1Le lecteur aura sans doute remarqué la référence, dans notre titre, à un texte de Gilles Deleuze : » Causes et raisons des îles désertes » (Deleuze, 2002 [1953] : 11-17). Il s’agit d’un article de jeunesse écrit par le philosophe au début des années mille-neuf-cent-cinquante. Initialement destiné à un numéro spécial de Nouveau Femina consacré aux îles désertes, il ne sera finalement publié qu’un demi-siècle plus tard, resurgi du néant par la grâce des Éditions de Minuit qui, faisant fi des recommandations pourtant très claires de Deleuze – « pas de publications posthumes ou d’inédits ! » – le choisissent pour ouvrir un recueil de ses articles auquel il donne aussi son titre : L’Île déserte et autres textes (Deleuze, 2002). Or bien leur en a pris ! Car quelles que soient les raisons pour lesquelles « Causes et raisons des îles désertes » n’a pas paru en 1953, il aurait été vraiment dommage de ne pas en faire profiter les lecteurs tant ce texte aussi court que dense, aussi profond que provocateur, illustre déjà la grande thèse anti-platonicienne et anti-hégélienne de ce monument de la pensée moderne que sera, quinze ans plus tard, Différence et Répétition (Deleuze, 1968).
2Que dit, que pense le jeune Deleuze dans ce petit texte de sept pages ?
D’abord ceci, inscrit dans son titre : toute île est « déserte ». Le propos est provocateur bien sûr ! Et il n’a d’ailleurs pas tardé à faire réagir, notamment Anne Meistersheim, autrice et coordinatrice de nombreux ouvrages sur l’insularité. Dans un article de 2006, intitulé « Le malentendu », elle écrit : « S’il nous importe assez peu, pour notre propos, que [Deleuze] distingue, avec les géographes, ‘les îles océaniques, originelles, essentielles et les îles continentales, accidentelles, dérivées’, il nous intéresse autrement quand il affirme : ‘En un sens, toute île est déserte, quand bien même elle est habitée’. Voilà bien l’imaginaire du continental poursuit-elle ! Voilà bien une des sources du malentendu entre insulaires et continentaux. » (Meistersheim, 2006 : 504). Aussi fine connaisseuse des problématiques et figures de l’insularité qu’elle est, le « malentendu » est, ici, nous semble-t-il, d’abord le sien, puisque Meistersheim se trompe – on espère innocemment ! – sur les propos de Deleuze qui ne dit pas « toute île est déserte quand bien même elle est habitée ». Cette phrase n’existe pas dans son texte. Il écrit : » pour qu’une île cesse d’être déserte, en effet, il ne suffit pas qu’elle soit habitée » (Deleuze, 2002 : 12). Le propos est sensiblement différent, surtout si on y ajoute ces phrases précédentes : » qu’une île soit déserte doit nous paraître philosophiquement normal » (Deleuze, 2002 : 11). Ou encore : « toute île est et reste théoriquement déserte » (Deleuze, 2002 : 12). Inutile évidemment d’avoir mis un jour un pied en Corse ou en Angleterre pour savoir que la plupart des îles ne sont pas réellement désertes, pas concrètement inhabitées. En revanche, nous dit Deleuze, elles le sont toutes « théoriquement », « philosophiquement ». On ajoutera aussi : imaginairement.
3Pourquoi ?
