- 1 Journal de l’île de la Réunion, 2 juillet 2019, titre de première page : « Décès de Boris Gamaleya, (...)
1Poète créole et militant, Boris Gamaleya, parfois qualifié d’Aimé Césaire de l’île lointaine de la Réunion1, a souffert d’un ostracisme politique de 1960 à 1972. Il ne faisait pas bon d’être communiste dans cette ancienne colonie devenue département, pendant la guerre froide, sous la présidence du général de Gaulle. L’ordonnance Debré de 1960 a ainsi condamné à l’éloignement un bon nombre de fonctionnaires que l’on jugeait trop actifs politiquement. Ce n’est qu’au bout de douze longues années que cette ordonnance fut abrogée, dans le sillage d’une grève de la faim.
- 2 Gilbert Aubry, évêque de La Réunion, lui-même poète, fut un ami proche de Boris Gamaleya qu’il esti (...)
2Contraint à l’exil en métropole, Boris Gamaleya chante son île perdue depuis la région parisienne. Son premier recueil, Vali pour une reine morte, publié en 1973, s’inscrit dans un registre lyrique particulier, comme le suggère le « vali », instrument de musique malgache, fait de bambou et de cordes, traditionnel dans l’île. Rédigé à Romainville en banlieue parisienne, ce recueil brûlant de nostalgie et de fureur est sorti sous presse à la Réunion. Exotique pour les uns, il fut accueilli avec une ferveur croissante par le public créole au fil des ans. Plus tard en 2021, l’évêque de Saint-Denis, également poète, formule rétrospectivement ce que Boris Gamaleya a apporté à la représentation de l’histoire de l’île dans ce recueil. « Tu projettes une lumière inédite sur notre histoire, du battant des lames au sommet des montagnes, de la houle écarlate à la lune noire […] » écrit Monseigneur Gilbert Aubry, évêque de Saint-Denis (Aubry, 2021 : XIX)2.
3Mais le vali, introduit dans les Mascareignes par les esclaves, suggère également la dimension épique de ce long poème. Évoquant le destin tragique de cette ancienne colonie de plantation, le poète l’associe à celui des noirs marrons, qui pour trouver la liberté se sont réfugiés dans les cimes les plus inaccessibles. Nostalgique de cette terre australe éloignée, le poète évoque donc avec puissance l’épopée des esclaves marrons enfuis. Le poème se transforme, à plusieurs moments, en joutes verbales de nature théâtrale, pour évoquer le destin des esclaves échappés. L’union de Cimendef, leur chef au destin tragique (il sera exécuté par les planteurs blancs) et Rahariane, reine mythique, donne lieu à de magnifiques échanges amoureux. Mais l’indignation pour le sort de l’île métamorphose la plainte de l’exil en un cri de révolte politique viscérale qui s’exprime dans le duel verbal opposant Cimendef l’esclave à Mussard le colon.
4Le troisième moment du recueil qui suit la mise à mort de Cimendef transfigure le verbe en une longue célébration de l’île, inaugurée par un unique vers, irradiant la page à la façon d’une incantation, d’un hymne sacré : « et toi seule es la reine immuable et sans âge » (Gamaleya, 1973 : 36). L’amour que le poète porte à cette figure magnifiée prend chair, tout en instaurant la distance de l’oraison qui célèbre une instance divinisée. La reine Rahariane incarne donc à la fois la sensualité d’une île féminisée et la spiritualité qui élève au désir d’absolu. À la manière des reines malgaches de longue mémoire, telle Ranavalona, la dernière reine de Madagascar la reine Rahariane est une figure essentielle. La « reine morte » du titre n’est autre que cette île blessée dont le poète retranscrit la voix d’entre les disparus. Nouvel Orphée il ne parvient à la ressusciter que par le pouvoir d’un verbe à la fois abscons et universel. Examinons d’abord l’écriture lyrique de l’exil, puis le caractère épique du cri de révolte et enfin la célébration de l’île transfigurée.
