1C’est le phénomène des écrivains trans-européens qui remplissent les grilles de la littérature européenne, française, anglo-saxonne ou allemande. Mais dans mon essai, je me limiterai au seul cas de la littérature de langue française.
2Vassilis Alexakis est un écrivain européen ‒ j’ajouterais même, un écrivain d’écriture européenne. Né en Grèce en en 1944, Alexakis vient à Lille, à dix-sept ans, avec une petite bourse pour faire des études de journalisme. À la fin de ses études, il rentre en Grèce, mais il revient en France à cause du coup d’état militaire en Grèce en 1967. Il se marie, travaille comme journaliste et écrit des romans en français.
3Curieusement, Alexakis ne se range pas tout de suite comme écrivain français. Au contraire, il se sent Grec. De plus, et il est préoccupé dès le début de son écriture par le problème de l’identité. L’auteur lit alors des écrivains étrangers, Beckett, Ionesco et autres, des écrivains d’expression française comme lui.
4Le souci de l’identité apparaît aussi dans ses romans. Dans Contrôle d’identité, Paul, le protagoniste, qui perd la mémoire, cherche son visage dans la glace d’un café. Il ne sait pas qui il est. Il y a une quinzaine d’individus environ autour de lui. Il doit bien être l’un parmi eux. Comme l’auteur, le héros Paul, tourmenté par les questionnements sur son identité, ne sait plus s’il est Grec ou Français. Tous les romans de Vassilis Alexakis sont traversés par le topos de la quête d’identité, une identité complexe. De ses premiers romans Paris-Athènes (1989) et La Langue maternelle (1995), jusqu’à même son avant dernier livre L’enfant grec (2012).
- 1 Efstratia Oktapoda-Lu, « Vassilis Alexakis ou la quête d’identité », La Langue de l’Autre ou La Dou (...)
5Durant cette quête, véritable tourmente pour l’écrivain, se dresse le binôme d’identité-altérité. L’écrivain souffre, il a conscience qu’il n’est plus grec, mais il n’est pas français non plus. D’où cette souffrance intérieure, ces allers-retours, au fond de son âme et dans le pays. En cherchant sa propre identité, Alexakis découvre finalement qu’il a construit une conscience différente, et cela grâce à la langue française. De négatif, son bilan devient positif. Car ses romans, à travers l’Autre, vus sous le prisme de l’Autre, « apparaissent comme une réappropriation conçue pour l’intégrer à un univers européen » 1.
- 2 Robert Jouanny pose le problème : « s’enrichir de soi, s’enrichir de l’Autre ». Voir la « Présentat (...)
6En effet, l’œuvre de Vassilis Alexakis est un discours continu sur l’altérité. Son ouverture vient du discours constant sur l’Autre. L’Autre, pays d’accueil ou terre perdue, devient pour lui une source d’énergie, une véritable source d’inspiration. « L’altérité devient le corollaire de l’identité et aboutit à une ouverture de deux entités culturelles, à une parfaite entente mutuelle entre les deux mondes culturels, l’écrivain devenant un traducteur permanent, un individu qui véhicule de la langue première (la langue maternelle) à la langue d’écriture (la langue étrangère) son histoire, son rapport au monde », souligne Maria Orphanidou-Fréris (1998 : 124). « L’écrivain s’enrichit à la fois de soi et de l’Autre »2, souligne pour sa part Robert Jouanny (1990 : 3).
7Bien que l’identité ne soit pas Une et ne soit jamais complètement aboutie, ne serait-ce qu’en raison de l’infini du processus de socialisation, le regard des Autres, par sa puissance d’évocation, se constitue comme pouvoir-sur, en tant que dissymétrie entre ce que l’un fait et que l’autre subit, souligne Paul Ricœur (1990 : 256).
- 3 Sur ce qui est de l’identité-altérité chez Vassilis Alexakis, voir l’article de Efstratia Oktapoda- (...)
8La question identitaire est forcément complexe. L’écrivain cherche à se reconnaître soi-même et à comprendre son identité. Dans Paris-Athènes, l’auteur parle dans un style autobiographique narré du problème du migrant confronté à une autre identité et du problème de l’écrivain confronté à l’Autre, à l’autre langue et à l’autre culture3.
