Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
1Au commencement de son grand poème des Métamorphoses, Ovide indique que les transformations des êtres en de formes nouvelles sont d’abord des histoires à raconter et ensuite l’œuvre des dieux. Depuis le commencement du monde, son point de départ, jusqu’à la gloire de César qui occupe le dernier livre du grand poème, il sera question du pouvoir divin et de ses effets transformateurs. Si les dieux se déguisent en formes nouvelles à volonté, ce n’est pas le cas des humains – transformés en animaux ou en plantes par des effets de magie noire ou blanche, ils ne sont que les sujets des dieux. Si ce type de poésie manifeste des croyances religieuses depuis la nuit des temps, et notamment chez les Grecs, le poème d’Ovide sera davantage orienté vers la magie poétique. Tout en écartant l’influence religieuse de ces transformations, la puissance de l’allégorie fait son chemin jusqu’à la poésie moderne.
2Un des sommets de la poésie française et de l’œuvre poétique de Baudelaire, “Le Cygne” évoque la tradition grecque des métamorphoses, un genre littéraire peu connu aujourd’hui en tant que tel. Empruntée par des poètes romains avant Ovide, la tradition grecque soulignait l’importance des oiseaux, on ne sait plus pourquoi. Dans les Métamorphoses d’Ovide, le seul poème de la tradition resté célèbre encore de nos jours, il y a plusieurs transformations d’un homme en cygne. Cela intéresse Baudelaire pour plusieurs raisons. D’abord, le cygne tombe sous la protection de Neptune, qui se trouve du côté des Troyens; dans l’économie du poème, l’exil des Troyens, dont Andromaque la première, est à lire d’après le contexte parisien du Narrateur. Ensuite, grâce à l’allusion au chant poétique de l’oiseau lié aux noms de deux poètes importants pour Ovide, Horace et Virgile, le cygne est une allégorie du poète. A l’époque de Baudelaire, où on étudiait les poètes classiques au lycée, l’image du poète classique en cygne est très répandue. L’exil d’Ovide entre en jeu pour Baudelaire au moment où le poème noue le sort des personnages, anciens et modernes, dans la transformation de Paris – Baudelaire-Ville, lieu magique de transformations dignes de l’antiquité.
3A partir de ces correspondances établies entre les poètes anciens et modernes, d’une part, et entre le poète classique et le dieu marin, d’autre part, le Narrateur se laisse emporter par l’apparition du cygne de la ménagerie, pour laisser la place à une parole poétique rendue si étrangement pathétique qu’elle hante littéralement les poètes modernes depuis Baudelaire, le précurseur trans-romantique. Baudelaire dédie le poème à Victor Hugo, dont l’exil volontaire exprime le mécontentement de toute une génération littéraire devant le pouvoir. Hugo représente par ailleurs pour Baudelaire le personnage public de l’auteur, autorité romantique s’il en est, grand écrivain qui joue son personnage jusque dans ses écrits – ce que Baudelaire ne lui pardonnera jamais, mais cela ne l’empêche pas de chercher le soutien d’Hugo dans le monde des lettres.
4J’entends par le terme de trans-romantisme une transformation du romantisme par quelques écrivains qui, au second Empire, se voient comme de vieux romantiques mais qui ont transformé la littérature en lui imposant le tabou de la voix personnelle de l’auteur (Schlossman, 1991). Cet exil se double d’un autre, d’abord social et ensuite réel, dans le cas de Baudelaire, forcé par toutes sortes de circonstances de quitter très jeune son domicile, de perdre sa majorité, en quelque sorte, lors du conseil familial qui le brouille à jamais avec la plupart de sa famille, et vers la fin de sa vie, de quitter la France pour l’exil belge. L’esthétique trans-romantique de Baudelaire, c’est l’invention de l’anonymat littéraire: la figure du Poète erre parmi des objets de désir, eux aussi anonymes. D’après une certaine mythologie romantique qui se porte toujours bien, le poète note ses peines et ses joies à son nom propre – ou sans le cacher – et surtout, sans faire intervenir ni l’artifice esthétique ni l’imaginaire. Certes Baudelaire se réclame toujours du romantisme, mais dans sa poésie qui évoque l’émotion et les passions, c’est pourtant l’imagination qui est la faculté la plus prisée. La plupart de ses poèmes ne donnent aucun indice clairement biographique. Le trans- romantisme, c’est la traversée du romantisme vers une vie moderne, parmi la foule, où même le flâneur porte un masque de discrétion. La foule est un voile, c’est la “chose parisienne” rendue poétique. On s’y perd comme dans la nuit.