5Le vali apparaît dès le titre avant d’être longuement repris dans une litanie envoutante. Il figure dans la première édition de 1973. D’autres instruments de musique réunionnais symbolisent la spécificité d’un chant élégiaque créole, les conques, les ancives, les bobres, les caïambes. Outre l’étrange beauté de leur nom, ces instruments suscitent l’idée d’une harmonie située entre l’Afrique et l’Asie pour toute oreille réunionnaise. Il est ainsi question du « psaume des conques » (Gamaleya, 1986 : 7), ces coquillages qui dans la tradition indienne, sont d’usage dans les temples tamouls. Les bobres et les caïambes sont d’origine africaine et forment avec le vali un orchestre « indianocéanique ». La culture créole est d’abord un métissage culturel. Cimendef lance une apostrophe dans un registre guerrier : « préludez ancives des combats île ma furie » (Gamaleya, 1986 : 2). Plus loin, comme au début d’une partition musicale, la tonalité de l’élégie est indiquée. Les caïambes ont en effet des accents funèbres et répondent à la plainte des ancives :
vali
complainte d’ancives
pour une rive inachevée (Gamaleya, 1973 : 9).
Ce à quoi Rahariane répond :
sonnez
sonnez
franches mains de l’homme
vos caïambes
pour l’obit de l’hibiscus (Gamaleya, 1973 : 9).
6Le poète utilise le terme rare et archaïque « obit » qui signifie obituaire, service funèbre, à des fins poétiques. Chez lui, l’hermétisme lexical crée le mystère et contribue à la créativité phonétique au risque du non-sens pour ceux qui ne comprennent pas la signification des mots. Les échos sonores comme celui qui associe « obit » à « hibiscus » parlent à l’inconscient, rapprochant ainsi cette poétique des jeux de mots surréalistes. La surprise sémantique, les associations incongrues participent d’un lyrisme très particulier, dans lequel le jeu de mot – les jeux avec les mots – sont maîtres.
7Ailleurs, en une seule formule sont rassemblés les contraires, le style de l’effusion et le style guerrier : Rahariane parle d’un « texte à plusieurs voix pour la conque et le kriss » (Gamaleya, 1973 : 30). Le kriss est en effet une arme venant de Malaisie ; il est ici associé à la conque, le coquillage des temples malabars qui rassemblent les fidèles. La vision que le poète a de l’histoire est large car il fait ici référence à la présence des Indiens malabars arrivés plus tardivement. Il mêle ainsi les images du présent à celles du marronnage. Ce vers n’en est pas moins une sorte de programme esthétique ; le poète annonce un style épico-lyrique fait d’exaltation, d’appel aux armes et aux sens. Ce cri résonne dans la distance pour rassembler les auditeurs – ou les lecteurs – en une exhortation poétique.
- 3 Bien qu’intitulé « préface », ce texte se trouve en postface.
8La musicalité qui parcourt le texte fait du narrateur un Orphée créole, descendant aux Enfers à la quête de son Eurydice la Créolie. Il est en effet possible de reprendre pour parler de Boris Gamaleya cette métaphore que Sartre avait forgée à propos des poètes de la négritude dans sa préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache de Senghor3 (Sartre, 1948). Vali pour une reine morte se présente tour à tour sous la forme d’une incantation (rituels proches des cérémonies chamaniques visant à conférer l’énergie nécessaire à la survie) de chants amébées lyrico-épiques, (ce sont les échanges de Rahariane et de Cimendef), de stances lyriques et de poèmes élégiaques. Le Vali représente ainsi ce syncrétisme, déjà suggéré par la Grande île, Madagascar, qui est au croisement des cultures africaine et indonésienne.
9Un lyrisme n’en est pas moins présent dans ce chant syncrétique. Suivant le principe du lyrisme effusif, le poète exprime la douleur de son âme à la première personne. Plus loin, l’exil est mentionné :
lune noire ma peine au loin au loin les voiles
les sistres4 de l’errance et les races nouvelles
(Gamaleya, 1986 : 1)
lors fut grande ombre chue sur les troques fragiles […]
et mon âme pleurant aux cimes de l’exil
rahariane et les dodos de morgabine (Gamaleya, 1986 : 1)
- 5 Voir Gamaleya (1984) et Payet (2013).