Le récit Paris-Athènes, bien qu’il soit autobiographique, reste avant tout le témoignage du combat d’un auteur, convaincu d’appartenir à une des plus anciennes cultures, à un pays réputé non francophone, qui a choisi d’écrire en français et de s’autotraduire (...). Il sent l’effet de vivre deux vies, d’appartenir à deux cultures (Orphanidou-Fréris, 1998 : 124). Parler la langue de l’Autre ne signifie pas toujours communiquer, faire dialoguer deux conceptions, deux cultures, c’est aussi créer dans la perspective de l’Autre, s’expliquer en s’identifiant à l’altérité, discuter sur le même niveau (Orphanidou-Fréris, 1998 : 123-124).
9Je vais aborder à cette phase de mon analyse le problème de l’identité européenne et transnationale sous le prisme de la migration et de l’exil qui sont au centre de ma recherche et qui ont préoccupé presque tous les écrivains des Balkans. Pour cela, je vais analyser par quels moyens littéraires la crise identitaire animée par la migration et l’exil est présentée et traitée dans l’œuvre de Vassilis Alexakis, quel questionnement idéologique et ontologique elle éveille, et quelles sont les réponses proposées par Alexakis qui a eu sa propre part d’expérience migratoire.
10Entraînant une rupture avec son milieu et les modèles où l’individu a été socialisé, la migration constitue une situation de crise d’identité car elle constitue un changement « d’une telle importance qu’elle ne met pas seulement en évidence mais en péril l’identité » (León Grinberg et Rebeca Grinberg, 1986 : 42). Dans ce contexte de crise, le migrant s’interroge sur ce qu’il est par rapport à son passé et à l’espace différent du pays d’origine. Repérable à des degrés différents et sous des aspects diversifiés, ce questionnement se trouve à l’origine de la quête identitaire des personnages qui découvrent différentes formes d’étrangeté autour d’eux et en eux-mêmes (Kristeva, 1988).
11Comme dans toute période de crise, il est important de saisir ce qui émerge en positif d’acquérir une nouvelle langue et de se faire une nouvelle identité, professionnelle, culturelle, individuelle, personnelle, collective ou autre.
12Dans le cas d’Alexakis, et de tous les écrivains grecs d’expression française, la langue française donne non seulement l’occasion de traverser des traditions et des cultures différentes, mais aussi de déstabiliser l’idée même de l’homogénéité identitaire de l’Autre et du Même, d’inverser les codes et de construire un espace hétérogène où l’Autre et le Même semblent se regarder, intervertir leur place, devenir chacun la propriété de l’autre.
- 4 Sur l’exil et le déplacement géographique de l’auteur, voir aussi Efstratia Oktapoda-Lu, « Le vérit (...)
13Pour l’auteur, l’exil n’est perçu pas en tant que tel, mais comme un voyage vers l’Autre, vers ce qui est le Même et en même temps différent de Soi4. Possédant désormais une identité européenne, Alexakis vient inconsciemment vers la langue de l’Autre et écrit ses romans en français. Mais si le choix de la langue semble être fait, son périple identitaire ne sera pas pour autant simple. Au contraire, il sera long et douloureux. Pris dans le tourbillon de deux cultures et de deux langues, l’écrivain manifeste la crise de son identité, une identité partagée entre « ici » et « là-bas ». Cependant, pour douloureuse que soit cette errance dans une contrée désormais étrangère, elle n’en reste pas moins une nécessité. Elle répond à un mouvement de l’être que l’“ailleurs” ne cesse de solliciter.
14L’imaginaire grec devient l’ancrage essentiel et le tenant culturel de la nouvelle identité d’Alexakis, qui est une identité plurielle. À ce moment, Alexakis écrit en français des romans qui s’en rapportent à la Grèce. La rencontre avec l’Autre se révèle bénéfique pour l’auteur : non seulement elle l’aide à prendre conscience de sa langue maternelle, mais elle lui offre un véritable outil de travail et une thématique renouvelée de l’exil et du déracinement (Oktapoda-Lu & Lalagianni, 1985).
