voulait se hisser jusqu’au divin en transgressant tout interdit se perd lui-même, se dégrade jusqu’à devenir la bête instinctuelle qu’il était intérieurement. Son aliénation corporelle, qui marque son basculement dans l’animalité, n’est pourtant pas un châtiment à la mesure de sa faute. La régression métamorphique ne fait en réalité qu’annoncer le sacrifice du présomptueux homme-cerf sur l’autel de la déesse courroucée.

24Le mythe d’Artémis et Actéon est riche en antagonismes, en figures singulières et impétueuses qui s’affrontent autant dans la sphère du visuel que dans l’espace de l’éros. Cependant, il y a un point qui réunit ces deux personnages que tout semble opposer; il y a l’excellence cynégétique. Artémis est la “sagittaire à l’arc d’or”, la Pόtnia thērôn (Homère, 1982: 26 et 65) de l’Iliade, la dame de tous les fauves qui préside à l’art de la chasse. Actéon, quant à lui, est l’un des plus redoutables chasseurs des temps anciens, dont la gloire l’a conduit à se disputer l’habileté cynégétique, selon l’une des variantes du mythe déjà mentionnée, avec la déesse Artémis même. Le thème de la chasse et le thème de la transgression sont indissolublement liés dans cette variante du mythe qu’on retrouve, par exemple, dans Les Bacchantes d’Euripide (Euripide, 1993: 64). Cependant, ni chez Ovide, ni chez d’autres auteurs anciens, l’hybris ne revêt cette forme. Dans le texte de Jean Ristat, non plus. Toutefois, cela ne veut pas dire pour autant que le lien se rompt irrémédiablement. Bien au contraire, le thème de la chasse offre aux lecteurs la clé interprétative du mythe. Dans Les Métamorphoses ovidiennes, à la hamartia du jeune homme s’ajoute une culpabilité qui relève précisément de la vénerie. En effet, Actéon est coupable d’avoir erré à travers la partie sacrée de la forêt en proie à un ignotium qui n’est certainement pas digne d’un grand chasseur. Son “erreur est dans l’errance” (Frontisi-Ducroux, 2003: 123), dans l’ignorance des codes de la chasse qui portent autant sur le gibier que sur le territoire réservé aux veneurs. Dans Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup, l’ignorance s’efface totalement derrière la témérité du jeune homme, lequel bafoue tous les codes cynégétiques au nom de l’ardeur sexuelle. Or, Artémis, est justement la gardienne des rites, des usages et des interdits qui gouvernent l’art de la chasse. Elle “introduit [tout] adolescent dans le monde des bêtes sauvages” (Vernant, 1998: 18), pour le soumettre à une suite d’épreuves initiatiques qui lui permettront d’accéder au monde des adultes. Au cours de cette période probatoire, Artémis, la courotrophe, veille sur son devenir, afin de l’initier graduellement à la vie, car, “pour le jeune, la chasse constitue un élément essentiel de l’éducation, de cette paideía qui l’intègre à la cité” (ibid.).

25Mais que se passe-t-il si le jeune chasseur ne respecte guère les règles, si, au lieu de guetter un quelconque gibier ordinaire, il épie une proie féminine sacrée, comme c’est le cas chez bien des auteurs anciens, de même que chez Jean Ristat ? La réponse qu’apporte Jean-Pierre Vernant à cette question est la suivante: le chasseur “qui franchit certaines limites” court un immense “danger d’ensauvagement, de bestialisation” (Vernant, 1998: 18). La métamorphose que subit Actéon s’inscrit totalement dans cette logique des choses. Ayant abandonné ses activités habituelles pour observer le déploiement de la beauté divine d’Artémis, le jeune homme enfreint les commandements cynégétiques, en leur imposant une déviation qui porte à la fois sur leur objet et sur leur fin. Jean Ristat insiste sur ce processus de détournement grâce à l’adjectif “armé” (Ristat, 2007: 27), lequel ne désigne plus le chasseur qui traque un fauve, mais le jeune homme qui exhibe sa virilité, tout en rêvant de se précipiter sur sa proie érotique. En assignant à la chasse un caractère sensuel, Actéon commet une nouvelle hybris qui vient renforcer ses nombreuses autres transgressions, puisque, selon la tradition, le “contrôle de la fièvre de la chasse et [la] maîtrise de la pulsion sexuelle vont de pair” (Hell, 1997: 326). Il dépasse, en conséquence, non seulement les limites de sa condition humaine, mais aussi celles de son statut de veneur, en s’exposant de la sorte à une transformation animale qu’on peut considérer à juste titre synonyme d’un processus d’ensauvagement.

26À l’instant où la déesse métamorphose le jeune homme en cerf, on assiste à un brusque renversement de situation. D’une proie livrée à des regards impies, Artémis redevient la grande chasseresse partout redoutée. En ce qui concerne Actéon, il se change, suite à sa zoomorphisation, de chasseur en un cerf vulnérable qui fera bientôt office de proie à la merci de la déesse. Le jeune homme se disait, juste avant son changement d’enveloppe charnelle, “en proie/ Aux images d’un bonheur sitôt espéré/ Que perdu à jamais” (Ristat, 2007: 27-28). Il se disait victime de la bouleversante beauté de la déesse intouchable. De ce sens figuratif, l’on transite insensiblement vers le sens concret du substantif “proie”, lequel n’est, en vérité, qu’une prolepse annonçant les malheurs à venir de l’homme-cerf. Désormais, l’extrême dégradation qu’induit la métamorphose ne participe plus seulement du paradigme de la dépossession identitaire, le héros métamorphe étant promis à une humiliation sans bornes; il est réduit au statut d’un simple gibier traqué par la déesse:

Artémis vient de monter à cru un cheval
Fougueux dont elle bat les flancs de ses brodequins
D’acier vois dit-elle à sa meute qu’elle excite
D’une voix criarde il est là vois il est là
C’est lui allez mes valets allez bien mes beaux
(Ristat, 2007: 32).