S’appuyant en effet sur les descriptions des géographes, Deleuze rappelle qu’il y a deux sortes d’îles : d’une part, les îles continentales, nées d’une érosion, d’une fracture qui les a contraintes à se séparer d’un continent pour survivre à l’engloutissement de ce qui les retenait. D’autre part, les îles océaniques, nées d’éruptions ou de séismes sous-marins, qui émergent par elles-mêmes des bas-fonds de l’Océan : « les unes, explique Deleuze, nous rappellent que la mer est sur la terre, profitant du moindre affaissement des structures les plus hautes. Les autres, que la terre est encore là, sous la mer, et rassemble ses forces pour crever la surface. » (Deleuze, 2002 : 11). Dans les deux cas – montée des eaux (érosion, crues, tsunamis) et/ou poussée des terres (séismes, éruptions) – tout cela n’a rien de bien rassurant ! D’où le constat philosophique de Deleuze : » L’homme ne peut bien vivre, et en sécurité, qu’en supposant fini (du moins dominé) le combat vivant de la terre et de l’eau » (Deleuze, 2002 : 11). Comprenez : ce n’est qu’en oubliant l’île, en oubliant ce qu’elle est physiquement (un organisme tout à fait précaire) et ce qu’elle représente imaginairement (la lutte fratricide des éléments) que l’homme peut l’habiter.
4Reste que, même oubliées, ou plus justement, même rejetées ainsi dans quelques cryptes secrètes au fin fond de nos mémoires, il semblerait que les spécificités de ces deux sortes d’îles – séparées ou créées – insistent, tel un désir refoulé, nourrissant en profondeur nos imaginaires continentaux comme iliens. On le montrera ici à travers l’étude d’un cas particulier qui fait, pour nous, office de modèle : il s’agit du huitième roman de Philippe Forest, paru en 2018 chez Gallimard et intitulé justement L’Oubli.
5À ma connaissance, avant L’Oubli, l’île n’a jamais été un sujet pour Philippe Forest. Cela aurait pu l’être, notamment dans Sarinagara, son troisième roman, qui raconte ce que l’on pourrait appeler sa « renaissance » ou, plus modestement, son « retour à la vie » qui s’amorça au cours d’un voyage au Japon, lors de son arrivée à Kôbe, lieu du terrible tremblement de terre de 1995, où le drame intime d’où émerge toute son œuvre romanesque depuis L’Enfant éternel les avait naturellement conduits sa femme et lui. Car le fait que le Japon soit une île, plus exactement un archipel, soumis régulièrement aux pires catastrophes naturelles (et pas seulement naturelles d’ailleurs), n’est peut-être pas étranger à ce sentiment que Forest expliquait, à l’époque, ainsi :
[…] je serais incapable de dire jusqu’au bout pourquoi le Japon nous est apparu naturellement comme le lieu vers où aller au lendemain de la mort de notre fille et quel lien finalement nécessaire et obscur unissait dans notre esprit ce pays aux fantômes de notre vie d’après. […] Si je devais malgré tout m’expliquer je dirais simplement […] que le Japon fut pour nous le pays d’après, celui où survivre à la vérité reprenait un sens, où il ne s’agissait plus de choisir entre le souvenir et l’oubli mais où l’oubli devenait la condition mystérieuse et nouvelle du souvenir. (Forest, 2004 : 270-271).
6Quatorze ans plus tard, et dans un genre romanesque tout à fait différent, Forest reprend, ou mieux, rejoue, sur le plan littéraire, cet ex-île salvateur afin d’en approfondir le sens, d’en percer ou d’en déplier le mystère.
7L’Oubli n’est effectivement plus un récit autobiographique mais plutôt une sorte de conte fantastique. Plus précisément un double conte puisque ce roman-quête est composé de deux histoires qui alternent d’un chapitre à l’autre. Dans le premier récit (les chapitres impairs), un homme part à la recherche d’un mot égaré dans son sommeil. Après l’échec de plusieurs enquêtes – linguistiques, encyclopédiques ou encore médicales –, il se lance dans une recherche mentale à grande échelle, construisant un gigantesque palais de la mémoire, dans lequel il dispose imaginairement, d’une pièce à l’autre, tous ses souvenirs. Au bout de cet incroyable effort qui, à l’instar d’Irénée Funes, le héros de Borges, lui prend tout son temps et le condamne à rester coucher nuit et jour, il parvient à mettre la main sur le mot manquant, qui se révèle être un nom cher à son cœur, mais décide aussitôt de renoncer à lui, ou plutôt à elle, l’abandonnant à l’oubli qui seul, se rend-il compte, saura la conserver intacte.
