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AccueilNumérosDeuxième série - 27Le Poisson-scorpion, de Nicolas B...

Le Poisson-scorpion, de Nicolas Bouvier : de la catabase à l’entomologie, vers le renouveau poétique ?

Patrick Mathieu

Résumés

Dans ce récit très postérieur au voyage à Ceylan à propos duquel l’auteur Nicolas Bouvier parle d’« exorcisme », nous nous intéressons à l’évolution d’un architexte mythologique, toujours propre aux métamorphoses, conduisant à une poétique nouvelle. Celle-ci se fonde sur des considérations entomologiques et l’observation d’un quotidien halluciné, et dresse l’infrastructure métalittéraire des conditions mêmes de l’œuvre, par la conjuration des démons intérieurs.

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Texte intégral

  • 1 Il s’agit de Floristella Stephani, plus tard épouse de Thierry Vernet.
  • 2 En réalité, ils resteront tous trois ensemble deux mois à Ceylan.
  • 3 Ces voyages seront relatés à travers « La descente de l’Inde : texte retrouvé » et « La descente de (...)

1Deux Suisses, Nicolas Bouvier et Thierry Vernet prennent leur Fiat 500 Topolino et font route vers l’Orient. Nous sommes en 1953. Un an après, ils franchissent le Khyber Pass comme cela est raconté dans L’Usage du monde paru en 1963. Bouvier redescend l’Inde vers l’île de Ceylan (Sri Lanka) qu’il atteint en 1955 pour y rejoindre son ami Thierry Vernet ainsi que sa compagne Flo1, mais ceux-ci sont déjà partis2. De retour de voyage, Bouvier écrira Japon en 1967 remanié en Chronique japonaise en 1975. Mais quid de l’Inde et de Ceylan3 ? Le Poisson-scorpion qui retrace de façon très romancée cette aventure cinghalaise paraît bien tardivement, en 1981, soit vingt-cinq ans plus tard.

  • 4 « Ce qui se passe est parfois si nocif, délétère, maléfique qu’on écrit alors pour conjurer une exp (...)
  • 5 Sylviane Dupuis s’intéresse par exemple à la symbolique du poisson, ainsi qu’à celle de la chambre (...)
  • 6 C’est ce que nous apprend Gilles Louÿs, que « le voyage révèle à Vernet de ses propres exigences ar (...)

2Ces délais ont toujours intrigué la critique - autant que les paroles de l’auteur qui a parlé d’une écriture d’exorcisme4. Et s’il existe de nombreux articles sur la symbolique du Poisson-scorpion, aucun n’a envisagé ce récit de voyage à travers l’angle de l’entomologie comme creuset de la création artistique5 : alors que son ami peintre Thierry Vernet a compris que le voyage oriental renforçait paradoxalement son désir de retourner parfaire son art en Occident et prend donc le chemin du retour6, le narrateur vit à Ceylan une expérience solitaire douloureuse et ne peut y échapper que par une refondation de son approche littéraire, dont ce récit bien postérieur trace le cadre. Et, de façon novatrice, l’entomologie qui accompagne le narrateur dans cette expérience d’un quotidien minuscule et animal, bruyant et sanguinaire, offre les conditions mêmes de son envol de l’île, les démons intérieurs et extérieurs enfin conjurés, vers le succès littéraire que l’on sait.

  • 7 « Le Poisson-scorpion est un livre surécrit » (Bouvier, 2004 : 1343). Ceci dit, la trame en avait é (...)
  • 8 Pierre Schoentjes a étudié le rôle de l’entomologie et le rapport à Fabre de Nicolas Bouvier, mais (...)

3Nous verrons d’abord l’architexte mythologique de cette descente aux Enfers exotiques pour enfin comprendre que ce récit d’exorcisme est en réalité savamment construit7 et donne, tout comme dans un roman policier, les indices de sa résolution par de nombreuses marques métalittéraires liées au discours entomologique8.

I. Catabase : une descente vers l’Enfer

1. Désillusion touristique

  • 9 Des critiques, comme Jean-Xavier Ridon, ont mis en évidence cette arrivée décevante, sans toutefois (...)
  • 10 Jean-Xavier Ridon, en référence à l’épigraphe tirée du Rig-Véda a bien vu cet enfer qu’est l’île de (...)