15L’exil devient le catalyseur principal dans l’écriture d’Alexakis, une sorte d’euphorie littéraire. Perçu comme une mouvance fructueuse, il permet à l’écrivain d’explorer de nouveaux espaces. Par sa rupture entre deux mondes, plus que déplacement géographique, l’exil est un déplacement symbolique et existentiel où après avoir fait l’épreuve du vide et du néant un questionnement identitaire commence à se construire (ibidem).
16La nouvelle patrie et la nouvelle langue sont à l’origine de nouveaux thèmes et de nouveaux espaces. La problématique de l’Autre, de l’Étranger, de l’Immigré, de l’Exilé, se répercutent sur l’écriture de l’auteur qui s’enrichit de nouveaux thèmes. La littérature d’Alexakis n’est pas une littérature nationale, monolithique et restreinte. L’écriture d’Alexakis est caractérisée par la présence de l’identité et de l’altérité, de l’identité européenne et de l’altérité nationale – qui est un thème majeur de la littérature postmoderne des XXe et XXIe siècles où dans le contexte de la mondialisation les profondes mutations sociales, les flux de migration et de déplacement géographique influent sur les conceptualisations de l’identitaire et la constitution du soi.
17Il faut souligner aussi que la confrontation linguistique affecte l’identité. Écrire dans la langue de l’Autre, entraîne un dédoublement de la personnalité, entre le moi antérieur et le moi présent. Après tous ces périples, à cette phase de son existence, l’écrivain Alexakis n’est plus ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Il n’est pas seulement Grec, mais il n’est pas tout à fait Français.
18Un autre problème, bien complexe, se pose aussi, celui de la langue d’écriture. Il est difficile, presque impossible de parler des expériences du pays dans la langue de l’Autre, comme il est difficile de rapporter le vécu en terre étrangère dans la langue maternelle. Pour le migrant, la langue n’est pas seulement celle du pays d’origine. De nouveaux rapports s’établissent avec la nouvelle langue qui sont en général à l’origine du malaise : rupture avec l’attachement traditionnel et construction de soi. « Toutes les nuits je rentrais en Grèce. Et tous les matins recommençait le même mauvais rêve : je me réveillais dans un autre monde. Personne ne comprenait autour de moi la langue dans laquelle je me parlais », raconte le héros dans Les mots étrangers (2002 : 128).
19Ce questionnement identitaire sur sa nouvelle appartenance à l’espace social est beaucoup plus perceptible dans Talgo où l’auteur « confesse son appartenance à deux pôles culturels et son refus de rejeter l’un d’eux » (Fréris, 1990 : 150). In fine, en choisissant de s’exprimer définitivement en français, Alexakis semble « échapper à sa vertigineuse dualité » (Jouanny, 2000 : 172).
20Depuis ses premières œuvres, hésitantes entre la Grèce et la France et caractérisées par de douloureuses et incessantes quêtes de soi, Vassilis Alexakis écrit en français et devient un écrivain du patrimoine littéraire français. L’auteur exprime même ses inquiétudes de transcrire en grec ses expériences françaises.
L’idée que je pourrais être amené un jour ou l’autre à rompre avec le français m’a bouleversé. Renoncer à cette langue dans laquelle je m’exprimais depuis si longtemps serait fatalement prendre congé de moi-même. Je pensais que, si les Français me considéraient comme auteur grec, mes compatriotes seraient davantage fondés à me classer parmi les étrangers (Paris-Athènes, 1989 : 17) (…) Je continuais cependant à écrire en français. Je le faisais par habitude et par goût. J’avais besoin de parler de la vie que je menais ici. J’aurais difficilement pu raconter en grec l’immeuble à loyer normalisé où j’avais vécu pendant douze ans, le métro, le bistrot du coin. C’est en français que tout cela résonnait en moi. (idem : 13)
- 5 Sur les frontières entre identité et altérité chez Vassilis Alexakis et les écrivains francophones (...)