27La chasse au cerf a commencé. Une longue poursuite cruelle qui oppose l’ira deorum, qu’incarnent Artémis et ses chiens, à un cervus fugitivus complètement démuni. Ce qui frappe dès la première approche des vers qui amorcent la vénerie, c’est leur schéma actantiel, lequel s’éloigne largement de celui qu’on peut cerner sans les textes anciens. Les chiens qui se lancent à la recherche d’Actéon ne sont pas ses propres serviteurs, comme le note Ovide (Ovide, 2009: 1251) par exemple, les animaux qu’il a élevés tendrement et entraînés à la chasse, mais ceux de la déesse. Malgré cette entorse à la tradition mythologique, on observe néanmoins que, tout comme chez Ovide, les chiens sont longuement décrits. Autant leurs origines que leurs attributs sont évoqués avec maints détails. En outre, les épithètes employées sont, pour la plupart, tirées des Métamorphoses, de même que le nom d’Ichnobates que porte l’un d’entre eux. Jean Ristat se détache pourtant du texte ovidien, lorsqu’il esquisse les chiens aux voix tonitruantes qui gardent les Enfers, nommées à deux reprises dans le texte, et ceux qui, au contraire, “plus silencieux que la neige”, portent “la mort subite” (Ristat, 2007: 32 et 41). Il s’agit là, d’un côté, de deux aspects proleptiques anticipant sur le tragique trépas d’Actéon qui mettra un terme à la chasse. De l’autre côté, les chiens aux aboiements tonnants rappellent le versant obscur d’Artémis, laquelle est, aux Enfers, assimilée à Hécate. Or, cette dernière est souvent représentée en compagnie de ses chiens effrayants. Ce sont donc bien les chiens de la mort qu’Artémis, en son hypostase infernale, lâche à la poursuite de l’homme-cerf.

28En revenant un moment au récit ovidien, on constate que la déesse ne se borne pas à changer le jeune homme en cerf. À l’instar de tous les cervidés, elle “rend” de surcroît “son cœur craintif” (Ovide, 2009: 119). Aussi n’est-on guère surpris de lire dans Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup, qu’à l’instant où Actéon entend des abois résonner à travers la forêt, “la peur lui tord le ventre” (Ristat, 2007: 33). L’épisode scatologique initié par ce vers marque la rechute du texte dans le prosaïsme. Mais ici, il ne s’agit plus d’une propension à l’évocation parodique licencieuse. La représentation brutale des effets physiologiques induits par la crainte ancre les vers dans la réalité rêche de la mort qui ne peut être que profondément désenchantée. Face à la menace de l’anéantissement, tout héros, aussi téméraire qu’il soit, déchoit; il se heurte violemment contre un réel dépossédé de son auréole glorieuse, contre un réel qui dit sa misérable condition de mortel. D’ailleurs, la narration scatologique sert, avant toute chose, de transition vers le point culminant du récit, l’odeur excrémentielle introduisant proleptiquement celle de la décomposition cadavérique, cette “odeur terreuse de la mort” (ibid.) qui habite désormais l’homme-cerf.

III. La positivité de la métamorphose animale

29Alors que la course s’intensifie et que les chiens “cernent le cornu en alerte” (Ristat, 2007: 34), un nouveau renversement de situation vient bouleverser le cours de la diégèse. À présent, il ne s’agit plus d’une interversion entre le sujet de l’activité cynégétique et son objet, mais d’un remarquable revirement du “moi” intime d’Actéon, d’essence encore humaine. En effet, à regarder de près les strophes consacrées à la chasse, on s’aperçoit que, malgré son hybridité, le métamorphe réagit, en entendant les chiens déchaînés de la déesse, uniquement comme un cerf. Un court laps de temps, la double nature du personnage s’estompe entièrement pour laisser voir un simple cervidé effrayé qui sent instinctuellement sa mort approcher de manière imminente. L’animalité extérieure prend ainsi le pas sur l’humanité intérieure, rendant la métamorphose symboliquement complète pendant la première partie de la course effrénée. Toutefois, face à son inévitable capture, le “moi” humain revient en force ou, autrement dit, la pulsion de vie, d’autoconservation, restitue au métamorphe son caractère intérieurement humain. Bien qu’emmuré dans la peau d’une bête, Actéon redevient subitement le fin connaisseur de l’art de la chasse qui a ébloui le monde ancien. Au moment même où intervient cette reprise de conscience, il adopte une stratégie apte à lui sauver la vie. Il n’est plus une simple proie, mais un chasseur traqué, un veneur aussi habile que la déesse. Cette volte-face symbolique est signalée par la figure de dérivation “rusée” (adjectif se rapportant à la déesse) – “ruse” (substantif qualifiant l’entreprise d’Actéon) (Ristat, 2007: 31 et 35), qui met les deux protagonistes du mythe sur un pied d’égalité.