4L’arrivée à Ceylan se présente comme une double descente à la fois géographique - puisque l’auteur va du Nord vers le Sud, et altimétrique - puisqu’il suit un plan laissé par son ami Thierry qui indique une « descente » pour arriver au Fort de la vieille ville de Galle et à l’auberge où il posera ses pénates9. Cette descente renvoie symboliquement à la catabase, descente aux Enfers10 qui est tout d’abord traitée sur le mode humoristique avant de progressivement devenir constitutive de l’intrigue. Comme dans tout bon incipit, la fiction n’est pas dénuée d’intertextualité ironique et pathétique, ainsi le narrateur fait référence à Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre ou à Flint et Morgan de L’Île au trésor de Stevenson, quatre personnages de la littérature voyageuse aux prises avec l’insularité… Jean-Xavier Ridon le dit fort justement : « Bouvier fait le choix délibéré d’entourer son texte de la parole des autres pour s’inscrire dans une histoire littéraire » (Ridon, 2014 : 50). S’inscrire dans une histoire littéraire, voilà certes l’enjeu, mais le Poisson-scorpion est aussi le récit même de cette inscription qui se fera au moyen, non de l’infiniment grand homérique, mais de l’infiniment petit entomologique.

  • 11 Rappelons que Bouvier a en réalité passé deux mois avec Vernet et Floristella à Galle. Cet habillag (...)

5Le narrateur va loger près d’un « petit hôpital rougi de crachats de bétel » qui donne le ton sur l’état sanitaire de son séjour : « malaria, pian, bilharziose, amibiases, yeux injectés et carcasse tremblante » (Bouvier, 1996 : 31). Il hérite de la chambre laissée vacante par Thierry Vernet et prend moralement possession des lieux dans une sorte de fatalisme, premier indice de la dangereuse dépossession à venir : « c’est là, c’est désormais là11 » (Bouvier, 1996 : 34). Très vite, le voyage prend une tournure inattendue et le narrateur perd progressivement pied. La descente pour arriver à Galle est bien une catabase : « J’aurais été mieux avisé de dormir sous un arbre mais cette fois le cœur m’a manqué, je n’ai pas le courage de descendre plus bas ni les moyens de loger plus haut » (Bouvier, 1996 : 43). Le voyageur échoue dans un monde inférieur d’où il chutera encore au fil du séjour, et dont il devra s’échapper. En effet, cette catabase est en relation directe avec l’anabase finale, la remontée vers le monde des hommes : « Moi je commençais à revivre : j’avais touché le fond, je remontais comme une bulle » (Bouvier, 1996 : 172). C’est pourquoi il convient d’analyser ce monde infernal dont il devra s’extraire.

  • 12 L’expression est de Philippe Berthier in « L’ordalie cinghalaise ou la psychanalyse d’Ulysse » (Ber (...)

6L’enfer est d’abord celui du voyage touristique. Parodique sans l’avouer, le récit commence par quelques formules ad usum turisti12 :

Les prospectus assurent que l’Île est une émeraude au cou du subcontinent.
L’Arcadie de voyages de noces victoriens qui ont fait date. Un paradis pour les entomologues. Une occasion de voir le « rayon vert » à des prix intéressants.
Moi, je veux bien. Mais trois mille ans avant Baedeker les premiers rituels aryens sont un peu plus circonspects. L’île est le séjour des mages, des enchanteurs, des démons. […]
On verra bien. (Bouvier, 1996 : 16)

  • 13 Gilles Louÿs nous rappelle que Bouvier était obsédé par la magie noire, comme dans l’épisode du vol (...)

7La modalité de suspicion qui clôt l’annonce de ce « paradis » entomologique est programmatique et significative : le livre sera précisément cette expérience des démons13, des enchantements, mais aussi la confrontation du récit touristique à la réalité, ou en tous cas, à la création d’une réalité personnelle, fût-elle fictionnelle, en relation avec les insectes.

8Progressivement, l’île va déployer ses sortilèges, son théâtre d’ombres et de mort : elle semble un miroir aux alouettes, labyrinthe d’apparences trompeuses dont le voyageur va devoir s’extraire, à l’instar d’Ulysse, et de façon assez proustienne, dans un voyage intérieur qui aura principalement comme cadre sa chambre bleue ; le spectacle des insectes remplacera désormais celui de la lanterne magique.

2. Un réel en crise

9C’est dans ce prétendu petit paradis pour croisiéristes que surviennent des explosions fréquentes - des attentats de moines bouddhistes qui déposent des bombes dans des bus. Le narrateur relate ainsi une « fête pyrotechnique » :

Lorsqu’on arrive avec le bus suivant sur le lieu d’une de ces fêtes pyrotechniques, il faut voir alors les valises aux tons d’ice-cream et les parapluies à bec semés à la ronde, parfois même accrochés au palmier, les grands peignes à chignon soufflés bien loin des têtes qui n’en auront plus l’usage, et les blessés en sarong carmin, violet, cinabre, merveilleuses couleurs pour descente de Croix, alignés au bord de la route étincelante de verre pilé où deux flics les comptent et les recomptent en roulant des prunelles. Au milieu de la chaussée, une paire de lunettes rondes à monture de fer est cabrée les branches en l’air, l’air mécontent, grand insecte irascible et fragile à la recherche d’un nez envolé le diable sait où. (Bouvier, 1996 : 57)

