- 1 Marie Susini est née à Rennu (Corse), le 18 janvier 1916, et décédée le 22 août 1993 à Orbitello (I (...)
1Les écrits insulaires de Marie Susini ne forment qu’un seul et même livre : L’île sans rivages1 (Susini, 1981), lieu de contemplation, d’action et maillon de l’histoire universelle. En effet, l’étudiante de Bachelard, l’amie de Camus, Michaux, Bresson, Vittorini, Silone, Kateb Yacine et Jean-Toussaint Desanti a toujours été à l’écoute de sa Corse natale, celle des années 1930-1950, où réside un riche potentiel diégétique et un espace textuel où le poétique et le narratif interfèrent souvent. En effet, Marie Susini n’a cessé de questionner son île méditerranéenne marginalisée et de la fouiller avec exigence et passion. Son écriture, qui ne se borne nullement à un calque du réel, révèle les thèmes que cet espace paradoxal et ambivalent lui renvoie, comme l’origine mythique, l’absolu de l’amour, la force du sang, les éternels départs, la mort, le silence de Dieu. Dans l’île susinienne, mater et materia qui clôture et unit, les préceptes qui régissent la vie quotidienne ont une force proche du sacré : ainsi « il ne pouvait se glisser le plus menu caprice, la plus petite fantaisie dans ces rouages, ni même tout simplement du jeu […]. Tout avait la force de l’interdit, du tabou, la moindre faute devenait sacrilège et était suivie de la sanction » (Susini, 1989a : 290).
- 2 Principaux envahisseurs de la Corse : Phéniciens, Phocéens, Étrusques, Romains, Vandales, Maures, P (...)
2Écrit dans la nostalgie et la douleur, L’Île sans rivages a pour cadre une île où Marie Susini a passé son enfance, mais qu’elle ne cesse, en vain, de vouloir quitter pour mieux la dire et dire le monde. En effet, l’écrivaine de Rennu est convaincue que le fait de naître et de vivre bon gré mal gré en Corse est déterminant dans le regard qu’elle porte sur le monde et dans ses créations poétiques. L’île qui émerge de sa mémoire est un lieu divinement clos et tragiquement fermé qu’il faut malgré tout maintenir par la magie du verbe. La force de son écriture réside dans sa passion à dire le mythe et la réalité de son lieu natal (souvent envahi2), mais aussi dans le pouvoir mémoriel qui récupère son patrimoine culturel et identitaire, son mode de vivre et de penser, son comportement social, moral et religieux. Marie Susini écrit La Renfermée, la Corse :
Dès que l’avion s’approche de la Corse et que brutalement elle est là, âpre, sinistre, ma gorge se serre, j’ai envie de fuir sur-le-champ, avant même d’avoir posé le pied sur son sol. Dans le temps de ce seul regard, elle émerge comme le dernier reste de l’immense chaos qui déchira la nuit du monde. (Susini, 1989a : 275)
Jamais je ne vois la Corse aussi bien, jamais je ne me sens aussi près d’elle que lorsque je suis à Paris où j’ai choisi de vivre, loin d’elle. Et même elle se fait parfois si proche que je sens encore l’intense parfum du maquis au printemps, l’odeur âcre de la terre, lourde des olives noires, celle de la pierre chauffée par le soleil de midi dans l’air tout bleu de la plage. J’entends encore le chant continu de l’oiseau la nuit dans les branches des orangers. (Susini, 1989a : 295)
3La Corse susinienne – éternelle et anhistorique, fermée au hasard et à la contingence – participe donc d’un univers tragique. Montagne isolée dans la mer, associée aux déplacements maritimes et initiatiques, elle est aussi terre de mythes et de dieux. Cette image procède d’une tradition, rénovée par une thématique contemporaine (isolement, nostalgie de l’enfance, goût de l’errance, âpreté des rapports humains, etc.) et revivifiée par un style original et incantatoire. En effet, Marie Susini recherche le lieu premier de ses origines, espace privilégié de la réconciliation entre réalité et fiction. Toutefois, son insularité apparaît comme un élément constituant son être et l’empêchant de se réaliser, la vouant à la solitude et à l’exil. À travers la structure insolite de La Renfermée, la Corse, où l’exotisme est remplacé par l’étrange, l’écrivaine de Rennu interroge l’éternelle dialectique de l’ici et de l’ailleurs, de l’individu et de la diaspora : « Mon rapport avec elle n’est fait que d’approches et de reculs passionnés, d’amour et de haine, et jamais sans doute, il ne changera » (Susini, 1989a : 276).