5Le trans-romantisme baudelairien introduit dans la poésie française une voix qui se prononce sur le désir tout en évoquant l’anonymat moderne: en même temps, cette voix fait passer au lecteur la réalité de la ville. Le Narrateur est une fiction, qui parle sans évoquer le nom de l’auteur. La personne de l’auteur est désormais voilée sinon tabou, tandis que quelques-uns de ses personnages venus de l’antiquité ou ailleurs surgissent à la lumière crue de la ville. Leur souffrance sera figurée par l’errance des modernes et la topographie de l’esquisse et du rêve, du soleil et du brouillard, d’après l’imagination du Narrateur. Ces expériences se laissent décoder dans les poèmes de Baudelaire.
6Tout particulièrement dans les ”Tableaux Parisiens”, Baudelaire crée un théâtre de la modernité où défilent le comédien, l’écrivain, le saltimbanque, le mime et le magicien. La comédie et la tragédie s’y mêlent. Il y a des hommes qui déclament, des femmes qui passent, on voit des levers de lune et des couchers de soleil sur fond de ville ou de paysage marin. L’art et l’histoire, la souffrance et l’amour sont mis en scène. Le drame se déroule dans les rues de Paris, parcourues par un promeneur – flâneur, dandy, acteur, poète ou passant anonyme – qui parfois joue le rôle du Narrateur. Comme un miroir magique, le décor laisse passer d’autres images, d’autres scènes. Dans ce théâtre virtuel, il y a plusieurs types de croisements, dans le temps et dans l’espace, y compris ceux qui arrivent lorsqu’une image poétique rencontre une image visible. Les images s’entrechoquent. Le sujet Baudelaire reste discret, anonyme autant que possible – une ombre passant entre les vers, entre les lignes.
7Depuis ses débuts dans “Le Spleen et l’Idéal”, semble-t-il, la pensée de Baudelaire s’accroche aux correspondances. Ces croisements ou rencontres (entre personnages, rues ou images) produisent parfois des coups de théâtre où le poète fait passer l’expérience d’un sujet de la capitale du dix-neuvième siècle, tout en évoquant d’autres époques. Le temps est ancien et moderne en même temps, les métamorphoses inattendues, merveilleuses ou terrifiantes. L’art du “Cygne” est empreint de la lourde modernité du Second Empire, mais son histoire est évoquée d’après la mythologie et la littérature de l’antiquité gréco-romaine. D’après la mythologie du Second Empire, les deux époqués sont inséparables, et le poème les donne à lire de cette façon. Le Narrateur et le cygne, la Noire à Paris et Andromaque en exil ne peuvent pas se séparer. Le cygne, figure de métamorphose, oiseau à la parole poétique, incarne la correspondance des deux époques tout comme la pensée dédoublée du Narrateur. Le poète parisien se mire dans l’image du poète classique, surtout celle de Virgile, dit “le Cygne de Mantoue”, auteur de L’Enéide, source de la réflexion de Baudelaire (et d’Ovide lui-même) au sujet d’Andromaque. Pour la métamorphose et la figure du Cygne en exil, c’est Ovide que Baudelaire nomme ouvertement, tout en passant sous silence le nom de Virgile.