30En dépit des nombreux stratagèmes auxquels recourt l’homme-cerf, la parité n’est pourtant pas envisageable. Aucun mortel ne peut échapper à la vindicte de la déesse. Après avoir utilisé mille astuces pour effacer ses traces et couru jusqu’à l’essoufflement, Actéon se retrouve face-à-face avec la meute. Un cerf dans un pré autour duquel les chiens font cercle. Un cerf qui ne frémit point, qui “fait le gros dos” et “grinçant des dents/ Seul contre tous […] charge la troupe enragée” (Ristat, 2007: 36-37). À l’assaut érotique auquel il rêvait en admirant la déesse, attaque d’ordre fantasmatique, succède maintenant un véritable combat, comme le laisse nettement entendre le substantif “bataille” (Ristat, 2007: 36). La férocité canine, qui n’est en définitive qu’une transcription métaphorique de la furor divine, est contrebalancée par la rage de vivre de l’homme-cerf.

31La métamorphose mythique est suivie ainsi de près par une transformation d’ordre métaphorique, laquelle conduit le cerf craintif à se changer en un être impitoyable face à l’ennemi qui est à le mordre, mais avec lequel il en découd jusqu’au sang. Pour la première fois, Actéon n’est plus un chasseur que précède sa gloire et qui, paradoxalement, se change, au fil du texte, en un anti-héros qu’égare son outrecuidance. Pour la première fois, Jean Ristat livre aux lecteurs le portrait d’un véritable héros vaillant, intrépide et indomptable à la fois. Le syntagme “mis au défi” (Ristat, 2007: 37), qui fait irruption au milieu de la description de la lutte acharnée, marque le commencement du processus de revalorisation héroïque. Celui qui nourrissait des idées sacrilèges, celui dont la peur tordait le ventre et le poussait à s’enfuir, affronte enfin la déesse à travers ses chiens. Cette fois-ci, ce n’est plus un interdit visuel ou sexuel qu’il défie, mais Artémis en personne, de même que le sort auquel cette dernière l’a voué. Au cœur de ce combat féroce, sa bravoure, qui dissipe les craintes animales invasives, le donne enfin à voir dans une lumière autre. Du cerf dont les bois ressemblaient à un chandelier sans bougies, du cerf qui n’était que l’incarnation dégradante d’un élan libidinal sauvage, on passe à la mise en relief d’un cervidé qui arbore fièrement une paire de cornes dans lesquelles rayonne le soleil (Ristat, 2007: 36). Jusqu’à présent, la métamorphose portraitisante était une extériorisation charnelle zoomorphe du “moi” érotique du héros, “moi” qui régissait autant son sentir que son vécu. Grâce à une métamorphose métaphorique au cœur même de la métamorphose mythique, la transformation se présente maintenant comme une concrétisation animale symbolique du principe masculin combatif qui habitait le “moi-peau” initial du jeune homme. À la symbolique à connotations sexuelles du cervidé, succède une figuration solaire de celui-ci, qui traduit la pugnacité héroïque. La témérité – moteur pulsionnel d’Actéon – est revalorisée. Elle ne participe plus de la démesure fautive, mais de l’énergie combative digne des grands personnages mythologiques.

32Il est particulièrement intéressant d’observer la manière dont se déploie cette transfiguration métaphorique enchâssée, laquelle annule la métamorphose dégradante, sans influer pour autant sur l’apparence zoomorphe d’Actéon. Elle agit seulement au niveau symbolique, en rendant dorénavant compte non d’une transformation qui dit l’exacerbation matérielle d’un défaut, mais de l’amplification du caractère pugnace du personnage, qualité hautement valeureuse qu’incarne le cerf solaire. Par le biais d’un renversement de situation spectaculaire, l’aliénation animale devient singulièrement un processus mélioratif qui rend compte, toujours sur le mode du portrait, du “moi” héroïque d’Actéon, l’autre versant primordial de sa personnalité, qu’étouffait son “moi” libidinal. Dans sa fluctuation structurale, la métamorphose ouvre de nouvelles perspectives existentielles, perd des êtres et, parfois, leur permet de se retrouver eux-mêmes. Actéon se retrouve en devenant un autre, un cerf démuni qui doit affronter Artémis. À travers une métamorphose qui présente dès lors des valences initiatiques, l’anti-héros profanateur reconquiert son statut de héros éclatant.

33Malgré ce revirement, la colère divine est loin de fléchir. En développant l’isotopie du cercle, de ce cercle mortifère que les chiens font autour d’Actéon, l’auteur rend la menace de mort de plus en plus prégnante. Comme les maillons d’une chaîne l’enserrent les chiens, alors qu’il épuise ses forces à vouloir “franchir l’enceinte” qu’ils forment de leurs corps: “L’intrépide actéon a perdu sa vigueur” (Ristat, 2007: 38)! Ainsi s’achève le récit qui oppose les serviteurs de la déesse à Actéon, dénouement qui annonce de manière transparente la mort tragique qui attend ce dernier: “La mort sonne il l’entend qui tonne à l’horizon/ résonne la mort l’éperonne la mort sonne/ Le découronne la mort enfin l’arraisonne” (ibid.). L’épiphore et la répétition du groupe “-onne” donnent à entendre le glas de la mort qui approche, de cette mort qui l’assaille et se prépare à le découronner métaphoriquement, à lui enlever les ramures brillantes, son diadème de lumière où pulse encore la vie. Le roi-cerf, celui qui croyait pouvoir maîtriser l’amour d’Artémis et, en même temps, régner sur les forêts, entre d’un pas décidé dans la mort. À aucun moment, il ne la redoute, comme il ne craint ni la déesse, ni ses chiens. Ayant retrouvé sa verticalité intérieure, celle qu’il a symboliquement perdue à cause de son acte sacrilège et de sa transformation animale, il attend que la déesse scelle définitivement son destin:

Il n’a plainte ni soupirs lors qu’artémis tend
La corde de son arc d’argent il attend la
Flèche qui va lui percer le cœur sans la mau
Dire elle la dame blanche qui jamais
Ne connut l’accouplement avec un homme (ibid.).