- 3 Très jeune, Vanina est placée en pension chez les religieuses : d’abord à Evisa, puis à Vico et Mar (...)
4Dès le début de Plein Soleil, Vanina, la fillette protagoniste, restitue le parfum particulier de la vieille terre et de ses villages, peuplés de Corses et d’émigrés italiens. Marchant à cheval avec son père sur la route qui la ramène de Rennu au pensionnat d’Evisa3, Vanina, glacée d’effroi, doit franchir l’obscur passage dressé par de hautes parois de granit et d’immenses rochers étranges empêchant les rayons du soleil de pénétrer ; mais à la sortie de ce chaos, le bleu de la mer jaillit soudain à l’horizon comme une promesse de joie, de fuite et de libération :
Enfin, nous retrouvions la vue de l’horizon. Cet horizon était celui de la mer, loin, très loin, la mer que je ne connaissais pas encore, au bout de l’immense vallée bleue entre les hautes chaînes. Nous nous arrêtions toujours un moment au bord de la Cinapa. Je connaissais bien l’endroit […]. À gauche, la Nela détachait son profil tout contre le ciel. Elle retenait encore un restant de neige dans les plis de sa traîne. (Susini, 1989b : 13)
5L’île de Plein Soleil, qui nuance le mythe de l’exotisme, est une douloureuse histoire d’amour, d’angoisse, de haine et de mort. En effet, sur le chemin d’Evisa, bien que protégée par son père, Vanina a peur des nombreuses croix qu’elle rencontre et se signe souvent. Écoutons-la :
Et toujours, le long de la route qui menait au couvent, cet effroi de l’inconnu devant les tombes qui glace la chair et fait le ciel se reculer […]. J’avais le cœur gros, mais j’étais surtout craintive. Nous passions devant des croix, et encore des croix […]. Le poids des ombres me paralysait. Je ressentais à l’approche des tombes ce froid qui immobilise, alors même que je n’aurais pu dire ce qu’était la mort. (Susini, 1989b : 11-12)
6Alors qu’à Bupia, la propriété de la famille de Vanina située au bout du village de Rennu, règnent amour, tendresse et joies enfantines, pace e salute :
L’hiver, mes parents le passaient à la plage, à Bupia, parce qu’il y fait doux […]. Aussi loin qu’on pouvait regarder, tout appartenait à mon père […]. La mer semblait proche. On la voyait scintiller entre les branches des oliviers. Mon père m’avais promis de m’y amener un jour. Mais cette mer qui semblait tout près était en réalité à deux bonnes heures de marche, par des sentiers perdus, où ne pouvait même pas s’engager un cheval. On parlait souvent de la mer. On n’y allait jamais […]. À Bupia, il y a ce paysage sec, où les arbres n’ont pas d’ombre, où l’odeur des myrtes se mêle à la chaleur de la salle envahie de lumière, dans cette maison bordée de cyprès raides et silencieux. Et partout cette langueur, partout cette blancheur des choses immobiles que le soleil gonfle jusqu’à ce point fragile où l’on sent que tout va éclater […]. Il y avait le feu de ma joie, au souvenir lointain des journées ensoleillées de Bupia et de mon enfance. (Susini, 1989b : 37-41)
7Avec Plein Soleil, roman d’apprentissage entre réalité et imaginaire, Marie Susini rappelle sa douloureuse enfance (détestée par sa mère et fascinée par son père) mais surtout réécrit les signes de l’espace corse. En effet, elle parvient à restituer la poésie d’une enfance émerveillée malgré l’ennui et l’angoisse et d’une adolescence au cœur d’un village austère. La violence et l’inquiétude – qui s’inscrivent sur cette toile de fond géographique, plus émotive qu’objective – se sont révélées, un soir, à l’heure singulière du couchant ; « dans cet embrasement du ciel, de la montagne et de la mer, Marie Susini voit plus qu’une image : une réalité dont elle faisait bien partie » (Urbani, 2022 : 361). En effet, elle affirme dans La Renfermée, la Corse :