8Dans certains des plus grands poèmes de Baudelaire, les figures du Poète parlant sont mises en scène par un Narrateur anonyme, énigmatique, discret comme un détective – et qui, parfois, serait lui-même poète. Témoin de métamorphoses, grâce au deuil ainsi qu’à la mélancolie, il fait transmettre au lecteur la passion des personnages lointains ou anciens qu’il arrive à ramener jusque dans la modernité. Au prix d'un exil, d'une fuite, d'une extase ou d'une errance, quelques figures antiques arrivent dans ses pensées, puis imperceptiblement elles prennent forme dans les rues de Paris qu’il hante à la manière d’un fantôme.
9De cette façon les personnages du “Cygne” – un de ses plus grands poèmes – arrivent jusqu’à nous, lectrices et lecteurs des “Tableaux Parisiens” publiés dans la deuxième édition des Fleurs du Mal parue en 1861. Les poèmes ajoutés à cette deuxième édition marqueront tout particulièrement la littérature de la modernité, celle qui deviendra une des sources les plus importantes du modernisme européen et nord-américain. A partir des premiers poèmes de “Spleen et Idéal”, le recueil de 1857 ne cessera d’évoluer dans le sens du trans-romantisme – la traversée du romantisme par le poète fondateur du premier modernisme français. Le poète ne cesse d’ajouter de nouveaux poèmes à son recueil, dont il ne verra pas la troisième et dernière édition, celle de 1868.
10Dans le "tableau parisien" du “Cygne”, la forme de la ville même est en métamorphose: elle s'efface derrière des constructions ou se réduit à l'esquisse – elle ne s'impose comme tableau qu'à travers les souvenirs. Baudelaire construit son tableau poétique en alternant le vide et le trop-plein, la terre sèche comme le désert et le ciel trop bleu, le petit fleuve artificiel et la grande mer autour des marins perdus. Depuis les Métamorphoses d’Ovide en passant par le théâtre baroque, l’architecture urbaine et les arts de la modernité, “Le Cygne” de Baudelaire remet à neuf la tradition des métamorphoses pour la situer au cœur d’une poétique moderne.
11Dans l’allégorie baudelairienne, le temps remanié devient un réseau de croisements, tout comme les rues de la ville. Sur la scène de la mémoire, les croisements se présentent comme des sections du temps, où des moments de l’antiquité et de la modernité se recoupent et se correspondent. Chez Baudelaire, la métamorphose se déroule dans les souvenirs de Paris se détachant de la pensée du Narrateur. Le grand poème allégorique du “Cygne” présente l’idée fixe et l’errance ensemble, familiers et étranges en même temps. Le présent se mêle au passé, pour se refondre, pour se recréer. Après les êtres et la ville, le temps se met en métamorphose.
12Vue par le cygne, Paris est un désert mortel. La mémoire, c'est le seul terrain que Baudelaire appelle "fertile" dans "Le Cygne". Sur ce terrain plutôt abstrait, le tableau se révèle dans ses deux formes, l’une empruntée au théâtre – où tout mouvement s'arrête pour composer un tableau comparable à une toile peinte – et l’autre empruntée à la peinture baroque et romantique. En anticipant l’impressionnisme, les peintres que Baudelaire admirait le plus, y compris Delacroix, cherchaient à capter et à transcrire les effets actifs et atmosphériques, de lumière et de chorégraphie, dans le mouvement même qui les produit.
13Ce grand poème dédié à Victor Hugo est considéré généralement comme un des textes les plus réussis de Baudelaire, et l’un des plus beaux poèmes de langue française. Selon une perspective théorique et culturelle, Walter Benjamin, qui voit en Baudelaire le poète de la ville moderne et du dix-neuvième siècle, estime que “Le Cygne” évoque l’interpénétration de l’antique et du moderne mieux que toute autre réflexion baudelairienne sur l’esthétique. Les images de la Ville, de la Femme, et de la Mort sont les trois éléments de la poétique des Fleurs du Mal où Benjamin relève l’essence de l’allégorie d’après Baudelaire. Pour Benjamin, le caractère allégorique de ce poème va de soi. Je note en passant que “Le Cygne” perfectionne la notion de la modernité ressentie comme telle par Flaubert, Mallarmé, Proust et Beckett.