8Le second récit (les chapitres pairs) prend à la fois le relais et le contrepied du premier. Un homme – peut-être le même, peut-être un autre – passe l’hiver sur une île désertée. Laissant derrière lui le drame de sa vie, il passe ses journées à scruter l’horizon, étrangement convaincu de percevoir dans le gris-jaune uniforme du ciel et de la mer une sorte de signe qui s’adresse à lui, lequel finira par se matérialiser sous la forme mythique d’une baleine monstrueuse, échouée sur la plage, puis d’une jeune femme splendide, surgie de l’océan.
9Si le temps perdu, hélas, ne se retrouve jamais que sous la forme fictive, ou pire, frelatée, de mots ou d’images-souvenirs sans plus personne derrière – c’est la leçon, si l’on veut, anti-proustienne de la première histoire –, nos vies, à en croire la seconde, pourraient, sous certaines conditions, se reprendre – recommencer – et ainsi assurer, au moins pour un temps, notre survie.
10Or la petite île océanique non identifiée et par là même parfaitement paradigmatique dans laquelle cet homme s’est volontairement ex-îlé, pourrait bien être – c’est en tous cas notre hypothèse – une des conditions nécessaires à cet étrange et mystérieux recommencement de l’existence…
11Approchons-nous un peu plus près du texte pour comprendre ce que cette île représente pour le narrateur de L’Oubli, ce qu’il voit d’elle autant que ce qu’elle lui montre, ce qu’elle lui présente de manière répétée, jour après jour, d’abord à travers la fenêtre de sa chambre d’hôte puis au cours de ses promenades solitaires le long de ses côtes :
De la neige ou bien du sable.
De la cendre aussi bien.
Une même substance dont la couleur hésite entre le jaune, l’ivoire et le gris. Une transparence trompeuse susceptible de prendre toutes les teintes. En l’absence de contraste, si uniformément terne qu’elle en paraît bizarrement éclatante.
Elle recouvre tout. À perte de vue. Je la contemple à travers la fenêtre. Cela occupe mes journées. Elle paraît pleuvoir sans discontinuer depuis un ciel fait de la même matière s’étendant ensuite sur le sol avant de s’évaporer et de regagner l’air d’où elle était tombée.
Et ainsi de suite. (Forest, 2018 : 21).
12Le récit de l’île s’ouvre ainsi sur le flou verbal d’une brume hivernale à « la transparence trompeuse » et à la couleur indéterminée – » entre le jaune, l’ivoire et le gris » – laquelle recouvre tous les paysages de l’île – ses plages, ses montagnes, ses nuages – empêchant de distinguer clairement la ligne qui sépare le ciel et le sol formant au regard des sortes de « dunes » uniformes comme si « [u]n grand désert débord[ait] de partout » (Forest, 2018 : 22, nous soulignons). Et même quand cette brume jaunâtre, faussement translucide, parfois se dissipe, la mer, ou en l’occurrence ici l’océan, apparaît à peine, soit qu’il se soit retiré si loin sous l’effet de la marée qu’il paraît avoir totalement disparu, son eau absorbée par le ciel ou bue par la terre, soit, à l’inverse, mais cela revient finalement au même, que l’océan se mêle, à marée haute, avec les nuages bas qui pèsent sur lui ou bien avec le sable où il s’enlise. En perpétuelles métamorphoses, chaque élément de l’île est ainsi, à chaque instant, susceptible de passer pour un autre. Et c’est encore plus vrai à la nuit tombée : « Dans l’obscurité tous les contours s’effacent. Il n’y a plus que de l’eau partout : en haut, en bas. » (Forest, 2018 : 42). Le ciel, la terre et l’océan se fondent, se confondent dans une même immensité liquide, noire et uniforme, qui envahit tout l’espace : « On dirait, conclut le narrateur forestien, un paysage d’avant le temps. Sans personne encore pour attester qu’il existe véritablement. » (Forest, 2018 : 42). Le constat de Deleuze était déjà à peu près le même : « Les îles sont d’avant l’homme, ou pour après. » (Deleuze, 2002 : 12).