Il y a là-bas des matins qui sont comme le premier matin du monde. Les contours des montagnes bleues de la Sposata se détachent sur le bleu du ciel avec une telle précision, une si grande légèreté que le temps semble arrêté là, dans cette lumière touchée par la grâce. Nulle part au monde on ne la trouve, je le sais maintenant, elle est à la fois intense et transparente, irréelle. Le silence alentour, je le connais aussi, on l’entend dans toutes les solitudes, et c’est sur lui que se referme tout amour […]. Rien n’est plus surprenant, plus inattendu que le paysage corse. Un amoncellement de pics et de ravins, de rocs énormes aux arêtes vives, blocs suspendus de granit étincelant, un excès de pans coupés, tranchants comme du métal, partout la violence, partout la démesure, et la nature arrive à composer une harmonie singulièrement légère et délicate, toute vaporeuse, comme si la matière était du voile de mousseline, l’exécution un simple jeu d’enfant. Cela tient du miracle. (Susini, 1989a : 271)
8L’angoisse de l’enfermement, la cruauté de l’insularité, l’identité et la réalité corses, Marie Susini les a constamment éprouvées : pour elle, revenir sur son île revient donc à s’y enfermer, sans espoir et sans avenir, dans un temps monotone et à jamais sans histoire.
9Si les personnages de L’île sans rivages sont des êtres de fuite, n’est-ce pas parce que la Corse délimite la clôture et le malheur ? En effet, c’est ce que ressent, dans La Fiera, la zia Francesca après la mort de Cecc’Anton, son fils. Son existence est désormais condamnée à l’achronie la plus terrible : être pire que morte et ne pouvoir l’être. La voilà désormais envahie par la douleur et le doute : et si le ciel était vide ? et s’il n’y avait rien ? À la fin du roman, sa voix n’est plus isolée mais intégrée à un chœur disant le désespoir, avec
les ânes et les chevaux avec les sacs vides, les enfants étourdis de fatigue et qui ne savent pas, dans le soleil vide et cruel, les hommes et les femmes. Dieu les voit tous les uns près des autres, qui marchent. Tous ensemble sur la route, seuls, l’un près de l’autre. Ceux qui le craignent et ceux qui ne le craignent pas […]. Dieu les regarde […]. Dieu qui pourrait tous les libérer. (Susini, 1989c : 189)
10Quelle libération attendre quand « rien n’est là pour aider à vivre, quand la terre reste ferme et que le ciel ne fiche rien ? » (Susini, 1989c : 189) En effet, les personnages principaux, rassemblés lors de la fête patronale de la Saint-Albino sous un soleil noir, sont marqués par l’illusion, la souffrance, le deuil, le manque de foi et d’espoir. Marie Susini – par l’intermédiaire d’un narrateur anonyme – décrit aussi l’existence de Sylvie, la pinzutta, « condamnée » par la zia Barbara, sa belle-mère, et par l’ensemble du village. Comment fuir cet espace infernal qu’est la Corse de Matteo, son époux ? Comment échapper à ce soleil qui arrache les yeux et flétrit les visages, qui brûle le maquis et calcine les arbres, noir comme les visages de ces femmes corses qui ne se découvrent jamais ? L’île révèle ainsi l’absurdité de l’existence et celle de la mort : pourquoi Sylvie, « la fiera continentale », était-elle soumise au village ? Pourquoi a-t-elle « échoué » ici plutôt que n’importe où ? En effet, dès son arrivée en Corse, elle avait senti cette menace dans le paysage, sur le visage dur de la vieille Barbara, dans les veillées d’hiver et dans le soleil toujours si cruel : « Dans ce pays aux jardins pauvres, aux fruits desséchés, aux rivières qui ne sont que de minces filets d’eau » (Susini, 1989c : 109), règnent l’inquiétude et la mort. En effet, « la mort arrivait comme cela, on le savait bien, sans qu’on s’y attendît, sans qu’on pût rien faire ni pour, ni contre » (Susini, 1989c : 185). En mourant le jour de la Saint-Albino sur cette terre étrangère, le regard de Sylvie – qui a payé de sa vie son altérité – laisse les Corses à la douleur et au remords. Comme dans la tragédie grecque, le malheur est catharsis : en effet, aux yeux des villageois, la pinzutta, ni coupable ni innocente, est devenue l’élue.