34Actéon meurt superbement. À la malédiction de la déesse, il oppose sa dignité retrouvée et une admirable sérénité. Il accepte le destin que lui assigne la chasseresse sans jamais faillir. Pourtant, l’évocation de l’accouplement nié, dont la valeur analeptique est significative, peut paraître inquiétante, étant donné la revalorisation du héros et sa transformation moïque au cours de la chasse. La dame Blanche, dont il est question dans cette strophe, la fée du lac dans la matière de Bretagne, appartient à l’une des nombreuses variantes tardives du mythe d’Artémis. Sa pureté se déclare, sans détour, grâce au dernier vers. Pourtant, ce qui prime, ce n’est pas tant cette vertu, mais l’insistance sur le motif de l’accouplement, qui seul semble retenir l’attention du héros. Comme il s’agit de la dernière pensée d’Actéon, avant son départ précipité pour les Enfers, auxquels préside Artémis- Hécate, son contenu mérite un approfondissement.

35Les deux étapes de la métamorphose, la première totalement dépréciative, la seconde exaltante, livrent aux lecteurs les deux versants antinomiques du “moi” intime d’Actéon. Autant l’un que l’autre, ils puisent leur substance dans sa démesure intrinsèque, soit de l’ordre d’un éros obsessionnel, soit de l’ordre d’un héroïsme débordant. Comme le laisse deviner la transfiguration qui fait du cervidé avili un animal noble, ces deux versants ne s’harmonisent jamais. Ils se succèdent et, de ce fait, s’excluent mutuellement. Or, ce type de dichotomie n’est propre ni à la condition humaine, ni au règne animal. L’être-au-monde se bâtit autour de l’aurea mediocritas que représenterait ici un juste équilibre entre ces deux composantes affectives. On pourrait même en déduire que c’est bien ce déséquilibre qui a empêché le chasseur de maîtriser ses pulsions et l’a conduit sur le chemin de l’hybris. Cependant, à l’instant de la mort, les deux versants du “moi” semblent enfin se conjuguer, pour donner à voir un homme-cerf qui a atteint à une harmonie intérieure. Lorsque se clôt la “bataille”, malgré son apparence animale, Actéon n’est plus une bête. La chasse l’a initié – car telle est son rôle dans l’existence des jeunes êtres – aux secrets de la vie et de la mort. Actéon a relevé et emporté le défi qu’évoquait l’auteur en introduisant dans le texte le motif de la venatio. Par malheur, ayant suscité la furor divine, l’accès à la connaissance équivaut à son entrée dans l’empire thanatique.

IV. La métamorphose transférentielle

36Au seuil de la mort, l’homme-cerf apaisé est en antithèse avec Artémis, laquelle, en cédant à la tentation de la cruauté, se donne à voir non seulement comme une déesse ténébreuse, mais aussi sanguinaire. En incitant ses chiens à déchirer les flancs d'Actéon et en tendant son arc pour mettre ce dernier à mort, sans qu’aucune lueur de pitié ne luise dans ses yeux, la patronne de la chasse et des animaux se change elle-même en un être sauvage. La dégradation inhérente à la transformation animale de sa victime est diffractée par les gestes cruels et porteurs de mort d’Artémis, induisant de la sorte une déviation métaphorique du sens premier de la métamorphose. La sauvagerie, qui s’était autrefois emparée d’Actéon, se réverbère sur Artémis, pour mettre en relief l’auréole sombre de cette déesse qui représente désormais la furie indomptable de la vengeance et de la mort.

37Le texte s’éloigne considérablement de toutes les variantes préexistantes du mythe, en imprimant à la métamorphose une structure fractale, qui superpose une réelle dégradation animale et une métaphorique régression dans la bestialité. L’on a déjà eu l’occasion de mentionner que la chasse est menée en compagnie des chiens d’Artémis et non d’Actéon. En même temps, ce ne sont pas les chiens qui mettent l’homme-cerf à mort, en le déchirant, comme c’est le cas chez tous les auteurs anciens cités jusqu’à présent, mais la déesse elle-même, laquelle l’achève grâce à une flèche funèbre. Cette modulation, qui relève de la souplesse des textes mythiques, exige une analyse attentive. En effet, chez les auteurs antiques, bien que l’instance mortifère soit toujours la déesse, elle n’est jamais désignée directement comme la meurtrière du jeune chasseur. Pour que l’injure soit punie, ses lugubres desseins s’accomplissent de manière détournée, par l’intermédiaire des chiens d’Actéon, lesquels, n’étant pas en mesure de le reconnaître sous les traits du cerf, l’écartèlent: “la meute arrive et le déchire à belles dents” (Ovide, 2009: 121). La fonction funeste de la déesse s’en trouve ainsi, si ce n’est occultée, du moins fortement minimisée.