14Il y a trois types d’images poétiques qui nous emportent, le paysage parisien, les images féminines et les figures du Poète. Cet entrecroisement d’images nous fait voyager dans l’espace et dans le temps. Le Narrateur du “Cygne” est en dérive, porté par son idée fixe, par la figure féminine inconnue ou lointaine. Elle se profile contre le jour grêle de la ville et contre la Nuit des Temps. Dans ces lieux de la ville moderne et du souvenir, le beau moderne rappelle la beauté antique. Curieusement, le monde ancien se précise lorsque la ville rénovée s’efface dans les vagues contours d’une esquisse. Dans une section du temps, l’instantané du présent fait ressortir l’image vivante du passé. Ces croisements rendent possible l’évocation d’une expérience douloureusement moderne – de l’exil, de la prostitution, de l’esclavage et du colonialisme – dans des images venues de l’autre monde, du royaume des Ombres. On y retrouve l’antiquité et sa relecture par Ronsard, Racine et les romantiques. Dans ce grand poème, Baudelaire met l’accent sur l’héroïne tragique de Virgile, sur la figure du Poète en exil et sur le cygne – ou les cygnes multiples – empruntés à la mythologie gréco-romaine, abondamment illustrée par la littérature classique que Baudelaire connaissait bien. Venus de l’antiquité jusque dans les grands parcs des châteaux et des palais, venus de toute une littérature vouée à la métamorphose, les cygnes se transforment, chez Baudelaire, pour incarner la poésie classique. La divinité, la poésie et l’amour sont les attributs du cygne dans cette poésie, où on fait constamment allusion à Jupiter déguisé en cygne pour séduire Léda, mère d’Hélène. Cette séduction est le point de départ des événements liés à la beauté d’Hélène, y compris la guerre de Troie et les débuts de Rome. On le sait, la comparaison entre la ville antique de Rome et la ville moderne de Paris est au cœur du drame du “Cygne”. La métamorphose transforme le cygne captif aperçu à Paris, que le Narrateur appelle “mon grand Cygne” lorsque pour lui, l’oiseau se met à parler et finit par incarner la poésie classique. De cette façon, Baudelaire rend sublime et à jamais étrange un cygne observé par son aîné, Théophile Gautier, qui le traite de familier dans Mlle de Maupin.
15Dans “Le Cygne,” il y a quatre figures qui suggèrent les effets de la mélancolie et du deuil. Le Poète en ville évoque Andromaque: deux figures féminines ouvrent en silence les portes de la mémoire, de l’espace et du temps. L’une est la veuve d’Hector, et l’autre une africaine émigrée à Paris, qui passe, anonyme et inconnue, dans la deuxième partie du poème. Elles accompagnent silencieusement le Poète. Entre les deux apparitions d’Andromaque, il y a le cygne. Comme elle, il arrive de la littérature latine. Rome, la capitale de l’antiquité, est à mi-chemin entre Troie et Paris, les villes fragiles, menacées depuis l’intérieur. Comme le cygne, le Narrateur et la Noire anonyme sont pris dans le labyrinthe de la ville moderne, où ils s’abîment dans le souvenir de ce qu’ils ont perdu. Sur un fonds de tombeau vide, d’extase tragique et de brouillard parisien, l’errance et l’égarement habitent le poème et se laissent traduire en lamentations.
16Il y a deux figures du Poète: le Narrateur, silencieux et anonyme comme l’Africaine, et le Cygne, captif d’une ménagerie, mais qui se lamente comme un poète face à la Nature divinement païenne. Le Narrateur, lui, ne fait que penser au nom de ces trois êtres, ensuite au nom de tous les exilés mélancoliques vivant sous le soleil noir. L’eau des fleuves et le souffle poétique se mêlent, secrètement, mystérieusement, pour aboutir à la plénitude virtuelle de la fin du poème. La mémoire "fertile" associée au petit fleuve déborde le poème, au moment où l’eau tant désirée par le Cygne menace tous ceux qui sont perdus. La fin du grand poème se boucle pour reprendre le commencement dans l’étrange possession de la mémoire (“ma mémoire”), une abstraction au-delà des souvenirs précis qui s’y trouvent, une faculté en métamorphose tout autant que les figures qui sont retenues par les souvenirs ou par la pensée.