Le soleil brûlait sans pitié […]. Ils se disaient une fois de plus que son visage était beau dans la mort, beau comme celui d’une Vierge endormie. Ils se le disaient pendant que le prêtre faisait les prières. On l’avait méconnue […]. Elle avait dans son visage quelque chose de divin […]. Et que pour mourir un jour de Saint-Albino, il fallait que Dieu l’eût choisie parmi les vivants. Il fallait qu’elle fût l’élue. (Susini, 1989c : 185)
11Dans Corvara ou la malédiction, drame en un acte et trois tableaux dédié à Albert Camus, règnent encore l’enfermement et la fatalité. D’emblée, l’espace insulaire corse apparaît propice à cette concentration temporelle et à cette intensification événementielle qu’ont en commun l’art dramatique et l’écriture romanesque. Dès le début de la pièce, le protagoniste Francesco Luca, un diacre renégat (donc maudit), a fui son logis de La Rocca à la suite d’une malédiction prononcée dans un moment d’égarement par Corvara, son épouse :
LA FEMME, respirant avec peine. Je cherche le fils Luca.
LE PÈRE C’est moi…
LA FEMME Alors, pour une fois, Dieu nous a aidés […]. Je suis sa femme. (D’une voix rauque et haletante :) Il s’est perdu. Je me suis dit qu’il valait mieux vous avertir… Je suis la femme de Francesco […], votre frère. Et voici notre fils […]. S’asseyant, d’une voix lasse. Il est parti […]. Je lui ai dit… Et c’est pour cela qu’il est parti… Je n’aurai pas dû lui dire.
Le père s’assied, le dos courbé, l’air anxieux. Il observe attentivement le visage de la femme.
LA FEMME, infiniment lasse. Je suis si lasse. (Sa voix se brise :) Je ne le souhaitais pas […]. Il est parti […]. Il faut le retrouver […]. Essayez de comprendre. Même s’il ne revient pas, mais le savoir au moins vivant […] (D’une voix sourde.) Ce que je lui ai dit. (Un temps.) J’ai dit cela comme autre chose […]. Vous ne pouvez pas comprendre. Mais quand le malheur vous suit sans jamais vous laisser souffler, sans répit, ce n’est plus la même chose. (Un temps.) Il ne s’agit pas de moi. Il y a simplement qu’il y avait un signal à donner et qu’il fallait que je le donne. (Avec force :) J’étais là pour ça. (Lasse :) J’ai été comme poussée. Ce que j’ai dit, pour moi, n’a pas d’importance. Il fallait le donner, ce signal […] (Susini, 1989d : 201-205).