38Étant donné que le diasparagmos est perpétré par les chines d’Actéon, l’on pourrait se laisser tenter par une lecture métaphorique de ce passage d’une violence inouïe. Les exégèses rendent souvent compte d’un déchirement intérieur commis par la meute de chiens qui métaphorisent les instincts incontrôlables de leur maître égaré par la contemplation érotique de la déesse. D’autres encore affirment que le destin d’Actéon ne fait que métaphoriser le pitoyable sort de toute bête traquée, en vue d’une dénonciation décapante de la cruauté qu’implique la chasse: le héros apparaît “comme un archétype du chasseur, au point que sa mésaventure a pu être lue comme une sorte d’hyperbolisation de l’activité cynégétique et la rencontre avec la Chasseresse semble condenser toute la violence du face à face de l’homme et de sa proie” (Casanova-Robin, 2003: 78).

39Quoique cette grille de lecture s’applique au texte de Jean Ristat, l’approche est sensiblement différente. Le poète dresse, en vérité, un portrait infernal de la déesse, en la désignant directement comme la meurtrière de l’homme-cerf. Seul un double monstrueux d’Actéon pouvait être tué, cet érotomorphe qui était l’expression à la fois charnelle et symbolique de la violence instinctuelle de la libido. Or, ici, lorsque sonne l’heure de la mort, l’homme-cerf n’a rien de monstrueux. Cruelle et vindicative, Artémis se trouve en conséquence à l’antipode de cet être solaire, dont la mort est l’expression d’une rectitude reconquise. Son caractère ténébreux est également souligné par la posture qu’elle occupe au cœur de la bataille que livre Actéon contre la meute. Sur son majestueux cheval, elle se tient à l’écart pour regarder le spectacle belliqueux. Sa posture est celle d’un voyeur sadique qui savoure le drame se déroulant sous ses yeux. Nouveau renversement de situation donc, qui confère à la déesse, par le biais d’une expansion mythémique d’ordre fractal, le statut qu’avait auparavant Actéon. En grande chasseresse et femme phallique, telle qu’elle était décrite dans l’incipit, elle triomphe ainsi du jeune homme!

40Cette approche déceptive de la déesse pourrait en échange être compensée par l’occultation quasi-totale du motif du déchirement, dont l’absence atténue la sauvagerie de la scène. Le propos est toutefois à nuancer, puisqu’en réalité le diasparagmos n’est pas entièrement annulé. Il est tout simplement appréhendé sur un mode autre:

Pour l’hallali elle prend ses quartiers au sommet
D’une montagne le sein gros et plein de lait
[…] le vent se couche dans
Les plis de sa tunique couleur de safran
Dont la bordure rouge se confond avec
L’horizon enflammé un vrai balcon pour elle
On joue une pièce de marlowe et la
Clabauderie des chiens l’insupporte qu’elle
Fait taire alors que de bas en haut on l’empale
Son roméo d’opérette elle hume une fleur
Des champs distraitement requise lorsqu’il perd
Son pelage et s’offre comme un écorché sur
La nappe aux couperets qui vont le découper
Détachant cuissots et filets après l’avoir
Découronné (Ristat, 2007: 39-40).

41Le découronnement symbolique évoqué précédemment rejoint à présent la sphère du concret. Avant l’écorchement et le dépècement, on enlève à l’homme-cerf son aura cornue. Le découpage sanglant de son corps, qu’annonce métaphoriquement cette bordure rouge de la tunique d’Artémis qui se confond avec la ligne enflammée de l’horizon, est une forme adoucie du diasparagmos mythique. D’évidence, pour la déesse, Actéon n’est plus qu’une bête, un gibier quelconque dont il faut trancher les quartiers de chair. Dans la mort, le “moi” humain du héros, ce “moi” qui a survécu à la métamorphose, est, de la sorte, complètement anéanti. Dans le sinistre empire du sang noir que font verser les chasses cruelles, l’humanité d’Actéon est définitivement niée.

42Bien que lénifié, puisque présenté dans sa version cynégétique, ce dépeçage est à mettre en relation avec l’étymologie du nom de la déesse, lequel vient du verbe artao, “couper”: “Artémis est […] une vierge qui coupe et qui mutile, comme le montre le mythe d’Actéon” (Mathieu-Castellani, 2002: 563). Mais la déesse ne déchire jamais ses proies elle- même. Si ce ne sont ni les chiens d’Actéon, ni les siens qui s’en chargent, ce sont alors “les garçons bouchers” (Ristat, 2007: 39) de son frère Apollon. Il est d’ailleurs certain qu’une déesse ne se consacrerait jamais à une si vulgaire besogne. Non, Artémis attend que, sous ses ordres implacables, s’accomplisse ce diasparagmos symbolique. Et alors que les servants coupent l’homme-cerf en morceaux, elle regarde “une pièce de marlowe” et “hume une fleur/ Des champs distraitement”.

43La référence à Christopher Marlowe, qui brouille encore une fois les coordonnées spatio-temporelles du récit, est loin d’être fortuite. Deux de ses pièces de théâtre – Le Docteur Faust et Edward II – retracent brièvement la triste histoire d’Actéon. La seconde référence dramatique renvoie au domaine shakespearien: l’homme-cerf empalé en vue du dépècement est assimilée à un “roméo d’opérette” que la Juliette-Artémis regarde depuis le balcon qu’est pour elle, en son hypostase de déesse, l’horizon.