10Cette scène, fortement poétisée et traitée sous l’angle de l’humour noir fait écho à la scène du dispensaire. Prendre de la distance, traiter le monde en spectacle, tel est bien l’enjeu de l’écriture, et du présent récit de fiction comme conjuration d’un réel en panne d’exotisme traditionnel. C’est ainsi que deux discours s’affrontent au long du livre, le discours touristique exotique et convenu d’un quotidien impossible, et la réalité au plus près du monde, désenchantée, sombre, mais irréelle parce que repoétisée. D’ailleurs, l’entreprise journalistique du narrateur consistant à travailler sur les Sumériens, les Assyriens, les Hittites, civilisations lointaines et parfaitement étrangères à la sordide réalité qu’il côtoie lui vaudra finalement, grâce à la publication de quatre articles, la possibilité de quitter cette même réalité.

  • 14 « Zone de silence » est le titre utilisé dans un premier temps. Voir à ce propos l’analyse qu’en fa (...)

11La décadence insulaire entraine le narrateur dans un état de crise ; elle est d’abord sanitaire, et tout le récit se déroule dans une atmosphère malsaine, insalubre. Le narrateur loge significativement à côté de cette « Zone de silence14 » du petit hôpital, mais son être se trouve dans un état de santé indistinct, qui évolue entre veilles précises, fièvres mêlées de sueurs et hallucinations totales. Il l’annonce dès le début : « la fièvre – vaccin de la veille ou retour de la malaria – et la danse des lucioles au-dessus de ma tête me donnaient le tournis. » (Bouvier, 1996 : 22).

  • 15 Bouvier a fait un tour à l’institut dentaire suite à un abcès : « Discutant avec d’aimables souffra (...)

12Quand il se rend au dispensaire15, il trouve « deux médecins, des infirmières, trois douzaines de croquants hilares rongés de maux divers qui [lui] paraissaient bien résolus à terminer leur vie ici où la nourriture est suffisante » (Bouvier, 1996 : 49). Ce séjour donne lieu à une scène mémorable, surréaliste, dans laquelle les valétudinaires s’exclament et se félicitent au spectacle de leurs radiographies :

En fin d’après-midi, les radios prises dans la journée sont passées dans un vétuste épidiascope et projetées sur un drap pour notre édification. Poumons mités, bronches d’étoupe, échines mangées d’ostéoporose. Nous étions tous là à jouir du spectacle, à voir défiler fressures et anatomies ravagées avec des « oh ! » des « ahh ! » des « chut ! », excités et rigolards comme au cinéma. (Bouvier, 1996 : 49)

  • 16 Ariane Bayle s’intéresse à « l’esquisse vésalienne » dont parle le narrateur au dispensaire, pour é (...)
  • 17 Il dira aussi : « L’exotisme, vous le savez aussi bien que moi est un leurre. Le voyage en revanche (...)
  • 18 Outre son aspect religieux d’élévation spirituelle, l’anabase est aussi, en lexique médical, une ph (...)

13Décidément, même le sérieux médical est en crise dans ce passage qui prend des accents céliniens16. C’est pourtant cette expérience de la maladie exotique17 qui lui fera dire cette phrase célèbre : « voyager : cent fois remettre sa tête sur le billot, cent fois aller la reprendre dans le panier à son tour pour la retrouver presque pareille » (Bouvier, 1996 : 53). Arrivé à Ceylan pour se refaire une santé, se « reprendre » (Bouvier, 1996 : 23), il n’a pas compté avec l’île qui lui réserve des surprises. Ainsi cette parole prophétique placée en début de livre pourrait-elle se retrouver en fin, comme un indice de l’histoire à déchiffrer : « Je n’avais pas l’expérience des îles qui posent et résolvent les problèmes à leur façon » (Bouvier, 1996 : 24). Poser le problème et le résoudre, voilà le sens de la catabase initiale et de l’anabase finale18. Mais le véritable « problème » que pose ce voyage, dont l’écriture, rappelons-le, est postérieure de plus de vingt ans, est d’ordre métalittéraire : comment chasser ses propres démons pour récrire le voyage ? Le contexte local cinghalais de la crise se présente comme un formidable creuset de l’expérience littéraire.

3. Une littérature en crise

14L’île possède un taux de criminalité très élevé, l’auteur cite « le quotidien de la capitale qui titre joyeusement 'no Murder Today', Caïn a son jour de congé ; on pavoise. » (Bouvier, 1996 : 87). La mention de la littérature périodique se fait de façon parodique, par le renversement des valeurs, la criminalité rentrant dans le champ de la normalité quotidienne des Cinghalais. Cette criminalité s’oppose au discours lénifiant et trompeur - sinon trompé - de sa mère qui lui écrit une lettre vantant les vertus enchanteresses de Ceylan où, depuis la Suisse, elle juge beaucoup mieux la situation que lui. La lettre maternelle infantilisante, qui donne de Ceylan l’image que peuvent en avoir des amis genevois croisant au loin, exprime toute l’incompréhension d’une société et d’une culture occidentales et bourgeoises contre laquelle le narrateur se met progressivement en rupture :

À l’en croire, les choses ici ne sont pas du tout telles que je les décris. Elle le sait de science innée, et aussi par des amis qu’une furtive croisière de luxe a amenés pour quelques jours dans le seul palace de la capitale. Je suis tout de même dans l’Île-du-sourire-et-de-la-pierre-de-lune mais je pousse tout au noir pour la chagriner (Bouvier, 1996 : 86).