10Dès la première page, la nostalgie de l’île s’exprime en plusieurs dimensions, de l’océan aux cimes, des espèces disparues (les dodos) à la reine mythique Rahariane, occise par les colons5. Se confondent d’emblée la mémoire personnelle et la mémoire historique collective.
11La seconde partie du recueil, dont les premiers vers sont une adresse à la reine Rahariane, reprend la thématique de l’exil et du deuil :
moi j’allais chancelant à grand-faim par la nuit
ayant mon deuil drapé à ses persiennes closes
(Gamaleya, 1986 : 27)
[...]
et j’allais possédé de la foi ancestrale
vers la case pleurant l’âge d’or révolu
pleurant les zanaars6
(Gamaleya, 1986 : 27).
12Le poète s’identifie à l’esclave marron ayant fui dans les cirques des montagnes. Tout comme lui, il se pense victime de l’arbitraire d’un pouvoir extérieur. Le poète, exilé pour raisons politiques, porte en lui les souffrances de tous les temps et exhale une plainte collective :
- 7 Dans « sangolo » on entend « sanglot »
île ma peine
au loin caduques les thyrses de la rive
au loin le remugle des torses caféières
au loin au loin l’aube de ton émergence
et l’éclair sangolo7 en la nuque du maître
(Gamaleya, 1986 : 3)
île libère-moi d’un sanglot de makoa
(Gamaleya, 1986 : 3)
13De ce chant de douleur et d’absence, point la nostalgie d’un paradis perdu et vont émerger des images poétiques d’une troublante modernité.
- 8 Sur la notion de lyrisme visuel lire Decaudin (1990).
14Le vertige de la mémoire est le motif privilégié d’un verbe qui ressuscite le passé perdu ainsi que les lieux lointains aimés. À cet égard, la poétique de Boris Gamaleya se rapproche de celle de Guillaume Apollinaire, à propos duquel on a parlé de « lyrisme de l’image »8. Dans La Chanson du mal-aimé, le poète use en effet de l’allégorie devenue très célèbre :
- 9 La chanson du Mal-Aimé, en italique dans le texte, car le poème est constitué d’une longue citation (...)
Mon beau navire, ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez navigué
De la belle aube au triste soir
(Apollinaire, 2011 : 19)9
15L’allégorie du navire, entité close, néanmoins soumise aux aléas, comme toute destinée humaine, rend possible la superposition visuelle forte du monde extérieur et de la conscience subjective. L’image parle avec force, avec une valeur lyrique. Fait remarquable, le poème est placé peu après le poème Zone, vibrant plaidoyer pour la modernité qui se termine par le balbutiement audacieux bien connu « Soleil cou coupé ». (Apollinaire, 2011 : 14)
16Chez Boris Gamaleya, le surgissement de la mémoire donne lieu alternativement à deux formes de vers lyriques. D’un côté, les plus transparents et fluides, de l’autre les plus obscurs, les plus heurtés, aux associations étonnantes.
préludez ô dodos
vagissez ô rivages
ma mémoire est la rade étale et ses mirages
une ancive pleurant le mal des madrépores
(Gamaleya, 1986 : 29)
17La musicalité lyrique du premier genre se fait lyrisme visuel de l’image, dans une cohérence parfaite. On y voit un anthropomorphisme, un coquillage lançant son cri, en communion avec le massif coralien et le milieu marin. Il s’agit de dire l’apparition fulgurante de l’île oubliée, de retrouver en les forgeant les formules verbales qui la convoquent.
terre
qui sinon toi détient la jarre de mystère
poisson perforé d’un squelette de lagon
[…] île ultime suaire
île mancenillier
de fol amour à boire
je tombe
la mémoire soumise
aux sourates des strombes
(Gamaleya,1986 : 33)
18Au-delà de l’obscurité, d’une expressivité purement phonétique en apparence, on perçoit peu à peu un faisceau d’images qui convergent : les mers du Sud, la présence des religions du monde qui s’unissent en fond sonore de prières. Des associations antinomiques, des glissements lexicaux ou syntaxiques, des onomatopées forment un renouveau poétique. Les mots-valises se rencontrent à foison joliment qualifiés de « mots-gonis » (le goni est un sac traditionnel fait de toile grossière). La seule identité collective de l’île est la mémoire de l’esclavage et la quête de liberté.