44La scène du balcon, véritable topos littéraire, se présente, en règle générale, comme une anagnorisis des affects, vécue sur un mode déclaratif et servant de prélude à la conquête amoureuse. Amour sublime et nobles hommages clandestins sont les deux axes qui la définissent. Mais loin de la loi du secret se trouve ici la déesse, qui fait de l’horizon un balcon, comme pour montrer au monde entier l’accomplissement de sa vengeance. Le thème-clé de l’exhibition revient ainsi au premier plan, afin de souligner que la place de l’ancien chasseur qui se dénudait devant la déesse a été prise par un homme-cerf écorché que les bouchers étalent à la vue de tous. En outre, ce détournement diégétique du topos, qui renforce sa dimension spectaculaire, permet à l’auteur de peindre à nouveau Artémis, tout comme au cours de la vénerie, tel un sujet voyeur. Par conséquent, l’inversion des rôles entre la déesse et le chasseur est désormais définitif.

45Toutefois, la principale question à se poser, dans un contexte aussi ancré dans la théâtralité, porte sur l’objet du regard. D’une part, il y a la pièce de Christopher Marlowe. D’autre part, l’écorchement du cervidé. Ou, en d’autres termes, un même spectacle sanglant qui se déroule simultanément sur deux plans différents, l’un appartenant au présent, l’autre à la réactualisation dramatique. Cette mise en abîme illustre la cruauté de la déesse, laquelle peut savourer ainsi doublement et, de ce fait, de plus en plus intensément, ses terribles exploits mortifères inscrits dorénavant dans l’intemporalité du mythe, comme le signale le jeu intertextuel et métatextuel qui dit la survivance littéraire de ce dernier à travers les époques. Encore et toujours mourra Actéon, au plus grand plaisir de la déesse vindicative et sanguinaire, dans les ouvrages qui relateront ces faits mythiques!

46Il s’agit là d’un “plaisant spectacle” (Ristat, 2007: 39), tout comme l’est aussi celui qu’offrent les chiens voraces et les nymphes d’Artémis, auxquels celle-ci donne la carcasse de la curée. Pierre Ellinger écrit que “du chasseur qui a repu son regard de la nudité de son corps, Artémis a fait le repas, tout cru, de ses chiens” (Ellinger, 2009: 73). Lorsqu’on lit les vers “Madame est servie madame/ est vengée” (Ristat, 2007: 40), l’on sait que, dans le cas présent, Artémis a fait son propre repas des meilleurs morceaux tout crus, avant de jeter les restes du gibier, en guise de récompense, à ses valets canins et à ses nymphes.

47La “bestialité commence avec l’omophagie” (Detienne, 1998: 141), observe Marcel Detienne. Dans les écrits de Jean Ristat, l’on dirait que l’ingurgitation de la chair crue est le parachèvement de la bestialité. Dès l’instant où l’image d’Actéon est réhabilitée, dès l’instant où son hybris multiforme est oblitérée par un exceptionnel revirement héroïque qui rend sa métamorphose rédemptrice, le poète n’a de cesse de multiplier les preuves anecdotiques et métaphoriques qui témoignent du caractère ténébreux de la déesse. La mise à mort est ponctuée par la présence des oiseaux qui planent par-dessus les “portes de l’enfer” (Ristat, 2007: 37), la fin du récit omophagique, par “les chiens/ Gardiens des enfers” (Ristat, 2007: 41). Ces deux syntagmes parallèles servent de cadre au déploiement du “plaisant spectacle” auquel préside, il va de soi, la déesse infernale. On découvre de la sorte une déité nocturne et redoutable qu’enivre la vue du sang. Une déité d’une féroce insensibilité, qui s’exalte lorsque l’homme-cerf est débité et lorsque les chiens et les nymphes, “pris d’une rage soudaine” (Ristat, 2007: 40), brisent la tête, avalent les yeux ou déchirent ses entrailles. Artémis s’avère d’autant plus implacable qu’elle hume “distraitement” une fleur, tandis que l’homme-cerf est coupé en morceaux, et qu’elle applaudit lorsque la rage du sang noir éclate au sein de la meute. Une distraction pour la “récréation des immortels” (Ristat, 2007: 298), voilà ce qu’est en vérité la chasse de l’homme-cerf, de même que sa mort, un spectacle auquel la déesse assiste avec ardeur!

48On pourrait croire qu’il y a une forte antithèse, profondément effroyable, entre la fureur de la déesse/des nymphes/des chiens et la légèreté distrayante qui caractérise la perception de la mort. Mais, en effet, ces deux aspects sont indissociables au sein du spectacle funeste. Ils découlent l’un de l’autre, pour mettre en lumière le visage infernal de la déesse, sa sauvagerie inouïe, pour la faire descendre définitivement, du moins d’un point de vue symbolique, de son piédestal. À la dénonciation de la violente démesure érotique d’Actéon suit paradoxalement la dénonciation d’une déesse impitoyable et presque diabolique. Par-delà l’importance accrue accordée à la dimension spectaculaire de l’hallali, on décèle aisément dans les dernières strophes du poème le grand intérêt que l’auteur attache au thème de la vengeance:

Madame est servie madame
Est vengée et la cuirée du bel actéon
Couvre maintenant ses larges épaules […]
Pour la seule gloire d’un règne sans partage (Ristat, 2007: 40).

49L’hypozeuxe qui ouvre cette citation établit une synonymie évidente entre la vengeance et l’appropriation de la proie par l’omophagie ou bien par l’exhibition de “la cuirée” en tant que trophée de chasse. À la possession physique dont rêvait Actéon, Artémis oppose ici une possession effective, elle qui peut déguster sa chair et arborer orgueilleusement sur ses épaules sa peau de cervidé. Il s’agit là d’une application fidèle de la loi du Talion, de même que d’un exemplum des divines lois anciennes. Il faudrait d'ailleurs rappeler à ce propos que la chasseresse est souvent représentée les épaules recouvertes d’une peau de cerf. À lire les vers de Jean Ristat, on est tenté d’en déduire que l’association de cette parure sauvage à l’image de la déesse puise sa substance dans la tragédie à la fois métamorphique et cynégétique d’Actéon, tragédie que la cuirée ne cessera d’actualiser par sa simple présence. Ce n’est point par hasard que, depuis l’époque homérique, Artémis est surnommée l’elaphèbolos, la tueuse de cerfs ou encore “celle qui perce les cerfs” (Müller, 2002: 638), syntagmes qui illustrent excellemment le poème de Jean Ristat.