13Un événement, puisque nous sommes dans un roman, vient confirmer et développer cette représentation de l’île comme » matière de cet immémorial ou ce plus profond » (Deleuze, 2002 : 17). Un matin, alors que le narrateur de L’Oubli est parti en promenade sur le bord de la jetée, il aperçoit au loin une petite foule rassemblée autour du cadavre d’un gigantesque animal marin que la marée a abandonné tout près d’un banc de rochers. Il s’agit vraisemblablement d’une baleine même si le cadavre est dans un état de décomposition si avancée que le narrateur a du mal à en distinguer la tête de la queue et le dos du ventre de sorte qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’un « hippopotame » ou d’une « tortue » géante :
Venue d’on ne sait où, arrivée là on ignore pourquoi, une créature longuement murie dans une obscurité si immémoriale qu’elle paraît plus vieille que la vie, témoignant d’un temps avant le temps dont elle constitue comme un impensable vestige auquel, cependant, on ne peut se défendre d’accorder aussi l’inquiétante valeur d’un prodigieux présage. (Forest, 2018 : 48).
14Quel présage exactement ? Ce que montre ce monstre expulsé par l’océan comme par l’effet d’une fausse couche, ce n’est évidemment rien d’autre que cet immense travail de décomposition auquel s’adonne la nature. Personne n’y échappe pas même la plus forte, la plus amicale, la plus merveilleuse des créatures marines. Toute vie est une survie en ce que le terrible travail de la mort ne manque jamais de s’exercer même si celui-ci, contrairement aux productions concomitantes de vie, se passe en général hors de notre vue, dans les abysses de l’océan, les profondeurs de la terre ou les entrailles de nos corps, mais que ces charognes pestilentielles qui viennent parfois s’échouer sur les grèves nous rappellent amèrement…
15Telle est donc l’image de l’île qui se forme devant les yeux et dans l’âme du narrateur de L’Oubli : l’image d’une « brume » comme un « désert » sans limite, où les éléments, entremêlant sans cesse leur matière (leurs molécules), mènent une lutte éternelle et sans merci contre toutes les vies qu’ils produisent simultanément. Une image, en somme, de chaos. Le chaos originel et perpétuel du monde où productions de vie et de mort se mêlent inextricablement. Ou, pour reprendre ici un terme forgé par Joyce dans Finnegans Wake, avant d’être repris tacitement par Deleuze dans Différence et répétition pour signifier cette « identité interne du monde et du chaos » : un « chaosmos » (Deleuze, 1968 : 382).
- 1 Le modèle de ce « grand Amnésique » dans les pas duquel marche, à sa façon, le double narrateur de (...)
16On aurait tort toutefois d’en faire une vision ou un désir purement négatif ou morbide. Car ce que le narrateur de L’Oubli est venu chercher sur l’île, c’est précisément ce contact avec la vérité immémoriale des éléments au même titre que le peintre qui l’a précédé dans sa chambre avait cherché à peindre « la mer telle qu’en elle-même » (Forest, 2018 : 70) et non telle que la peignent les peintures. Sur l’île, il cherche à être, à devenir, à l’image de l’île elle-même, cet « homme absolument séparé, absolument créateur » dont parle Deleuze dans son article, « un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan » (Deleuze, 2002 : 13)1. D’où l’achat bientôt d’un appareil photo avec lequel il cherchera à « fixe[r] le vide » (Forest, 2018 : 91) c’est-à-dire à donner de l’île et à se donner par-là, à lui-même, cette image vraie, pure, d’elle-même qui épouse non pas ce qu’on voit ou pense d’elle à travers tel ou tel cliché touristique ou esthétique, mais ce qu’elle est vraiment par elle-même, en elle-même, ce qui la produit et ce qu’elle produit aussi, comme si un humain la voyait pour la première fois.