  • 19 « Une des raisons principales pour lesquelles j’ai été très attentif dans mes voyages, était que je (...)
  • 20 « La pensée est, par rapport au maternel, dans une relation analogue à l’Aufhebung dont Hegel a fai (...)

15Pleine de jugements à l’emporte-pièce, de reproches implicites, cette lettre maternelle dit aussi l’absence et le silence du père « humaniste », soumis ou résigné, qui se contente en bas de page de la liste des cadeaux reçus pour son anniversaire : « Tout ce qu’un ours reçoit dans un conte de Noël » (Bouvier, 1996 : 87). Bouvier loue l’humour délicat et spirituel de son père (« l’un des êtres les plus aimables que j’aie rencontrés ») auquel il reconnaît devoir tant19. Bref, la lettre maternelle renvoie à une relation difficile que Bouvier a du mal à vivre. Mais écrivant ultérieurement Le Poisson-scorpion, l’auteur suit les traces de son père humaniste, et, faisant comme lui ouvrage de fin lettré, lui rend hommage20. On verra que la résolution du conflit maternel lui permettra aussi l’envolée tout autant lyrique que géographique.

  • 21 « J’espère bien trouver à Galle une lé-lettre de Manon. Je ne me vois pas vivant seul après mon ret (...)

16Autre lettre capitale, celle de son amie Manon qui arrive enfin de Suisse21. C’est après tout un rituel que le narrateur décide de la lire. Les mots claquent : « Désolé, ciao et bon voyage » (Bouvier, 1996 : 92). C’est à ce moment qu’on apprend la signification du poisson-scorpion : « Elle est justement du Scorpion et ‘très belle de figure’, c’est donc ma journée de bonté » et plus loin, « la lettre expédiée deux mois plus tôt […] contenait son faire-part de mariage […] et un Poisson d’or – je suis Poisson […] » (Bouvier, 1996 : 92). Le séjour à Galle a donc lieu sur fond de crise amoureuse (thème sous-jacent à l’œuvre) qui vient remettre en question les motivations du voyageur. Manon est partie avec un collègue de l’université, elle a donc choisi le savant contre le voyageur, le stable contre l’itinérant, le diplômé contre l’aventurier. Cette lettre de rupture glaciale le condamne dans ses retranchements, le force à se réinventer.

17En réalité, si la biographie confirme l’existence d’une lettre de sa fiancée, sa découverte ne s’est pas faite de la sorte, comme le rappelle Thierry Vernet (Vernet, 2010 : 185). Il y a donc une mise en scène fictionnelle nécessaire pour faire œuvre de littérature, mais qui renvoie, avec la distance temporelle propre à la récriture du voyage, à une volonté significatrice autre. Revenons sur les conséquences de la lettre : « Désormais chacun sa vie et chacun sa musique ; pour quelques temps la mienne ne serait qu’un grincement. […] Moi aussi, j’étais comme un général en déroute, dont les armées auraient, dans le temps d’un éclair, mystérieusement fondu (Bouvier, 1996 : 93). Ce « grincement » sert de toile de fond à l’écriture du désespoir qui accompagne le séjour de neuf mois à Ceylan, et transforme en profondeur l’expérience. L’isotopie de la musique, « grincement » ici, puis nécessité salvatrice, commence à faire sens… Quand on sait que le Quatuor de Debussy a inspiré le livre, la « musique » opposée au « grincement » renvoie à la poièsis même, à la méta-littérature : il s’agira de parvenir à dire le monde, à le chanter en l’enchantant.

  • 22 Thierry Vernet lui parle de ce jeune président d’Alliance « tout sympa m’a-t-on dit », mais Bouvier (...)
  • 23 Cet aspect n’a pas été complètement perçu par Jean-Xavier Ridon qui conclut sur cette rencontre : « (...)
  • 24 Il dira ailleurs comment il a vécu cette crise artistique : « J’ai traversé une période de désespoi (...)