17La mélancolie, d’après la tradition iconographique, est une femme. Baudelaire connaissait bien les allégories de Melancholia ainsi que la tradition couronnée par la gravure d’Albrecht Dürer, encore célèbre. Comme son ami Gérard de Nerval, qui évoque explicitement la mélancolie dans Les Filles du feu et les Chimères, Baudelaire fait souvent allusion à sa personnification féminine. Chez Baudelaire, ce sont les figures de l’artiste – poète, jongleur et mime – qui sont les sujets de la Mélancolie, ainsi que la figure d’une dame en grand deuil qui se promène ça et là dans ses écrits, parfois avec un petit garçon à la main.
18Le lieu du drame, son décor tout en morceaux – la Place du Carrousel – est particulièrement douloureux pour Baudelaire, et cela pour des raisons à la fois poétique et personnelle. C’est le lieu d’une double disparition liée à “la forme d’une ville” ainsi qu’au “coeur des mortels”. Ce serait une sorte de mystère, d’après le poème, qui produit un montage de l’antiquité et de la ville on ne peut plus moderne de Paris en pleine Haussmannisation. Mais au moment où écrit Baudelaire, les grands boulevards se font attendre, et les photographes de l’époque, surtout Marville, montrent des quartiers entiers tout en ruines. L’un de ces quartiers exista à l’emplacement actuel de la Place du Carrousel: c’était l’impasse du Doyenné, où Nerval et Gautier avaient vécu ensemble, et où Baudelaire leur rendait visite. La disparition de ce quartier à laquelle le poème fait allusion marque silencieusement la place d’une autre disparition, celle du grand poète et du grand ami, Gérard de Nerval.
19Or le poème reste discret à ce sujet et ne révèle aucun mystère lié à la vie du poète qui écrit le poème. Les figures de l’exil se dédoublent et se reflètent: l’exil en mer répond à l’exil terrestre. Les matelots perdus en mer sont comparés aux orphelins asséchés; la Douleur incarnée par la Louve est une allégorie romantique et romaine. Dans les derniers vers du poème, les quatre figures se perdent dans la foule parmi les exilés et les mélancoliques, tous ceux qui portent le deuil dans la modernité parisienne d’après Baudelaire.
20Dans le troisième livre de L’Enéide, Enée débarqué à Epire trouve Andromaque dans un bois sacré où coule un fleuve factice (“menteur”) qui reproduit le Simoïs. Elle est près d’un tombeau vide, reconstruit, en train d’honorer les cendres d’Hector. Devant le tombeau vide, elle présente le sacrifice et les libations funéraires. Elle se fige, épouvantée, à la vue d’Enée. Baudelaire évoque ce moment et le silence extatique qui suit l’apparition d’Enée, mais Andromaque ne parle pas dans “Le Cygne.” De son discours, Baudelaire ne retient que les circonstances de l’esclavage domestique qu’elle vit. Dans le poème de Baudelaire, l’extase d’Andromaque est ambiguë – est-ce l’effet du culte des morts ou de la terreur qu’elle ressent devant Enée et ses hommes? Comme elle, le Narrateur moderne du poème élabore sa lamentation lyrique silencieusement, mais le lecteur peut lire dans ses pensées. L’Africaine exilée à Paris partage le silence d’Andromaque. Le Narrateur seul nous représente les pensées des femmes, et il cite la parole poétique du Cygne.
21Il n’y a que le Cygne qui parle. L’étrangeté de l’oiseau parlant indique la stratégie allégorique du poème: emprunté de Virgile et d’Ovide, le Cygne fait correspondre la ville moderne et l’antiquité. Comme les autres personnages, le Cygne est seul dans la poussière de l’exil, et “le coeur plein.” La figure de l’apostrophe est à l’œuvre depuis le commencement du poème. Discrètement, Baudelaire inscrit l’amour dans un paysage désert. La tendresse du Narrateur lorsqu’il parle à Andromaque serait une allusion à la relation familière entre Enée et Andromaque dans le texte de Virgile.