17Bien sûr, un tel homme, une telle image, libérée de tout présupposé, de toute prédétermination, embrassant au plus près la réalité physique et philosophique de l’île, n’existe pas, si ce n’est en rêve ou en imagination : « les hommes mêmes volontaires, écrit Deleuze, ne sont pas identiques au mouvement qui les dépose sur l’île, […] ils rencontrent toujours l’île du dehors et leur présence de fait en contrarie le désert. L’unité de l’île déserte et de son habitant n’est donc pas réelle, mais imaginaire. » (Deleuze, 2002 : 13). Le philosophe doute, du reste, qu’une simple imagination individuelle puisse être suffisante pour s’élever jusqu’à cette « admirable identité » de l’homme et de l’île : » [I]l y faut, écrit-il, l’imagination collective dans ce qu’elle a de plus profond, dans les rites et les mythologies. » (Deleuze, 2002 : 14).
18Faut-il dès lors s’étonner que la plupart des Dieux et Déesses de l’antiquité gréco-latine soient nés sur des îles ? Faut-il voir un simple hasard dans le fait que l’île apparaisse, d’une légende à l’autre, d’un bout à l’autre de la terre, comme le lieu privilégié des fées et des ogres, des morts et des immortels ? Tout île, rappelle à juste titre Anne Meistersheim, est un incroyable « réservoir de mythes » (Meistersheim, 2006 : 504). Pourquoi ? Je crois, à lire Deleuze et Forest – Forest avec Deleuze et vice versa – que si l’île est un réservoir de mythes, c’est justement parce que, isolée au milieu de nulle part, elle fait, plus sans doute que tout autre lieu sur la terre, remonter à la conscience, par-delà l’oubli, l’épreuve terrible dans laquelle nous sommes jetés et l’énigme irrésolue de notre condition…
19On ne saurait relever ici l’ensemble des mythes et légendes iliennes, principalement occidentales mais parfois aussi orientales et notamment chinoises, référées, rappelées, racontées, et plus encore reprises ou rejouées dans L’Oubli. Deux suffiront – on l’espère – à notre démonstration.
- 2 Ajoutons que le mythe du déluge est également au centre du précédent roman de Philippe Forest expli (...)
20D’abord le mythe du déluge. Il est suggéré à maintes reprises tout au long du récit de L’Oubli, l’île apparaissant, dès les premières pages, semblable à ces « châteaux maladroits que construisent les enfants sur le sable » (Forest, 2018 : 22), à la merci prochaine et en réalité tant attendue de la montée destructrice des vagues. La profonde obscurité de la nuit, on l’a vu, renforce également ce sentiment ou ce pressentiment de fin du monde : « Les heures s’arrêtent dans l’attente que quelqu’un vienne et tire le monde du néant au plus profond duquel il gît. » (Forest, 2018 : 42). Quand ce n’est pas tout simplement un orage qui, attisé par les vents violents, nourri par l’immensité infinie de l’océan tout autour, s’abat tel le « déluge » sur les rues de l’île » nettoyant la terre, noyant tout afin d’y préparer la prochaine montée des eaux. » (Forest, 2018 : 123)2. Mais qui dit déluge, dit arche aussi nécessairement ! L’arche s’arrête au seul endroit de la terre qui n’est pas submergé. Montagne au milieu des eaux, c’est une île naturellement. Arche et île, d’ailleurs, se confondent dans cette réécriture forestienne du mythe : une fois que le dernier ferry de la journée assurant la liaison avec le continent a quitté le port, « l’île, écrit Forest, est coupée de tout. […] Maintenant plus rien ne la relie au monde. Elle prend l’apparence d’un navire, qui pour la nuit, aurait jeté l’ancre au milieu de nulle part » (Forest, 2018 : 61-62).