19Ce serait néanmoins cantonner le recueil à une dimension strictement individuelle, voire biographique, que d’en oublier la seconde, ouverte à l’histoire collective où la colère se superpose à la plainte. Le style épico-lyrique fait précisément se confondre la part individuelle du poète en exil avec les souffrances passées de son île, soumise aux esclavagistes. Un récit de révolte et d’émancipation accompagne donc l’évocation du passé disparu.
20La tonalité épique est donnée dès les premiers vers : « En ce temps-là la reine en l’attente des rives mille oiseaux-lumière louaient sa haute histoire » (Gamaleya, 1986 : 1). L’écho virgilien de ces vers ne fait aucun doute. Les alexandrins à rimes croisées, la solennité du rythme, la tonalité digne de l’Énéide (« arma virumque cano... » en est l’incipit « Je chante les hauts faits et les héros... ») annoncent un chant d’amour et de guerre. Le mélange des genres élégiaque et épique permet de dépasser la simple plainte individuelle. Elle fait résonner publiquement une parole primordiale collective, qui soude la communauté des auditeurs autour du dire d’une genèse et d’une vérité du monde validées par des luttes mythiques et historiques : la légende réunionnaise des cimes. Le colon blanc Mussard, pourchasseur d’esclaves en fuite, vient arrêter Cimendef, l’esclave marron qui s’est enfui dans les montagnes. L’esclavagiste s’exprime ainsi avec cruauté :
rends-toi au nom du roi et de la justice
je suis Mussard le grand tromblon mussard la foudre
émérite enfleur d’oreilles devant barbe
et devant l’éternel ton crime l’utopie
et ce mot d’ordre inouï la négraille au pouvoir
saint bourbon à l’envers mascareigne à l’endroit
descends bibi du diable aède d’eau sucrée
babacoute promis aux martins des letchis
ta cabosse à rouler en la bouse du maître
(Gamaleya, 1986 : 9)
21Une véritable inversion carnavalesque du style discrédite le maître dans sa cruauté, tout en mettant en avant les mots d’ordre de justice et de rétablissement de l’ordre des choses. Bourbon est le nom de l’île colonisée, tandis que « les Mascareignes » désignent l’entité géologique des îles volcaniques, provenant du nom du navigateur portugais Pedro de Mascarenhas, qui les a visitées pour la première fois en 1512. Faire mention des origines par l’onomastique est un moyen de rappeler à quel point les colons ont perturbé une nature originelle. Parfois, la situation historique est clairement énoncée et les esclaves offerts en spectacle christique :
cette île où rien n’est droit hormis le bois où saigne
l’esclave nu sous tes insultes et tes clous
(Gamaleya, 1986 : 20)
[...]
et nous voici flagellés
dénudés
engoulés, criblés du plomb de l’anathème
dans le ventre bas de nos mères
(Gamaleya, 1986 : 39)
22C’est l’esclave qui s’exprime en poète et de façon noble, contrairement à son maître qui est grossier et trivial. A la vision utilitariste de l’île s’oppose une vision esthétique et sensible. Rappelons que Cimendef vient sans doute du malgache « tsi » préfixe privatif et du mot mandavo qui signifie esclave. Il est paradoxalement l’homme libre par excellence, qui inverse sa situation de départ. L’onomastique suggère la libération de l’esclavage.