22Chez Baudelaire, le contexte parisien du présent et du passé rend quasi-moderne le deuil des troyens et rappelle la temporalité du troisième chant de l’Enéide, lorsque le récit mélancolique d’Andromaque fait revivre la gloire du passé dans un présent vide. “Le Cygne” met en place le croisement de l’antiquité et de la modernité par des déplacements et des correspondances: dans les constructions du poète, indiquées par la pensée du Narrateur, l’usage de l’allégorie rapproche les quatre personnages. Le Narrateur est un flâneur; de même, la Noire d’Afrique ferait le trottoir. Ils sont perdus, assoiffés, isolés et anonymes; la vie moderne les isole. Loin d’Afrique, la Noire est mortellement malade.
23Andromaque est une ombre, une pensée. Pour le Narrateur, c’est une veuve qui renonça à tout avenir possible. Baudelaire laisse résonner le portrait racinien d’Andromaque, son attrait magique pour Pyrrhus et son refus de l’amour. Sa forme mélancolique la rapproche de l’objet d’un désir extravagant, la femme inconnue de “A Une Passante”: le deuil et le sacrifice de l’amour sont vécus par le Poète de la modernité comme par les figures féminines qu’il inscrit comme des sujets mystérieux et puis comme des objets de désir représentés dans certains des “Tableaux Parisiens”. Le Narrateur qui part à la dérive rappelle le portrait d’Enée, dépossédé et parti en exil. C’est ainsi que Baudelaire rapproche le Narrateur d’Andromaque.
24Le Cygne, lui aussi en exil, évoque l’errance d’Enée ainsi que le reflet du Poète et la métamorphose divine. C’est un animal qui parle comme un homme: étrangement sublime, l’oiseau anthropomorphe est une allégorie vivante de l’exil du Poète. Comme le Narrateur, il pratique la forme poétique de l’apostrophe. Il descend d’une lignée d’animaux parlants depuis l’antiquité et jusqu’au dix-septième siècle, depuis Esope et jusqu’à La Fontaine et au- delà. Mais le Cygne n’est pas un personnage de fable. Son regard est tragique, sa parole (comme celle du Narrateur) reste sans réponse ni consolation. Dans le décor moderne du poème de Baudelaire – et vu le silence des autres personnages – le Cygne de Baudelaire proposerait une vision de l’allégorie en tant que telle. Le Cygne montre la mise à distance typique du fonctionnement de l’allégorie (de sa mode de représentation): cette mise à distance opère par rapport aux gens et aux objets que l’allégorie représente. Elle les présente comme autres, “aliénés.” L’abstraction prend forme dans une personnification: inversement, la personne d’un individu se donne comme une chose ou un objet à fonction emblématique.
25Chez Baudelaire, l’allégorie remonte au baroque – à sa violence et son invention poétique – pour devenir moderne. Ainsi Baudelaire quitte le monde des stéréotypies au dix- neuvième siècle pour entrer dans ce que Flaubert appelle l’estrangement. L’aliénation ou l’altérité fait foisonner les mots et les images dans l’excès et le débordement. Chez Virgile, lorsque Andromaque relate à Enée que son mari vainqueur la possède comme un esclave, comme une chose, elle fait allusion à une forme d’aliénation que le poème de Baudelaire relève dans la prostitution, dans l’exil, dans la violence coloniale. Depuis Andromaque, on lit “les choses” de l’amour en proie à la violence dans le contexte des “choses parisiennes” – marchandises, prostitution, dépossession. Baudelaire se sert de l’allégorie afin de dévoiler l’étrangeté – à la fois l’aliénation et les transports extatiques, mais aussi l’anonymat – qui hante le citadin du dix-neuvième siècle. La poésie de Baudelaire fait état de la chute, de la descente de l’être, dans les contextes précisément historiques et érotiques de la vie moderne.