21Un mythe, contrairement à une idée reçue, n’est pas le fruit d’une invention débridée mais bien plutôt d’une description. C’est la géographie de l’île, Deleuze le montre bien, qui impulse et nourrit l’imagination humaine :
L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles elles-mêmes : rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. (Deleuze, 2002 : 12)
22Dans L’Oubli, les deux rêves ou deux désirs coexistent. Le mythe assemble ce que la nature isole : le narrateur est d’abord perdu, à la dérive sur son île/arche dérivée des continents avant d’apparaître prêt à recommencer le monde, ou en l’occurrence ici, à recommencer sa vie sur le modèle naturel que lui offre, cette fois, une île océanique dont toutes les richesses – les sources les plus vives, la faune la plus agile, la flore la plus colorée – ont été produites d’elles-mêmes, auto-produites, à partir des bas-fonds éruptifs de l’océan.
23Ainsi l’île offre-t-elle également à celui qui sait la rêver par-delà la Séparation absolue qu’elle promet, l’image immémoriale de la Création elle-même. Plus exactement, l’île offre l’extraordinaire spectacle d’une création seconde. Non pas le Commencement du monde donc, mais plutôt son recommencement. Le perpétuel flux et reflux du monde : « Il ne suffit pas que tout commence, écrit Deleuze, il faut que tout se répète, une fois achevé le cycle des combinaisons possibles. » (Deleuze, 2002 : 17). C’est là d’ailleurs également la leçon du mythe du déluge : voici la première création presqu’aussitôt détruite, anéantie dans une catastrophe afin d’être reprise en avant dans une nouvelle création, celle-ci se concentrant sur une île sainte – toutes les îles, c’est bien connu, sont sacrées ! – à partir de laquelle le monde renaît éternellement de ses cendres…
24C’est, du reste, exactement ce qui se passe dans le roman de Forest : du cœur de cette immense brume cendreuse qui enveloppe l’île de L’Oubli, et d’où a d’abord émergé la figure monstrueuse d’une baleine décomposée, apparaît soudain, surgissant des vagues froides et impétueuses de l’hiver, vêtue d’une combinaison « dans laquelle elle paraît plus nue que si elle n’avait rien sur elle » (Forest, 2018 : 121) : une femme évidemment !
25On s’en doutait. Le roman, et même plus largement l’œuvre de Forest dans son ensemble, avait semé, ici ou là, des indices. Le miracle du recommencement naîtra d’un « Nouvel amour » (Forest, 2007 : 7) avec une femme splendide venue des profondeurs de l’océan. À moins qu’il s’agisse d’un mirage, du pur effet négatif d’un roman qui ne parvient plus vraiment à nous faire croire au miracle, qui ne parvient plus à rêver, à produire véritablement le mythe dont il parle…
26Car il faut bien le reconnaître, tout est fait, dans L’Oubli, pour mettre à mal cette histoire bien qu’on arrive difficilement à s’en déprendre tant les charmes de Venus sont indéniables comme ceux, d’ailleurs, du roman d’amour… En évoquant très explicitement, et à maintes reprises, le mythe à l’origine de son récit, Forest en dénonce l’illusion : cette « fille des flots, naissant nue de l’océan » (Forest, 2018 : 148) qui s’abandonne entièrement au regard qui la fixe est, de toute évidence, irréelle. Femme sans nom – à moins qu’elle porte celui dont le premier récit nous cache le souvenir – elle est un fantasme, ou plus exactement, elle est la représentation d’un fantasme, du reste un peu grossier, que le photographe partage non seulement avec le peintre qui vécut avec elle à peu près la même histoire, mais plus largement avec le désir masculin en général. À l’image des sirènes ou des fées, elle est un conte que les hommes se racontent pour se donner l’illusion que dans les bras de ces somptueuses créatures surgies de l’écume des jours, une nouvelle existence leur sera offerte. Enfin et surtout, elle est une fiction, une pure magie linguistique dénoncée par le roman lui-même en train de s’écrire qui fait jaillir du blanc de la page le blanc d’une plage d’où émerge sa silhouette « emphatiquement féminine » (Forest, 2018 : 121) avant, une fois l’aventure racontée, de se dissoudre dans ce même monochrome blanc – désertique – d’où elle est sortie…
27Mais pourquoi Forest ressent-il le besoin d’à la fois reprendre et dénoncer le mythe ? Pourquoi dire et trouver, dans le même temps, à redire ?