18Le dernier aspect de cette crise littéraire, et non le moindre, est l’épisode de la virée à l’Alliance française. Le voyageur cherche du travail dans la capitale (Colombo, jamais nommée), et, essayant de placer quelques articles de littérature classique, se tourne tout naturellement vers l’Alliance française, où il se fait recevoir avec un certain mépris par un gandin nouvellement arrivé22, si bien que de vengeance, il en vomit sur le tapis : « Ce qui cependant m’apparaît clairement c’est que je suis mal parti » (Bouvier, 1996 : 44). L’Alliance française devient « la mésalliance française » et signe symboliquement un premier niveau de rupture d’avec le monde civilisé, d’avec la culture originelle, annonce d’une nécessaire renaissance littéraire23. Les prémices de cette nécessité de changement s’étaient d’ailleurs fait sentir lorsqu’il s’était mis à écrire, dès son arrivée à Ceylan, dans une distance toute relative à la littérature classique : « Je me suis mis au travail, une flaque de sueur sous chaque coude, en sachant bien que je trichais, que j’avais peur, que je m’attachais au mât comme Ulysse. Il s’agit d’autre chose ici » (Bouvier, 1996 : 39). Il s’agira pour l’écriture du Poisson-scorpion d’appliquer l’architexte homérique au livre même : il est particulièrement significatif que, refoulé de l’Alliance française et symboliquement banni de la culture académique [« Madame de Sévigné ? Quel cul ! » dit-il aussitôt par vengeance (Bouvier, 1996 : 49)], il tombe sur un traité d’entomologie et se réfugie dans sa chambre, puis qu’il décrive un combat épique d’insectes minuscules ! C’est donc dans ce repli général que l’auteur cherche à retrouver du sens à sa vie par la littérature, « tapi dans le noir et seulement dans le noir » (Bouvier, 1996 : 94) en une démarche sacrificielle24.

19Paradoxalement, cet échec dans la voie traditionnelle et classique de l’écriture de voyage lui vaut d’aborder aux rives d’une autre réalité, celle justement de l’écriture du livre qui ne pourra plus être fait qu’avec les éléments autochtones, un livre à l’exotisme redéfini : « Mieux vaudrait retourner bravement dans ma fournaise, ouvrir l’œil pour rendre justice aux choses, dresser l’oreille pour déchiffrer la musique qui seule les fait tenir ensemble, et me mettre à l’établi » (Bouvier, 1996 : 45). Rendra-t-il vraiment justice aux choses ? Ceylan, et plus précisément la ville de Galle où il réside, n’ont absolument rien de la carte postale ni même de la ville classée et protégée par l’Unesco. Tout au long du livre, ce ne sont que misère, décors miteux, gens pouilleux, airs tristes ou renfrognés : le narrateur se sent « un pauvre petit lettreux baisé par les tropiques » (Bouvier, 1996 : 136). L’écrivain doit vite se réinventer, composer une autre « musique ».

  • 25 Selon la définition du CNRL, est exotique ce « qui est relatif, qui appartient à un pays étranger, (...)
  • 26 L’on sait que Bouvier, comme d’autres écrivains-voyageurs, prône un exotisme de proximité, dans une (...)

20L’exotisme25 (et son écriture) devra donc être renouvelé, non par un discours théorique, mais par les faits, les observations des lieux et des mondes qu’il occupe26 : la notion d’étrangeté, fantastique ou non, liée à celle de l’altérité, envahit le texte : c’est ce nouvel exotisme qui sera la matière première du livre, et qui provient pour une bonne part de l’omniprésence des insectes.

II. L’entomologie comme métadiscours

1. L’effacement du sujet

  • 27 « C’est précisément cet interlude et cet équilibre qui sont difficiles à préserver, c’est une légèr (...)

21Bouvier a souvent théorisé le voyage comme apprentissage de la vie, thème certes convenu, mais en développant cet aspect si particulier de la quête de la légèreté qui vient remettre l’homme à sa place : « J’avais deux ans de route dans les veines et le bonheur rend faraud. Il me restait à l’apprendre » (Bouvier, 2004 : 146). Son entreprise est une entreprise d’allégement, de ses habitudes, de sa culture, de son ego27 : « Combien d’années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ? » (Bouvier, 1996 : 53). Être transparent, être léger, voilà le travail du voyageur et de l’écrivain : « Devenir reflet, écho, courant d’air, invité muet au petit bout de la table avant de piper mot » (Bouvier, 1996 : 54).

  • 28 Jean-Xavier Ridon raconte comment le journal de Kafka a accompagné Bouvier : « A la lecture du Cahi (...)