50L’antithèse bâtie autour du substantif “règne”, qui se rapporte à la déesse, et le participe passé “découronné”, qui qualifie le cerf privé de ses ramures, est une analepse métaphorique du conflit tragique qui a conduit à l’affrontement des deux protagonistes du mythe. Le personnage “d’opérette” qu’est Actéon aux yeux de la déesse, ce soupirant ridicule, a eu l’audace, en proie à ses élans outrecuidants, de prétendre au partage du règne d’Artémis, qui englobe le domaine numineux et celui de la chasteté absolue. D’un côté, il a visuellement violé non seulement les secrets du divin, mais aussi le corps virginal de la déesse. De l’autre, il a eu la folie de croire pouvoir accéder au sacré et, à l’image de Roméo, à un amour impossible. En d’autres termes, Actéon a défié la déesse en bravant les interdits régissant les deux domaines précédemment évoqués. Par sa vision sacrilège, il a entamé son règne sans partage, puisque la déesse “violée par le regard n’est plus Diane chaste; elle n’est plus Diane du tout” (Hill, 2001: 133). Or, pour qu’Artémis puisse redevenir elle-même, pour qu’elle retrouve sa pureté volée, celui qui a vu l’irreprésentable divin doit mourir. Dans cette perspective, la métamorphose apparaît comme “un meurtre différé”, “un euphémisme atténuant extérieurement la gravité du fait” (Casanova-Robin, 2003: 196). Elle est le support de la vengeance à la fois sanglante et exemplaire de la divinité.

51On a déjà eu l’occasion de noter que la symbolique du cerf était ambivalente: d’une part inscrite dans l’univers de la chasteté, de l’autre, tout au contraire, dans celui de la pulsion sexuelle. Le cerf, en tant qu’incarnation de la pureté, est consacré à Artémis. Mais, le cerf qui représente la sexualité invasive et profanatrice doit, en échange, être immolé sur l’autel d’Artémis, dans le cadre d’un rituel lustral. Dès lors, la métamorphose et le meurtre acquièrent une fonction purificatrice à même de restaurer l’ordre des choses, d’effacer l’outrage et de permettre à la déesse de reprendre son règne sans partage. Georges Bataille affirme que “dans le déchaînement de la violence” apparaît “le mécanisme de la transgression” (Bataille, 2004: 75). Dans cette optique, “l’appel irrépressible du sang”, qui est l’une “des manifestations de la fureur noire” (Hell, 1997: 218), de la colère divine, s’explique en tant que négation sacrificielle radicale de la frénésie sexuelle et de l’excès représentés par l’homme-cerf.

52De l’Éros au Thanatos, du locus amoenus au locus horridus de la mort, le passage se fait sans qu’Actéon puisse s’y opposer, sans même qu’il en soit conscient. Au moment où il surprend Atémis au bain, il se trouve déjà, malgré la beauté du spectacle, face à une théophanie mortifère. Son destin est scellé avant même que débute la métamorphose et que sonne l’hallali. La chasse érotique se retourne contre lui, elle se change en chasse sanglante. Pour Jean Ristat, il s’agit pourtant moins de dire l’accomplissement d’un destin sorti des frontières de l’ordinaire que de dénoncer une immolation féroce, laquelle, bien que lustrale, révèle, avant toute chose, une féminité infernale. Afin que sa gloire reste intacte, Artémis-Hécate, la déesse qui se refuse radicalement à l’éros, ne peut entraîner ses soupirants, plus ou moins excessifs, que dans la mort. Quant à la métamorphose érotique punitive, elle n’est que la terrible ruse qui lui permet d’annihiler toute libido menaçante.

V. La scopophilie mythoclaste. Prémisses et enjeux

53Maintes fois déjà au fil de l’étude, on a eu l’occasion de souligner l’importance primordiale que revêt le motif du regard au sein du mythe d’Artémis et d’Actéon. Cela s’inscrit, bien entendu, dans l’ordre mythique des choses, étant donné que la métamorphose est consécutive à une hybris visuelle parfaitement conforme à la tradition. Cependant, on remarque aisément que, dans sa retractatio du récit ovidien, Jean Ristat développe tout particulièrement ce mythème, qu’il change – comme on l’a déjà noté – le simple regard furtif d’Actéon évoqué par le poète latin en un véritable acte de voyeurisme qui participe, sans aucun doute, de la scopophilie. Cette amplification va de pair avec un enrichissement de la portée anecdotique et symbolique du mythème, si l’on se rapporte également à l’infini plaisir visuel que procure à la déesse la mise à mort de l’homme-cerf.