LA FEMME, se levant. Oh… Je lui ai dit… (D’une voix désespérée :)
Je lui ai dit : Sois maudit entre tous, toi qui portes le malheur… Et pourtant, ce n’était point de la haine que j’avais dans le cœur…
LA BONNE, seule. Une parole peut faire plus de mal qu’une pierre en plein front… (Un temps.) Ils l’ont chassé… Ils lui ont fait comprendre que sa place n’était plus ici, là où il est né, qu’il devait aller ailleurs… (Un temps.) Tout se tient en une longue chaîne… Mais n’empêche, quand on craint le malheur, on n’hésite pas à sortir de la maison et à marcher tout ce chemin dans la neige et la nuit… Quand on est frères […]. Il lui faut porter la croix jusqu’à sa mort… Mais quand on est frères… (Un temps.) Tout se tient en une longue chaîne… Et ce qui lie à la maison ne rompt jamais… (Susini, 1989d : 212)
12Cette fuite, à la fois rupture et survie, est sans doute nécessaire à Francesco pour vaincre l’exclusion sociale et se repentir. Lorsque commence la pièce, il est déjà décédé sur la route enneigée. Malgré la nuit et le froid, le père Luca et ses hommes sont partis à sa recherche. L’épouse de Francesco et quelques paysannes demeurent seules dans la maison familiale. Là, se déploie la parole féminine : celle de la mère Luca, de Corvara et celle de la bonne, notamment. Certes, Francesco n’était pas encore consacré, mais sa parole à elle seule le liait. En effet, rompre un contrat, c’est perdre le prestige, c’est perdre son visage, son nom et même son lieu :
LA MÈRE On ne revient pas sur ce qui a été dit […]. On ne peut plus choisir. On n’est plus libre. La parole d’un homme suffit, si c’est un homme […]. À lui, Dieu avait donné le plus grand des pouvoirs...
LA FEMME, l’interrompant avec force. Mais il n’était pas consacré !
LA MÈRE Il avait le vêtement. Il avait pris le vêtement. C’est la même chose […]. Il s’était engagé à croire (Susini, 1989d : 253).
LA FEMME, criant. Mais il n’était pas consacré !
LA MÈRE Il avait le vêtement. Il avait même la couronne sur la tête. Il était marqué aux yeux de tous comme appartenant à Dieu (Un long silence.) Il ne pouvait faire ce qu’il a fait […].
LA FEMME, en proie au désespoir. Oh ! Le malheur vient… Je le sens qui approche… Oh ! Comme ce malheur se fait plus proche… (Susini, 1989d : 254-255)
13Pour la mère Luca – qui représente le clan corse – la règle et la Loi forment un ordre cruel mais juste : transgresser l’ordre et être puni. C’est seulement dans la fuite et dans l’éternité, hors de l’île-prison, que Francesco a retrouvé son nom et son identité. Ni l’amour ni la religion, ni le défi de Corvara n’ont pu renverser le tragique et la fatalité.
LE BERGER, à la mère, l’inquiétude dans la voix. On l’a trouvé.
LA FEMME, se jetant à genoux. Dieu soit loué !
Le berger regarde la mère qui comprend. Elle s’avance vers la femme qui lentement relève le visage. Entrent la voisine, la vieille bonne et deux autres vieilles femmes.
LA FEMME, criant. Il est mort !
Elle va vers la porte, sort. On entend un cri sauvage, déchirant […]. Deux hommes entrent portant un mort dans une couverture. La femme suit : elle a arraché le foulard qui serrait sa tête. Ses cheveux longs sont épars. Elle a un visage de cire. On étend le mort sur le petit lit.
LA FEMME, dans un sanglot Laissez-le- moi ! Il est à moi !
Les gens s’écartent. Les femmes s’agenouillent, les hommes sont debout, le corps penché en avant.
LE FILS AVEUGLE, criant. Père !