22Dans ce récit au-dessus duquel plane la déité tutélaire homérique, les métamorphoses28 sont légion. La perception de l’île devient de plus en plus brouillée, incertaine, magique. Pour retrouver un peu de réalité, le narrateur va se reposer dans l’échoppe d’une femme tamoule : « Cette échoppe est au contraire si chargée de matérialité bénéfique que je m’étonne à chaque fois de ne pas la voir s’enfoncer comme un boulet dans le sol de cette île chimérique » (Bouvier, 1996 : 123). L’île tremblote dans les vapeurs de son étouffante chaleur, et tout devient idéal. Les nombreuses analogies entre le monde humain et animal rendent confuses les limites des qualités respectives. Par exemple, les voisins d’Indigo street, des vieillards hiératiques, sont des « chrysalides piquées au bord de fauteuils sino-bataves » qui s’animent le temps d’une toux collective puis retombent dans une « torpeur trompeuse […] qui rappelle l’immobilité de grands insectes aux aguets » (Bouvier, 1996 : 75-76). Le narrateur lui-même n’est pas étranger au changement : alors qu’il entend monter de la cour le bruit d’une grande orgie au royaume des hyménoptères, il écrit : « je n’ai pas encore de pinces, mais je commence à avoir des antennes » (Bouvier, 1996 : 95). Enfin, parmi tant d’autres exemples, lorsqu’il se cogne le visage sur un panneau et saigne, la métamorphose semble parachevée : « Je passai les mains sur mon visage ruisselant, m’arrêtai pour lécher mes paumes – c’était délicieux et salé – et poursuivis mon chemin en laissant derrière moi une trace gluante comme les insectes moribonds que j’avais si souvent vus sur mon mur » (Bouvier, 1996 : 95). Cette lente métamorphose animale générale, à l’intertexte évidemment kafkaïen, amène le narrateur-personnage aux portes de la folie et du fantastique.

  • 29 Cette expérience entre maladie et insectes est relatée dans un entretien filmé face au journaliste (...)

23De fait, le récit possède une réelle dimension fantastique, selon Tzvetan Todorov qui définit ce genre dans son Introduction à la Littérature fantastique : « Dans un monde qui est bien le nôtre […] se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. […] Ou bien il s’agit d’une illusion des sens […] ou bien l’événement a véritablement eu lieu » (Todorov, 1971 : 29). À de nombreuses reprises, le fantastique fait irruption dans le récit de Bouvier, par des apparitions, des ensorcellements, traités de façon plus ou moins amusée. Certains sont le propre de l’hallucination fébrile, mais d’autres sont plus problématiques, comme l’est le cas de la figure du père Alvaro : même après avoir appris qu’il était mort voilà six ans, le narrateur voit une dernière fois le fantôme : « Un instant, j’ai revu son menu et noir fantôme perdu au haut de l’escalier et j’ai chassé cette image de mon cœur » (Bouvier, 1996 : 156). Ce genre de remarques ne laisse pas de questionner la réalité et partant, la validité de l’expérience testimoniale d’un narrateur déjà malade, instituant un flottement voulu dans la perception générique du récit29.

  • 30 Jean-Xavier Ridon le résume ainsi : « Ainsi Bouvier efface-t-il les frontières entre réalité et fic (...)

24Si le texte frôle constamment le fantastique, il s’appuie cependant sur une réalité désenchantée, voire sordide, dans laquelle tout rêve, même pour les autochtones, semble exclu, puisque le rêve ne peut exister que par rapport à une réalité stable. Le rôle de la magie dans Le Poisson-scorpion a de nombreuses fois été traité sans qu’il soit nécessaire de nous y attarder de nouveau30. Nous y lisons surtout une géniale entreprise de déconstruction/reconstruction générique, un total parti-pris de l’écriture. Certes, Bouvier fut malade à Ceylan, certes il eut de la fièvre, avec des visions, des délires. Par ailleurs, il ne fait pas non plus de doutes que Ceylan est une île où le bouddhisme spirituel a déserté au profit de la superstition, des sortilèges, ou des incantations. Mais la grande force de l’auteur est justement de tirer parti de ces états de fait pour aborder un sous-genre nouveau de la littérature de voyage : le récit halluciné, parodique et comique, qui se réinvente tout en révélant sa machinerie romanesque.

2. La métalittérature

25Par une jolie tournure, le narrateur écrit : « La journée n’a pas voulu de moi » (Bouvier, 1996 : 107), inscrivant la fatalité dans le rapport impossible du voyageur à son milieu par un début de délire paranoïaque. La maladie joue certes un rôle dans ce délire ; on sait que le narrateur a été malade de la typhoïde, qu’il a passé deux jours ou peut-être un peu plus au dispensaire mais progressivement, c’est à un autre problème qu’il se confronte, celui de la perte des repères. Il lui devient très difficile d’écrire. Il s’oublie dans la contemplation d’un décor magnifique de plus en plus brouillé, confus, et à la fois dangereusement magique : « J’ai assez d’ombres dans ma tête, et ce cinéma funèbre est sans objet, c’est vraiment trop pour un seul spectateur, surtout fragile comme je suis devenu » (Bouvier, 1996 : 108).

