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Texte intégral

Si l'invraisemblable arrive, c'est donc que ce qui est invraisemblable est vraisemblable.
Aristote

1Carnets lance son troisième numéro annuel consacré à l’une des thématiques les plus répandues mais si peu abordée par les études littéraires contemporaines: l’(in)vraisemblable. Si le concept de vraisemblable s’est perpétué dans l’histoire littéraire et culturelle, comme on le sait, dans les modalités de la logique narrative, il n’en reste pas moins vrai que les conditions de sa mise sur pied n’échappent pas au concept aristotélicien de mimesis véhiculé d’ailleurs par la sémiotique en tant qu’illusion référentielle.

2Cette notion a connu des variations considérables tout au long de l’histoire littéraire et si elle n’occupait pas, pour ainsi dire, au XXe siècle, une place centrale dans les débats théoriques par opposition à l’attention dont elle fut l’objet dans les traités de poétique de jadis, surtout à l’époque antique et à l’époque classique, “elle fonde le pacte de lecture selon lequel le texte est jugé recevable, et réaliste ou fantaisiste” (Pernot, 2002 : 647). A ce propos, Roland Barthes sépare l’idée de réalisation du possible du concept de vraisemblance à l’époque classique car, comme il dit, “toute la culture classique a vécu pendant des siècles sur l’idée que le réel ne pouvait en rien contaminer le vraisemblable; d’abord parce que le vraisemblable n’est jamais que de l’opinable” (Barthes, 1982).

3En outre, les variations sur ce concept dès l’âge baroque et classique ne se limitent pas uniquement à la simple question de l’évocation des événements possibles ou probables mais tendent à déplacer son applicabilité vers une dimension morale et sociale inséparable du respect des bonnes mœurs et, par là, des bienséances. N’oublions pas que la rhétorique stipule des frontières entre le vrai-vraisemblable et le vrai-invraisemblable, entre le faux- vraisemblable et le faux-invraisemblable, car l’enjeu se situe du côté de la crédibilité et des modalités d’adhésion du public. La question ainsi posée met en avant non plus uniquement l’acte de langage mais l’acte de croyance volontaire et quelquefois dérisoire.

4On le sait, le vraisemblable a toujours été ponctué par des expérimentations formelles et esthétiques. Mais sous quelle forme a été problématisée cette notion et quels en ont été les procédés, les effets et les enjeux? Quels clivages entre la réalité et la fiction pour autoriser le vraisemblable ou l’invraisemblable diégétique? Quels protocoles rhétoriques dans la mise en scène du vraisemblable dans un espace des possibles? Quel impact sur la notion traditionnelle du vraisemblable dans le processus de réhabilitation de la dimension mimétique du texte ou de l’art et sa déconstruction?

5Autant de questions auxquelles ont essayé de répondre les auteurs des différentes études ici présentées afin d’aboutir à la délimitation des liens et des frontières entre des notions aussi diverses que celles d’illusion, vrai, nécessaire, effet de réel, fiction et genre.

6En abordant l’étude de quelques fables de Marie de France, Ana Paiva Morais est amenée à se pencher sur les débats théoriques qui ont eu lieu à l’époque sur le statut de la vérité narrative. Par une étude de l’héritage de la triade antique fabula-argumentum-historia, on y voit que le vraisemblable repose plutôt sur ses connections à la morale que sur ses rapports au réel. Dans ces conditions, le vraisemblable devient ce que l’auteur appelle “une catégorie à renverser”, remplacée par celle du probable.

7Leila Aguiar Costa nous propose, à travers une analyse des différentes acceptions de la notion de mimesis, une réflexion sur l’ (in)vraisemblance chez Cyrano de Bergerac. En effet, en partant des Entretiens pointus et de L’Autre Monde, l’auteur nous montre comment ces œuvres semblent s’opposer au genus icasticum et entrent dans le genus phantasticum où Cyrano joue sur la métamorphose du langage, le registre du jeu, du simulacre et de l’agrément.

8L’étude de la pièce A Grifaria sert de tremplin, sous la plume de Maria Luisa Malato Borralho, pour questionner une dramaturgie très peu étudiée au Portugal, celle de Manuel de Figueiredo. Ce nouveau regard projeté sur la doctrine et la dramaturgie de cet “académique” et “arcadien”, imitateur des modèles de l’Antiquité et du Classicisme français, grand admirateur de Corneille et de Diderot, permet de tracer les lignes des frontières entre vraisemblable et invraisemblable sous l’effet de l’illusion et de la dénégation.

9Ana Alexandra Seabra de Carvalho nous mène dans le domaine du récit sur le fantastique construit sur l’incertitude et l’ambiguïté où le réel et l’irréel s’entrecroisent car l’invraisemblance du merveilleux et la vraisemblance aristotélicienne du Classicisme et du Réalisme y sont catégoriquement rejetées. Les exemples étudiés, les contes Le Sylphe, de Crébillon et Apparition, de Maupassant ainsi que quelques poèmes de Le Spleen de Paris, de Baudelaire, sont bien la preuve de la construction d’un discours ambigu au service d’une littérature ancrée sur les phénomènes extraordinaires inexplicables.