26Les allusions à Virgile puis à Ovide, à ses vers au sujet de l’être humain ainsi qu’à son exil, suggèrent une correspondance entre le Cygne au désespoir et le Narrateur, qui note en passant que la ville change plus vite que le coeur d’un mortel. Les mots à la rime de cette plainte énigmatique, la mélancolie et l’allégorie, donnent le ton et soulignent la stratégie esthétique du tableau. La Place du Carrousel paraît comme un lieu historique et multiple, simultanément moderne et ancien, et laisse résonner son propre écho du faux Simoïs. Dans les dernières strophes de la deuxième partie, le petit fleuve devient un vaste océan: le simulacre du fleuve troyen se mêle à la Seine (qui coule sous le pont du Carrousel). Dans un contexte parisien, l’eau des fleuves rappelle l’alliance mythologique entre Troies et le dieu Neptune évoquée par Virgile et Ovide. Comme Enée, le Narrateur en dérive part en mer.
27Dans ce poème, le regard se laisse emporter par la lourde pensée du sujet mélancolique. L’évocation liminaire d’Andromaque met en place une série de correspondances allégoriques qui soutiennent le poème jusqu’à la dernière strophe: le cor sonne en réponse à la plainte du Cygne et le coeur de l’exilé(e) débordant d’images. L’union des contraires, chère à l’esprit baroque, s’élabore à partir des éléments: l’eau et le feu, appelés par le cygne, l’air qui manque à l’Africaine phtysique et la terre, qui retient ces prisonniers, tandis que la mer représente leur liberté.
28Baudelaire serait le poète moderne le plus porté vers l’oxymoron, image ou figure de l’union des contraires. “Le Cygne” montre les figures de plénitude et de vide portées par l’oxymoron et l’allégorie qui le prolonge. L’air: le plein souffle de la musique accompagne le Narrateur à bout de souffle, lorsque sa voix expire dans “bien d’autres encor!” La mer: le ruisseau desséché, pourtant, se mêle au lac natal imaginé par le Cygne pour nous emporter en mer. La marée qui menace les matelots isolés serait virtuelle mais ambivalente: mortellement dangereuse pour ces orphelins terrestres qu’elle retient, néanmoins elle répond aux prières du grand Cygne devant le Louvre. Dans les dernières strophes du poème, la mer révèle la fertilité de la mémoire et de ses simulacres. La protection des Troyens venant de Neptune, on sent une sorte de complicité de ce côté lorsque dans les évocations des cygnes chez Ovide, Neptune (ou parfois Apollon) finit par faire revivre les noyés. La métamorphose est porteuse de résurrection, lorsque ces personnages se transforment en cygnes. Victor Hugo à Hauteville House, dans l’île de Guernesey, aurait pu entrevoir une allusion à sa personne, habilement laissée en suspens par le Narrateur et “son” grand Cygne, vers la fin du poème. Et pourtant l’usage du pronom possessif montre un Baudelaire propriétaire de l’esprit poétique venu de très loin.
29L’idée fixe occupe la métamorphose, en quelque sorte. Depuis le croisement des images poétiques, l’appel du féminin et la douleur de l’exil, la pluie appelée par “mon grand cygne” retrouve l’eau de “ma mémoire fertile” pour se déverser dans la mer. Porté par ces eaux, le poème s’élance jusqu’en Inde et en Afrique, de façon inattendue, depuis les deux Simoïs, la Seine et la mer Atlantique. Sous les menaces des dieux et des hommes, les matelots partis aux grandes découvertes parcourent la planète de Neptune, tandis que les rêves d’évasion et de liberté tournent court sous le ciel “cruellement bleu”.
30La complicité tacite qui lie les quatre personnages est l’effet d’un regard d’étrangeté, de désir et de langueur. Le Poète parle pour eux, depuis les reflets magiques de la métamorphose, depuis ses transformations de l’espace et du temps. En évoquant ces quelques figures de l’antiquité et de l’Afrique, le Poète perdu en exil se retrouve dans les rues de Paris, déguisé en Cygne.