Cimendef
mascareigne investie de ronflements lointains
des vanilles du vent et des treilles du ciel
je la tiendrai contre tes rifles les plus sûrs
je garderai contre eux (le serpentin des astres
où s’égoutte l’essence inédite de l’âme)
l’énoncé hors de prix d’une patrie nouvelle
je défends contre toi les jarres les plus belles
(Gamaleya, 1986 : 20)
[…]
je suis l’écho premier de l’éboulis qui s’enfle
(Gamaleya, 1986 : 20)
23Ce à quoi répond Mussard par une malédiction, consistant à faire taire le marron et à éteindre les voix d’un lyrisme :
nous te sommons de te taire
voix de dégénérés
[…]
enfants de chien
race de Caïn
allez-vous
zoulous envératés
longtemps encore rompre
la paix des îles de l’hérésie de vos bobres
(Gamaleya, 1986 : 21)
24Les lieux de refuge bruissent des cris de révolte. Le cri politique est ainsi poétisé du fait de l’amplification cosmique et du paysage qui s’anime à l’unisson :
c’est le morne vaillant tendu de vocalises
c’est le morne où l’on naît aux plis des neiges bleues
indicible vent au doux cliquetis de sabre
dont la colère s’enfle aux treilles de la mer
souffle vers le guerrier les trilles du levant
(Gamaleya, 1986 : 18)
25Cette force langagière s’amplifie au moment qui clôt la première partie du recueil en une joute verbale magnifique. Les deux personnages énoncent leur identité et surtout le monde qu’ils objectivent, la réalité qui est la leur :
eîa mussard
je dis makoa/ mussard ventre saint gris
je dis malouin/ je dis zanguebar/je dis navarre/je dis makondé/ je dis vendée/ je dis magagoni/je dis normandie/je dis matatane/ je dis aquitaine/je dis bantou
kikouyou/je dis anjou
poitou/je dis sofola/mikindani/bagamoyo/ je dis angoumois/ quercy
saint-malo
[...] A l’issue de quoi, Mussard met à mort Cimendef sous les yeux du lecteur/spectateur.
holà mousquets du roy écoquez ce mok
feu feu décapez-moi la majesté panjake ( =chef)
[…] Cimandef, Cimandef (Gamaleya, 1986 : 22)
26La mise à mort de l’esclave par le maître est l’occasion d’un chant du cygne, d’un duel entre le colon et le colonisé où s’affirment en un dire explosif deux univers langagiers antithétiques. Les toponymes de la France métropolitaine (« malouin », « navarre », « vendée ») s’opposent aux ethnies africaines (« zanguebar », « makondé », « magagoni ») et ouvrent la voie à un imaginaire proprement créole qu’engendre cette phonétique mystérieuse. Dire, c’est faire apparaître malgré la répression la créolité.
27La révolte porte une dimension iconoclaste. La prière s’inverse ainsi en blasphèmes :
vali
blasphème où j’abolis l’impact d’une hostie de guinée
une trénasse d’holothuries
et feule à complies
ses je fornique avec toi satan
et glapit à matines
ses dix commandements à marie
(Gamaleya, 1986 : 4)
28La suite est le pastiche parodique d’une liturgie d’actions de grâces et de célébrations à Marie. Le Salve regina est inversé et déplacé :
je te salue marie
soit cafre ambroisie à mes safres verrats
et ta sainte famille
oreilles tangatis cadoques à mes doigts […]
c’est le nègre maudit
chabouc de profundis fesse de mazoumba
[…]
je te salue marie
et bloc agnus dei et black et cetera
(Gamaleya, 1986 : 5)
29La litanie se termine par « liberté liberté liberté. » (Gamaleya, 1986 : 7) Le cri de révolte s’accompagne d’une dérision grotesque à la manière de Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal. Les références historiques entremêlent des périodes étrangères les unes aux autres dans un effet saisissant. Le christ à la « sagaie entre les dents » est une construction qui fait écho à la formule du xxe siècle : « le communiste au couteau entre les dents. » L’image de l’homme au couteau entre les dents serait reprise initialement de celle du tirailleur sénégalais nettoyeur de tranchées pendant la Première Guerre mondiale, avant d’être appliquée pour la première fois dans une caricature héritée de Guignol par Adrien Barrère contre les bolchéviks. La variabilité des tons, l’hybridité générique, l’intertextualité multiple contribuent à faire de ces vers une innovation de la poésie créole dont le but foncier est de célébrer l’île perdue.