La mère lentement se relève, allume deux lampes à huile qu’elle place près du mort. Elle éteint la grosse lampe. Il n’y a plus que la lueur de ces lampes et celle du feu de cheminée. On entend les sanglots de la femme et de l’aveugle mêlés aux plaintes des vieilles femmes. Un très long temps. Puis la femme se lève, se balance un peu de droite et de gauche. D’une voix rauque et scandée, mi-chant, mi-cri entrecoupé de sanglots, elle dit :
Pour que la mort vienne avant son heure, un seul mot a suffi […].
Avec violence :
Vous tous, avec vos yeux de granit
Dans le malheur, vous l’avez enfermé […].
Et vous, en juges, hommes de la haine, vous l’avez condamné…
Accablée :
Ramenez-le Seigneur, à la douceur des jours d’enfance […].
Seigneur, apaisez votre colère.
Il portait le malheur comme on porte un fardeau.
Comme vous portiez la croix, Seigneur !...
Dans une plainte :
Écoutez-le Seigneur, il s’appelle Francesco Luca….
Écoutez-le vous dire comme ici-bas ce fut l’enfer
Seigneur, écoutez-le et guérissez son âme […]
Elle tombe à genoux, accablée. On entend des sanglots. Puis une des vieilles femmes fait le signe de la croix et commence à réciter la litanie des morts :
- Santa Maria
Les voix répondent : - Ora pro ei. - Virgo fidelis - Ora pro ei. - Domus aurea - Ora pro ei… (Susini, 1989d : 262-265)
- 4 Pour Martine Tania Dambacher, La Renfermée, la Corse est un aperçu de la mentalité des Corses, « le (...)
14Dans ce drame insulaire familial, où la narration prend souvent le pas sur la fiction, « le sentiment tragique de la vie apparaît finalement comme l’ultime modalité de sens face au néant » (Albertini et Isolery, 2018 : 28).
La Renfermée, la Corse, dernier texte de L’Île sans rivages, rappelle les obsessions et les contradictions de Marie Susini : l’île, la force du sang, l’ordre, les préceptes et les interdits, la passivité de la femme, le malheur d’être fille, la fuite qui, en fait, n’a jamais vraiment eu lieu. Dans cet essai, l’écrivaine de Rennu révèle un mode de vivre et de penser propre aux Corses4, mais surtout l’obsessionnelle dynamique du rester-partir, de l’immobilité-mobilité. Plus grande est la distance, plus longue est la route, plus fortes sont les images hallucinées de l’origine. En effet, Marie Susini est prise entre deux espaces et deux douleurs : celle d’être séparée de son île et celle d’y demeurer. Partir absolument pour revenir assurément. On le sait, son rapport avec la Corse n’est fait que d’approches et de reculs passionnés, d’errances continuelles :
J’ai beau me répéter qu’elle n’est peut-être ni sombre ni tragique, dans le temps du premier regard, je me sens comme dans mon enfance le cœur trop petit pour contenir cette grandeur qui m’écrase, en proie toujours à la même peur qu’elle ne me passe les chaînes et que, prisonnière, je ne puisse plus jamais fuir. Je m’acharne pourtant, j’y retourne sans cesse, étonnée encore de me laisser surprendre, et je me demande si le lien si fort, si aveugle qui m’attache à la Corse ne tient pas à cette angoisse même. J’y reviens peut-être aussi pour la défier, pour en avoir raison, qui sait. Mon rapport avec elle n’est fait que d’approches et de reculs passionnés, d’amour et de haine, et jamais sans doute il ne changera. (Susini, 1989a : 276)
15Comment en finir avec cette réclusion maléfique imposée par la Corse ? Par la fuite et l’exil ? Durant l’absence, le temps a fait son œuvre : ne résonnent plus alors que les voix de l’enfance… Seule l’écriture permet de retrouver les sentiers perdus de la mémoire : elle seule rend possible cette quête de soi chère à Marie Susini. Au fil de ses œuvres, l’autrice de La Renfermée, la Corse construit une esthétique de la fuite et de l’errance jusqu’à ce que l’île – isolée et accessible – disparaisse apparemment de son espace romanesque, ouvert de plus en plus sur la Méditerranée. Son écriture, description des singularités de la terre insulaire et expression d’une identité toujours à définir, a son origine dans la langue corse, discrètement présente dans L’Île sans rivages. En effet, le jeu entre les deux niveaux linguistiques donne un rythme particulier à cette écriture et une tonalité étrange à ce lieu, dépourvu de tout folklore, où résonne le procédé de réitération propre à la syntaxe corse, qui renvoie à ce temps de l’éternel retour : celui du mythe. En effet, avant le temps de Rennu, de Darosaglia, de Bupia et d’Evisa, avant la foire de La Fiera, avant le temps des croix à porter et l’errance entre les morts qui composent l’espace susinien, existait un temps marqué par des odeurs, des couleurs et des lumières. Un temps mythique, qui provoque une re-localisation spatiale du texte. Le dessein premier de l’odyssée susinienne est de ramener vers la vérité absolue, vers l’île-mythe : celle de l’âge d’or et des dieux où l’homme était parfait et heureux.