10L’univers balzacien est évoqué aussi dans ce recueil. Mais c’est plutôt un Balzac insolite qui nous permet de voyager dans un monde où règne la fantaisie, où tout devient possible, qui nous est délivré par Pedro Méndez. S’attachant à l’étude de quatre récits de voyage issus de La Comédie humaine, l’auteur attire notre attention sur l’invraisemblable balzacien et nous montre par quels procédés l’écrivain réaliste nous mène vers le monde de l’imagination et de l’incroyable.

11Toujours ancrée sur la production littéraire du XIXe siècle, Alicia Piquer Desvaux exploite les liens de l’espace surréel de l’écriture d’Apollinaire avec une réalité aux multiples visages où les conventions et, par extension, le vraisemblable, souffrent une remise en cause. Une remise en cause qui tend vers un art nouveau où l’imagination et la rêverie règnent en maître.

12À travers une analyse des œuvres de Jarry, Kafka, Cortázar, Vian et Queneau, Lidia Morales Benito évoque l’avènement d’une vraisemblance nouvelle introduite par le mouvement néo-fantastique et inséparable elle-même de l’insolite.

13Jean-François Duclos interroge les limites du vraisemblable chez Jean-Benoît Puech et met en avant les moyens employés par l’écrivain pour mettre en scène une vérité éditoriale aux traits d’un masque fictionnel. Les caractères de dédoublement et d’ambiguïté jouent, dans la mise en place du processus de création de l’auteur supposé, le rôle principal, dans un véritable jeu de miroirs entre la Vérité et la Fiction.

14Interrogeant la taxinomie littéraire autonome désignée par “minimalisme positif” défendue par Rémi Bertrand, José Domingues de Almeida revisite la notion d’écriture / fiction de l’authenticité, notamment celle appliquée par Philippe Delerm dans trois textes: La première gorgée de bière (1997), Le portique (1999) et La sieste assassinée (2001).

15Évoquant les romans contemporains de Jean Echenoz et de Jean-Philippe Toussaint, Dominique Faria nous montre de quelle façon ces auteurs se servent de la notion de vraisemblance pour créer ce que la critique a appelé l’“illusion auctoriale”. En dégageant les procédés les plus utilisés par lesquels les écrivains déjouent les conventions romanesques contemporaines, l’auteur en arrive à stipuler un ordre de fonctionnement de la vraisemblance empirique, diégétique et pragmatique.

16On le voit, la vraisemblance a toujours été une question essentielle pour les créateurs, qu’ils la prennent pour objectif à atteindre, pour catégorie à détruire, ou tout simplement à déjouer, à en tester les limites. Les études et les travaux artistiques réunis dans ce volume illustrent cette richesse. Ils montrent aussi qu’il ne s’agit pas d’une notion stable, ce qui a été conçu comme vraisemblable à une époque ne l’étant pas à l’autre.

17Dans Brèves et Aphorismes, Urbano Bettencourt joue et déjoue la logique des mots et des conventions, dans un ton humoristique qui nous invite toutefois à réfléchir à nos idées préconçues sur ce qui est possible et impossible, vraisemblable et invraisemblable. Quant au texte de Marc Graff, il nous plonge dans un univers entre le surréel et le non-sens, où l’interprétation conventionnelle des mots et du monde est mise en question, mais où nous percevons, comme en filigrane, la logique intrinsèque de nos vies. Philippe De Jonckheere, dans un esprit Oulipien, nous raconte une histoire de (faux) faussaires, de productions et de reproductions, dont la voix auctoriale empêche savamment le lecteur de jouir des certitudes traditionnellement fournies par les récits. Vrai et vraisemblable n’y vont plus de pair.

18Les deux derniers travaux de cette section associent image et texte. Du rapport entre ceux-ci naît la dichotomie vraisemblable/invraisemblable que les deux artistes s’amusent à déjouer. Ainsi, Marise Laget travaille la photographie, art de la vraisemblance par excellence, surtout lorsqu’elle prend pour objet des endroits réels. L’auteur fait accompagner chacune de ses images d’un court texte pastichant les légendes des objets exposés dans les musées naturels, dont le but est d’annuler l’effet de vraisemblance de la photographie. François Matton, pour sa part, fait accompagner ses dessins de légendes, le tout donnant lieu à un court récit fragmenté où l’ironie et l’invraisemblable se fondent avec une critique acerbe de la société contemporaine.

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Bibliographie

PERNOT, Denis (2002). “Vraisemblance”. In: P. Aron, D. Saint-Jacques, A. Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire. Paris: PUF.

BARTHES, Roland (1982). “L’effet de réel”. In: R. Barthes, L. Bersani, P. Hamon, M. Riffaterre, I. Watt (dir.). Littérature et réalité. Paris : Points.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ana Clara Santos et Dominique Faria, « Editorial »Carnets, Première Série - 3 | 2011, 5-9.

Référence électronique

Ana Clara Santos et Dominique Faria, « Editorial »Carnets [En ligne], Première Série - 3 | 2011, mis en ligne le 18 juin 2018, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/carnets/5813 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/carnets.5813

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Auteurs

Ana Clara Santos

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