30Le chant de la tradition virgilienne se trouve transformé en un récit d’épreuves initiatiques, comparables à un chemin de croix, avec à chaque station, une chute. À cette série d’épreuves succédera par la grâce de la catharsis la renaissance de l’île. Le récit mythique fondateur des esclaves marrons se confond avec l’identité insulaire. Tout naturellement Rahariane, la reine sacrifiée de cette brève société émancipée, est l’allégorie du salut de l’île.
31Le glissement sémantique de la reine Rahariane à l’île se fait dès les premières pages
- 11 Renvoi à l’ancien nom de l’île de la Réunion.
vali
appolonie11 ma morte
ô clarté foudroyée
vali
afrasie retrouvée
de mon ombre immolée
(Gamaleya, 1986 : 7)
32Le titre déjà suggérait une oraison adressée, un thrène (un chant de deuil propre à l’antiquité grecque).
je te salue ma reine
(hors le lambe des nues)
le morne où je suis né n’est que ton ombre nue
l’astre noir à ton front est ma sûre mémoire
je te salue
île incandescente
(Gamaleya, 1986 : 2)
33Le poète procède à une transfiguration de l’île par la mémoire blessée en une liturgie de la célébration, d’abord en rendant présent le paysage naturel :
vali
au ventre de tout cirque
(Gamaleya, 1986 : 7)
34Au cours des stichomythies échangées par Cimendef et Rahariane, le terme de « verdiers » est repris. Ces passereaux migrateurs incarnent à la fois l’atmosphère sonore et visuelle du paysage insulaire et l’idée de liberté.
rahariane
je suis nom de tes bras et flamme de ton ombre
et me voici rendue aux cendres du verdier
(Gamaleya, 1986 : 12)
quant à Cimendef :
rahariane ma femme et ma belle aventure
ô corral où m’enceindre en toute éternité
(Gamaleya, 1986 : 17)
35Ce à quoi elle lui répond :
toute cime tiendra sous l’ire du vieux vent […]
telle prime comptine au bobre de la rive (instrument de musique)
et toute île rendue aux larmes de l’amant
(Gamaleya, 1986 : 17)
36L’île oubliée est ainsi retrouvée, après que l’on a reconstitué sa légende et le poète peut enfin exprimer un « je », après avoir été le chantre de son peuple. C’est au tour de l’île tout entière – après le vali et la reine – de devenir l’objet de l’interlocution, en un vocatif exalté par la répétition amplifiée de la litanie.
île
sonore jarre de haute légende
île
sein bleu de rahariane et neige des dodos
ô mon apollonie mon cygne ma colombe
île
sang de la main noire insurgée […]
avant l’aube
rassembleuse d’oiseaux et de tortues pleureuses
(Gamaleya, 1986 : 41)
37La reine est érotisée en un poème-blason à la manière des poètes renaissants :
ton rire
(branle de perles australes)
au ventre de grenade du jour
wayo
le merle de ta bouche
la malicorne de tes seins
le bûcher de tes jambes
le rûcher de mon désir
(Gamaleya, 1986 : 14)
38La dimension historique de l’espérance religieuse transforme le récit épique en poésie eschatologique, c’est-à-dire qui concerne les fins dernières de l’homme et du monde : « vali pour que je meure » (Gamaleya, 1986 : 6), « vali pour que je naisse » (Gamaleya, 1986 : 7).
39Par la vertu d’une transe lancinante, accompagnée de la lyre malgache qu’est le vali, le poète fait apparaître son île aimée comme une femme. C’est pourquoi le récit mythique se fait poétique, chant pur d’espérance. Ainsi, au moment des échanges avant les épousailles, en amplifiant le vers en une sorte d’immobilité sacrée et cosmique, le poète donne un tour contemplatif et cérémoniel à l’univers tout entier. Les présentatifs « voici que » sont les annonciateurs d’une liturgie. Les mornes (les montagnes) où se sont réfugiés les noirs marrons s’élèvent à la hauteur des étoiles qui les surmontent. L’élargissement poétique se fait cosmogonie :
Car voici que sa langue est un été sans sève
Car voici que ses yeux sont une ombre sans rêve
Car voici qu’en la nasse ouverte de ses mains
passe sable libre le poisson écarlate
de l’amour et la crue sonnante des étoiles
(Gamaleya, 1986 : 18)
40Le poème se fait également orphique dans cette descente aux enfers suivie d’une renaissance ; la mort de l’aimée fait écho à celle d’Eurydice : « renaisse sur les monts la fumée des kraals (place du village) » (Gamaleya, 1986 : 5). À la vision immémoriale de l’île, à l’éternité des éléments, le poète adjoint une portée évangélique, car il est l’annonciateur d’une bonne nouvelle. Le blason du corps féminin fait écho aux supplices de l’histoire, mais il se métamorphose pour ouvrir un avenir meilleur.