La mythologie, écrit Deleuze, n’est pas née d’une simple volonté, et les peuples ont tôt fait d’oublier leurs mythes. C’est même à ce moment-là qu’une littérature commence. La littérature est l’essai d’interpréter très ingénieusement les mythes qu’on ne comprend plus, au moment où on ne les comprend plus parce qu’on ne sait plus les rêver ni les reproduire. La littérature est le concours des contresens que la conscience opère naturellement et nécessairement sur les thèmes de l’inconscient. (Deleuze, 2002 : 14-15).
28Je ne suis pas certain de comprendre vraiment et jusqu’au bout ce que signifient ces phrases définitives du jeune Deleuze. Disons néanmoins – même si c’est peut-être un contresens – que les mythes si nécessaires, pour nous, pour décrire le monde incompréhensible dans lequel nous sommes jetés, ont hélas perdu, à l’ère moderne – l’ère de la science, pour le dire vite – leur force descriptive et leur magie explicative. Dans la mesure où la puissance autant créatrice que destructrice de l’éternel retour nous a précipités dans un monde sans Dieu, c’est-à-dire sans fond, sans fondement, les mythes ont perdu, pour nous, toute efficacité. Rendus à notre impuissance, il ne nous resterait plus dès lors que la littérature pour les rappeler à la vie, mais de façon nécessairement fausse, tronquée, à « contresens » dit Deleuze, puisque justement nous ne savons plus vivre, rêver, reproduire leurs explications que comme des vestiges d’une ère révolue, profondément enfouis dans nos désirs collectifs inconscients.
29Et peut-être est-ce d’ailleurs cela aussi la leçon de L’Oubli si tant est qu’il faille en tirer une : l’appel vain d’un homme au secours des mythes non pas pour les réactiver, dans un mouvement réactionnaire et à vrai dire un peu bêbête que révèle, hélas, bien trop souvent nos romans contemporains, ni d’ailleurs pour les rejeter, les renier, dans une sorte de nihilisme généralisé qui a tôt fait de construire du néant une nouvelle idole, justificatrice des pires méfaits, mais, au contraire, pour tenter d’en dire, d’en vivre, tant bien que mal, l’absence. Et en l’occurrence, il s’agit ici de l’absence de tout ex-île salvateur, c’est-à-dire de toute île dans laquelle un père et sa fille eussent pu, d’une manière ou d’une autre, dans un temps ou un autre, se retrouver. À l’instar des plus grands romans de la littérature moderne – je pense notamment ici à Ulysse de Joyce – L’Oubli de Philippe Forest – mais on pourrait sans doute le dire également pour chacun de ses autres romans – s’écrit à partir d’un vide. Et pour cause : aucune Ithaque n’existe plus pour nous. Aucune Ithaque ne sera par conséquent jamais retrouvée. Reste que le mythe originel ne peut être évacué sans les pires dommages. Alors l’écrivain, accroché à son désir le plus profond, le retourne, le contredit ce qui est évidemment aussi une façon de le conserver en creux, en son absence. Le mythe de l’île pleine devient le mythe de l’île déserte. Au mythe originel est substitué un mythe moderne qui prend, à la fois, son relais et son contrepied, en ce qu’il réécrit le mythe à contresens, c’est-à-dire contre le sens salvateur qu’il apportait, mais à partir duquel le romancier peut néanmoins continuer à dessiner inlassablement sur le sable, bientôt dissoute par la marée ou décimée par le vent, la « silhouette » de l’enfant perdu…
30À la fin de l’hiver, le narrateur quitte l’île. L’espace insulaire ne saurait être, pour lui, l’espace imaginaire ou mythique d’un renouveau. L’île a son propre temps, son propre mouvement, incommensurable avec celui d’une existence humaine. Cette » admirable identité » (Deleuze, 2002 : 14) de l’île et du je dont parle Deleuze n’aura été, au bout du compte, qu’une illusion. Reste que cette parenthèse enchantée aura toutefois montré un chemin à suivre, ou plutôt, à poursuivre. Les différentes expériences vécues sur l’île auront fonctionné comme un appel à la reprise, ou si l’on préfère, un appel à la création.