26C’est ainsi que regardant une tête de raie bouillir sur son réchaud, il prend appui sur cette extraordinaire scène de genre, et imagine comme inconcevable qu’il n’y ait jamais eu de représentation dramatique au Fort de Galle. De la cuisson domestique au drame théâtral... Mais ses idées s’évaporent avec l’eau du bouillon, il rêve et n’arrive plus à mettre en forme un scénario : « Tout ce qu’on introduit dans ce décor si dégradé a une allure alarmante. […] Mon esprit m’échappe de plus en plus souvent. » (Bouvier, 1996 : 109). Nous lisons ici le mélange complet des genres, cette folie intérieure qu’est la perdition artistique, et par analogie métalittéraire, la nécessité pour le narrateur de parvenir à fixer un cadre solide à sa fiction. Quel est donc ce cadre ?

  • 31 Jean-Xavier Ridon : « Ce regard d’entomologiste était déjà annoncé au début du récit lorsque Bouvie (...)

27Avec l’entomologie en toile de fond31, le récit pose les conditions de son écriture, de la crise narratoriale à la renaissance auctoriale, en filant l’analogie du personnage aux insectes. La fiction de Nicolas Bouvier est indubitablement très travaillée, elle est comme il le dit lui-même « surécrite » (Bouvier, 2004 : 1343), l’auteur prenant soin d’essaimer de façon ordonnée les indices de lecture, minant de fait toute chronologie naturelle du récit de voyage, comme le sous-tendait cet indice initial : « J’aurais plus souvent affaire aux insectes qu’aux hommes » (Bouvier, 1996 : 47).

28Si le roman a pour titre Le Poisson-scorpion, dont on comprend désormais l’état de crise amoureuse et existentielle qu’il représente, ce sont davantage les diptères que les scorpénidés qui y sont mentionnés. Tout est prétexte à l’étude de ces êtres minuscules mais très actifs, ou à analogie avec les insectes qui parcourent sa chambre, et qui transforment le narrateur en un entomologiste malgré lui. Ainsi, dès le début du récit, en sortant de la « Mésalliance française », le voyageur tombe sur un livre d’occasion :

Mais, plus loin, à l’éventaire d’un brocanteur, je suis tombé sur Insect life of India par G. Th Leffroy (DSO, VC) Calcutta 1907. Encore un colonel en retraite, il a dû gagner ses médailles à Khartoum avant d’épingler des papillons. […] Vous ouvrez au hasard : c’est un grand coléoptère de dos, donc en redingote, dressé sur ses pattes arrière, qui pousse quelque chose devant lui. Quoi ? l’image miroite sous la lampe d’acétylène. Dans le texte en page de gauche vous pouvez lire « They happen to fly at rains » (Bouvier, 1996 : 47).

  • 32 Le mot « chitine » revient dans le livre à quatre reprises.

29Que le narrateur prenne le soin de citer ce livre scientifique et d’en décrire une illustration (le coléoptère de dos roulant quelque chose) n’est évidemment pas anodin, d’autant qu’il vient de parler « mouche » et « vermisseau » avec le responsable de l’Alliance française, citant Jean de la Fontaine. Ce livre qu’il rapporte dans sa chambre constitue en réalité l’architexte du Poisson-scorpion, récit qui se fera à son tour petit traité d’entomologie. Ainsi, littérairement, ces insectes avec leurs constants et bruyants craquement de chitine32 participent à la poésie du livre (il leur dédie même un poème, p. 112) ; cela donne lieu à une scène d’anthologie épico-poétique au chapitre 11, un combat de Lilliputiens entre termites et fourmis, mais dont le traitement à la fois poétique et amusé ressortit à l’antique gigantomachie inversée (ce serait ici une nanomachie), combat qui est tout autant une nouvelle crise - sonore cette fois -, qu’un questionnement plus large sur le sens de la vie :

Sifflements, chocs, cris de guerre, d’agonie, de dépit, cymbales de chitine. Certains coups de cisaille s’entendaient à deux mètres. […] Est-ce de mon propre gré que je suis resté là des heures durant, accroupi, hors d’échelle, à regarder ces massacres en y cherchant un signe ? (Bouvier, 1996 : 98)

30Le signe cherché « malgré lui » est celui de la résurrection littéraire par une nouvelle poétique, qui doit prendre le contrepied de l’écriture épique homérique, de la gigantomachie, qui doit inverser le mythe ulysséen en sortant symboliquement le héros de l’île alors qu’Ulysse voulait y retourner, et en sortant aussi de lui-même pour devenir ce qu’il aspire à être, un écrivain libéré de ses peurs.

  • 33 La Correspondance entre Bouvier et Vernet relate ces épisodes entomologiques, notamment celui du sc (...)