16Dès Plein Soleil, l’œuvre de l’écrivaine de Rennu, marquée à jamais au sceau de la corsitude-corsité (qui n’est ni une ouverture vers autrui ni un repli sur soi), effectue via ses fictions-interrogations et ses personnages déchirés (Vanina, Francesca, Barbara, Cecc’Anton, Corvara, Francesco, etc.), un retour « aux sources », là où se trouve la véritable essence des choses et des êtres. Là où le malheur, pétri d’absences et de chaos, n’existe plus. Bien que toujours fuie, l’île castratrice est éternellement là : dans les mots, remplis d’amour, d’hostilité et de haine, dans les silences, les non-dits, les gestes et les regards sévères, dans le soleil si cruel. La littérature et l’écriture permettent à Marie Susini – « anch’u prighjunera culà » – de mettre en œuvre un processus de décentrement de la Corse qui, paradoxalement, passe par un processus de recentrement incessant, de sorte que son île, pensée, créée et recréée, devient métaphore du monde.
Il n’est de vrais paysages que les paysages intérieurs. Et chacun de nous doit avoir de son pays natal une image singulière qui reflète le mystère enfoui au creux de ce que saint Augustin appelle l’espace intérieur de l’âme. Dans cette immobilité solaire où je vois le mien, la couleur dominante est le noir. La Corse m’apparaît comme une femme en deuil. Au-dessus de la rumeur confuse qui persiste après que les voix se sont tues sans avoir pu tout dire, leur amour et leur haine, sa mélodie s’élève, c’est un lamento qu’elle destine à ceux qui ne peuvent plus l’entendre. (Susini, 1989a : 295-296)
- 5 Pour Marie Susini, il ne s’agit pas de révéler une réalité corse : il faut aussi une mise en perspe (...)
17Certes, ce lieu aimé et rejeté a disparu et il serait régressif de vouloir le ressusciter. Mais cette Corse « campa bè » : « elle persiste dans l’actuel dont elle est la mémoire poétique et patrimoniale » (Isolery, 2014 : 14). Par la voix de son île natale, espace géographique et géo-poétique, l’autrice de L’Île sans rivages retrouve, malgré le silence de Dieu, sa « terra sua », à savoir le temps qui appartient au mythe. Là où l’individu est « délivré de l’humain », comme l’écrivait son ami Albert Camus dans Noces. Seule l’écriture-fuite, douleur et lumière, méditation et renaissance, retourne aux sources et rend possible la quête de soi et l’éternité du présent. C’est l’île sans rivages d’une grande écrivaine qui a l’art d’entraîner son lecteur dans l’univers de la fiction et de le faire revenir à son propre monde, transformant ainsi son adhésion esthétique en énergie critique et mêlant le plaisir de la fiction à l’angoisse des questions. En définitive, la Corse susinienne, réelle et merveilleuse, source d’identité et de souffrances, transgresse toutes les spatialités et les temporalités5.