54Comme la scopophilie, vague déferlante, immaîtrisable, semble gagner progressivement non seulement les personnages, mais aussi la diégèse entière qui en fait, par ailleurs, son centrum, il serait judicieux de tenter d’en saisir les enjeux. L’on remarque de prime abord que les deux facettes de la scopophilie reflètent le devenir des personnages et livrent à elles seules la clé interprétative du texte. La pulsion scopique d’ordre sexuel, laquelle équivaut à une possession visuelle de la déesse, entraîne la métamorphose et la mort du héros. Or, ces deux épisodes représentent le noyau du “plaisant spectacle” cynégétique auquel assiste la déesse en proie à une pulsion scopique sadique, laquelle se traduit par une infinie volonté de possession comprise en tant que domination destructrice et appropriation. Mais si l’on prend en considération l’exergue du recueil – “c’est encore la littérature cynégétique qui nous permettra de retrouver la définition de la poésie” (Ristat, 2007: 9) –, la scopophilie devrait être aussi pourvue d’une puissante dimension métapoétique. Et tel est le cas si l’on appréhende le regard sacrilège d’Actéon comme un “soleil noir” (Brunel, 1992: 83), lequel, en conformité avec la loi de l’irradiation, organise la matière poétique, en tant que métaphore du regard mythoclaste que pose le poète sur les textes antiques. La mythoclastie dont témoigne le texte de Jean Ristat est sans équivoque. En premier lieu, elle se manifeste soit à travers un humour à la fois extravagant et abrasif, soit à travers une dénonciation décapante de certains faits mythiques. Que leurs portraits soient burlesques et, par là même, caricaturaux ou qu’ils rompent avec la symbolique dont ils sont habituellement porteurs pour révéler le versant sombre de leur être, les personnages descendent de leur piédestal traditionnel. En deuxième lieu, il serait intéressant de noter, toujours à ce propos, que la graphie particulière des noms, lesquels sont parfois écrits en minuscules, participe de cette même veine mythoclaste. Outre le fait qu’il s’agit d’une propension poétique actuelle au bannissement des majuscules, cela trahit encore une fois l’hostilité manifestée par Jean Ristat à l’endroit des représentations figées et flatteuses de l’antiquité.

55Néanmoins, il n’est pas seulement question de prendre la tradition en dérision ou de combattre certains de ses canons. Ce qui prime, c’est sa remotivation. Porter un regard sacrilège sur les textes antiques revient, dans l’optique de l’auteur, moins à commettre un acte d’irrévérence à visée destructrice qu’à marquer une prise de recul qui rend possible le refaçonnage du mythe. Aussi associe-t-il nombreux invariants, dont l’émergence permet l’identification immédiate du mythe, au jeu raffiné de la variation, qui implique déformation, renversements et modulations ambiguës, lesquelles conservent la part d’énigme des aventures d’Actéon. Minutieux par excellence, Jean Ristat conjugue également, dans cette même perspective, formes classiques, rhétorique traditionnelle et approches stylistiques résolument contemporaines. C'est ainsi que les enjambements qui articulent ce poème épique hésitent entre enchaînements normés et rejets déconstruits qui bafouent ironiquement les canons. L'enjambement “Crou/ pissante” (Ristat, 2007: 30-31), qui se fait jour dans l'une des strophes précitées, est le témoignage le plus éclatant de ce type d'écart cultivé par l'auteur! Le développement stylistico-rhétorique des données mythiques présente, lui aussi, un caractère binaire. Métaphores et comparaisons ancrées depuis bien longtemps dans la sphère du cliché sont constamment reforgées grâce à un fonds de termes et à une syntaxe modernes, bien que leur matrice demeure inchangée.

56Se laisser tenter par l’iconoclastie au vingt-et-unième siècle, ce n’est donc pas anéantir le mythe, assister à sa mise à mort, comme une déesse lointaine qui savoure l’écartèlement de l’une de ses victimes. C’est faire du texte antique qui lui sert de support l’objet d’une métamorphose métapoétique. C’est l’accueillir dans un cadre moderne, d’un réalisme acerbe, tantôt ludique, tantôt critique et cynique, afin de le soumettre à une continuelle et dynamique transformation et de lui conférer ainsi de nouvelles significations. “La chasse du cerf” est, sans doute, un poème épique moderne qui s’interroge longuement sur ses sources et qui se présente comme une variante de l’histoire d’Actéon, une variante riche de sens qui permet autant à son auteur qu’aux lecteurs de marcher d’un pas autre dans la lumière de ce mythe.

57La scopophilie mythoclaste sous-tend le vers jubilatoire qui ose en découdre avec la tradition. Mais elle révèle également à la poésie ses origines, tout en lui montrant le chemin à suivre. Elle permet de voir dans un mythe antique un trésor inépuisable qui ne demande qu’à être exploité et transcendé. Comme le souligne l’exergue, la littérature cynégétique permet ainsi à la poésie de se redéfinir elle-même, de se retrouver, de se donner à voir, enfin, telle qu’elle est réellement. Un creuset où les formes héritées du passé et les formes émergentes entrent en osmose pour en finir avec les démarcations, les canons, la fausse pudeur, pour faire entrer de plain-pied le sacré dans la vie et laisser le vers – tantôt abrasif et cru, tantôt gracieux, mais toujours débordant de force – se déployer librement.

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Pour citer cet article

Référence papier

Linda Maria Baros, « Les métamorphoses à l’œuvre: De la tradition à la scopophilie mythoclaste »Carnets, Première Série - 5 | 2013, 193-217.

Référence électronique

Linda Maria Baros, « Les métamorphoses à l’œuvre: De la tradition à la scopophilie mythoclaste »Carnets [En ligne], Première Série - 5 | 2013, mis en ligne le 23 juin 2018, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/carnets/8490 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/carnets.8490

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Auteur

Linda Maria Baros

Université Paris 3 –Nouvelle

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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