21Primé en 1995 avec le Médicis pour La Langue maternelle, Alexakis devient un écrivain français confirmé. On est face à l’identité de l’écrivain francophone qui « écrit en français », et qui, de plus, « écrit un texte littéraire en français ». L’écriture en français est vécue sur le mode euphorique pour l’auteur au niveau de l’expression et de la transcription des sentiments et des idées. L’usage du français présente pour les écrivains grecs d’expression française un choix de liberté. Pour Vassilis Alexakis, la langue française est la clé de voûte pour s’exprimer sans contraintes politiques ni censures. C’est aussi, désormais, un choix personnel pour l’auteur (Oktapoda-Lu, 2006)5.
22« J’avais décidé d’assumer mes deux identités, d’utiliser à tour de rôle les deux langues, de partager ma vie entre Paris et Athènes (…). Le grec m’attendrissait, me rappelait qui j’étais. Le français me permettait de prendre plus facilement congé de la réalité » (Alexakis, 1989 : 195). Aux frontières de l’entre-deux, Alexakis, qui part à la recherche de son identité personnelle, au risque de se tirailler et de se déchirer entre les deux, découvre finalement son identité plurielle (Oktapoda-Lu, 2006). Mais s’il acquiert une ʽnouvelle identitéʼ, c’est au prix de la perte de son identité d’origine.
L’origine n’est pas une langue, ce serait même une absence de langue assez riche et fertile pour être aussi un potentiel infini d’où se ramifient le dire et le mal-à-dire. L’entre-deux-langues est le partage même de la langue, dans sa dimension poétique, sa prétention au dialogue, son champ de miroirs où chacun s’identifie et de dés-identifie ; recharge et décharge d’identité (Sibony, 199 : 31).
23Entre identité européenne et altérité nationale, la quête sera longue et éprouvante. « Le paradoxe est que notre mémoire n’est pas un stock mais une pulsation multiple : elle rattrape ce qu’elle lâche, elle lâche pour retenir, et ses appels sont des forces de rappel », rappelle Sibony (1991 : 32). Et l’auteur de souligner : « le français a augmenté mon plaisir, il m’a ouvert de nouveaux espaces de liberté (…) Je ne prétends pas seulement connaître le français, je prétends que le français me connaît aussi » (Alexakis, 1989 : 14).
24Par-delà les douleurs et les crises identitaires, l’écrivain Alexakis arrive par l’écriture à l’abolition des frontières de l’identité. Par la langue de ses œuvres, l’écrivain grec devient écrivain français. Il traverse les frontières, il dépasse l’identité grecque pour atteindre l’altérité trans-nationale.
25Si le destin des écrivains francophones ne fut pas toujours enchanté – et là j’emprunte la deuxième étymologie de Frontierland, pays des Royaumes enchantés de Disney – ces écrivains de tous horizons et de toutes origines, sont inexorablement des écrivains de Frontierland, une land spéciale, une terre infinie qu’ils traversent par l’écriture.
26Les dangers de ce royaume magique s’avèrent nombreux : rupture avec les liens traditionnels, perte de l’appartenance collective, perte des certitudes identitaires, effritement des valeurs, désagrégation de l’individu. Toutefois il faut s’interroger sur la façon d’aborder les éléments qui façonnent le soi pluriel.
27Dans le pays de Frontierlard, l’illusion du rêve vu comme re-construction d’une vie, est surtout et avant tout une ré-écriture et une nouvelle manière d’appréhender le monde. Si le manège féérique de Disneyland et d’autres lieux magiques fait tourner carrosses et chevaux dans le tourbillon des contes de fées, dans la Disneyland littéraire, le récit fait tourner les langues et les discours de la même façon que la littérature fait tourner les savoirs. Le récit apparaît ainsi le lieu d’un devenir autre dans la langue de l’écriture.
28L’écrivain Vassilis Alexakis est un écrivain de Frontierland, pays de charme, de divertissement et d’illusion comme Disneyland, un écrivain européen aux identités multiples qui a traversé par son écriture la magie de Frontierland qui unit les peuples par l’écriture.