31Et on n’est donc pas étonné quand, installé sur le pont du ferry qui le ramène définitivement sur le continent, le narrateur sort un livre de la poche de son manteau tandis que l’île disparaît au loin. Quel livre ? Il s’agit d’une sorte de conte écrit par un écrivain peu connu qui avait séjourné sur l’île quelques années auparavant, lequel relate l’histoire plutôt farfelue et drôle d’un homme qui se lance à la recherche d’un mot perdu dans son sommeil (on aura évidemment reconnu ici l’histoire que mettent en scène les chapitres impairs de L’Oubli). Ce mot, croit-il, recèlerait le sens de son existence. Seulement, au moment même où il met la main dessus et s’apprête à raconter le fruit de ses recherches, il décide d’y renoncer pour raconter, à la place, une autre histoire. Laquelle ? « [L’]intrigue que j’imaginais […] était toute simple, elle se situait quelque part sur une île perdue au milieu de l’océan. » (Forest, 2018 : 222).
- 3 On relèvera ici cette phrase tirée de l’avant-propos de Différence et répétition auquel on renvoie (...)
32Vertige tout shakespearien d’une double mise en abyme qui met face à face deux histoires – celle de l’île (chapitres pairs) inventée par le narrateur amnésique et celle du narrateur amnésique (chapitres impairs) lue par le narrateur de l’île – sans qu’il soit jamais possible de dire laquelle des deux est première, laquelle constitue le miroir où l’autre se réfléchit. Le modèle original est perdu, oublié : il a disparu dans le néant. Ne reste que ces deux contes, deux copies d’un modèle absent, autrement dit deux « simulacres », au sens où Deleuze emploie le terme3, suspendus au-dessus du vide, qui forment, chacun à sa manière nécessairement autre, différente, indépendante, une « série divergente » (Deleuze, 1969 : 262) d’une même histoire passée : trépassée.
33Et on comprend ainsi que si l’île a bel et bien montré le chemin d’un recommencement possible, c’est bien plutôt le livre qui l’accomplit. On se gardera toutefois de concevoir l’espace imaginaire de l’œuvre comme l’espace plein d’une représentation à l’identique : le temps perdu, hélas, ne se retrouve pas ! Jamais personne n’est revenu de la mort ! Il s’agit, au contraire, selon le principe de cette sorte de « mythe de l’absence de mythe » (Forest, 2023 : 450) dont parle Bataille, souvent commenté par Forest, de le concevoir comme un espace vide : une toile ou une page – une plage ! – blanche, désertique, absolument séparée du bruit et de la fureur du monde, et par là même ouverte, par son vide même, à toute sorte de signes et d’histoires différentes, projetées, non en arrière, mais en avant, vers le futur. À cette condition seulement « le roman recommence » (Forest, 2018 : 12, 218) et, en raison même du désert à partir duquel il naît et auquel, chaque fois, irrémédiablement il revient, reste profondément fidèle à l’événement originel…