rahariane
ô face suppliciée enfance lacérée
je serai sur ton mal le baiser du vent pur
[…] dormir entre tes bras est un acte nouveau
(Gamaleya, 1986 : 16)
41La personnification allégorique de l’« île rahariane » (Gamaleya, 1986 : 43) se fait espérance.
42La résolution de toutes les contradictions n’est rendue possible que par un foisonnement créatif dont il convient d’évoquer quelques aspects. Au plan thématique, l’association de la violence et du lyrisme sont constants :
vali
nimbe du milicien
et sel bleu du verset
[…]
43Il convient de tenter d’élucider les derniers vers.
île
ma russie noire
je tombe
la mémoire brûlée du lait de tes euphorbes
(Gamaleya, 1986 : 43)
44La « russie noire » fait référence au métissage propre à Boris Gamaleya, ukrainien par le père et créole par la mère. C’est un double exil qu’il désigne ainsi, le père ayant fui la révolution d’octobre vers l’île de la Réunion et étant devenu un Russe blanc. Le principe d’inversion parodique, la hardiesse de l’expression (consistant à écrire russie noire au lieu de russe blanc) participent de l’invention d’un style incandescent. Quant à l’expression « la mémoire brûlée du lait de tes euphorbes », elle renvoie à une réalité végétale bien connue des réunionnais. Cette plante courante dans l’île de la Réunion est magnifique, mais sa sève est un poison puissant. La formule saisissante renvoie à l’ambivalence de toute mémoire, ou de toute nostalgie, qui est absence et présence simultanées, ambivalences du cœur. Désigne-t-on ici l’évanouissement de l’âme ou son salut ? La brûlure est-elle anéantissement ou point extrême d’un cœur porté à l’incandescence ? Enfin quel est le sens de cette chute répétée maintes fois ? Un envoutement de la transe poétique jusqu’à l’oubli ? Oubli de la souffrance, évaporation de la conscience ? Une étape d’un chemin de croix, l’annonce de la fin de la parole ?
45Conclusion
46Vali pour une reine morte s’inscrit dans la grande lignée des poèmes d’exil. L’exil est épreuve existentielle où le moi comme la vision du monde sont ébranlés. Être passé par les cercles de l’enfer conduit à une métamorphose douloureuse mais salutaire. L’originalité de Boris Gamaleya est que la nostalgie du pays natal s’accompagne d’un cri de libération. La publication de Vali marque une date majeure dans l’histoire de la poésie réunionnaise, à l’instar de celle du Cahier d’un retour au pays natal dans l’histoire de la poésie antillaise.
47L’invention d’un verbe poétique exceptionnel permet cette émancipation, paradoxe d’une forme absconse, et malgré tout cohérente dans son propos. Ce premier recueil entre de plain-pied dans la modernité, alors que jusqu’à lui (si on met le Zamal d’Albany de côté) la poésie réunionnaise imitait le symbolisme et le Parnasse. Cette langue novatrice cherche la synthèse entre les sources indianocéaniques multiples, malgaches, africaines qu’il s’agit de réhabiliter et la création d’une langue poétique totalement recomposée, tout cela pour dire la créolité. Cet ouvrage signe l’avènement d’un engagement à la fois politique et poétique dans la destinée de cette île et au-delà dans l’avenir du monde. Comme Homère invoquant la déesse, Gamaleya convoque les ancives, les conques dans lesquelles le souffle épique vient se manifester et c’est l’île qui engendre la fureur poétique de l’aède nouveau, dont la voix porte au nom des autres, pour les autres et par les autres.