31Cette présence du monde animal obsédante33 prend possession de lui, comme par exemple lors d’une de ses dernières visites à l’échoppe de la Tamoule, à propos de laquelle une rumeur prétend qu’elle aurait supprimé son mari. Il est alors saisi d’une hallucination et imagine la grosse vendeuse comme une reine des termites qui aurait le roi accroché à sa vulve : « Blattes, bousiers, scorpions, scolopendres : j’ai l’habitude de ces changements d’échelle et de ses minuscules interlocuteurs. Je ne cache pas non plus mes sympathies. Cette femelle colossale me plaît, sans illusion » (Bouvier, 1996 : 129). C’est le moment de revenir sur cette grosse femme, maternelle et sexuelle, auprès de laquelle il trouve un refuge salvateur. Toute reine des termites qu’elle soit, il éprouve une connivence qu’il fait semblant d’attribuer au karma, mais qui renvoie très clairement à l’Œdipe :

Nous sommes-nous connus à l’époque des empires maritimes, où « les seuls objets froids de cette ville était la perle, le santal et la lune » ? Avons-nous partagé une couche royale ? L’aubergiste aurait-il raison lorsqu’il me dit que même en écarquillant les yeux je traverse la vie comme un aveugle ? (Bouvier, 1996 : 124)

32Il est d’ailleurs très significatif que le poisson-scorpion de la boutiquière soit son rival amoureux, puisque la grosse femme tamoule semble davantage attirée par l’animal dans son « bocal à concombres » que par le narrateur. Lorsqu’elle fait au poisson des grimaces, celui-ci répond par « d’élégants frémissements », ce qui rend le narrateur « jaloux comme un barbon. La place est prise, mais il n’est pas interdit de rêver » (Bouvier, 1996 : 130). Cette jalousie amusante a clairement une signification symbolique incestueuse. Le don final de la « mascotte » prendra alors un sens très précis…

  • 34 (Cf. Bouvier, 1996 : 115). Le sang coule de son nez comme les insectes tombent du plafond, expérien (...)
  • 35 « Chez les insectes isoptères, tout individu sexué reçoit aussitôt sa paire d’ailes » (Ibid., 92)

33Les insectes envahissent son monde physique et mental, et Bouvier en vient à comparer son délire mental à un remue-ménage dû aux insectes qui se fait dans le plafond de son logement34 : la chambre est en symbiose avec l’esprit, lieu d’émotion et de création. Du plafond, il tombe d’ailleurs un scorpion noir qui, annonciateur de la fin de son idylle avec Manon, lui coupe symboliquement ses ailes d’isoptère35. De la sorte, habitué à voir toutes sortes d’insecticides, le narrateur ne conçoit plus la réalité extérieure que comme un combat permanent à l’intérieur de son esprit.

  • 36 « Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l’on sait depuis Ulysse que le temps (...)
  • 37 La réalité est autre : dans sa Correspondance à Vernet, il explique avoir capturé un scarabée mais (...)

34Dans un sursaut de lucidité, il comprend alors qu’il convient de tout mettre en œuvre pour quitter Ceylan. Souvenons-nous maintenant de l’architexte scientifique du Poisson-scorpion, le traité d’entomologie dont une des pages « ouverte au hasard » décrit le coléoptère « qui pousse quelque chose devant lui »… C’est justement un hanneton qui viendra libérer cette « cartouche coincée dans un canon rouillé36 ». Alors qu’il a capturé un escarbot pour avoir un peu de compagnie et qu’il le laisse rouler sa boule de crottin dans sa chambre37, le coléoptère prendra finalement son envol et le laissera seul avec sa progéniture : « Il faut que je déguerpisse, que cette chambre, cet aubergiste aux yeux d’atropine, cette île ne soient déjà plus qu’un souvenir avant que cet engin n’éclose » (Bouvier, 1996 : 154). De façon amusante - le narrateur joue sur les mots (n’éclose / n’explose) - cette boule de crottin roulée par le bousier signifiant la bombe à retardement (la « machine infernale » fait « tic-tac ») - sonne l’alarme du départ imminent.

  • 38 L’importance de la musique a été étudiée par ailleurs, elle est liée selon Jean-Xavier Ridon à une (...)
  • 39 Outre la construction très travaillée de l’œuvre, nous savons aussi que Nicolas Bouvier y a intégré (...)

35Le Poisson-scorpion contient donc de nombreux commentaires métalittéraires sur le séjour et l’activité d’écriture qui orientent la construction du sens comme un récit fictionnel et poétique, comme une entreprise littéraire (la poièsis) en action, puisque le personnage tente d’écrire, du début à la fin du récit. Nicolas Bouvier a séjourné sur Indigo Street, une des rues les plus touristiques de Galle qui mène au Fort, près de la mer et il précise qu’il y avait une expérience particulière à tirer de ce séjour qu’il n’aurait pas encore comprise, à l’heure de l’écriture : « j’y suis si souvent retourné en songe que j’en revois encore exactement les boutiques […] disposées sur cette portée comme les notes d’une musique qui m’était particulièrement destinée, inoubliable, et dont je cherche encore le sens » (Bouvier, 1996 : 73). Le présent d’actualité transforme Le Poisson-scorpion en un livre-quête, isotopie qui traverse l’œuvre38 : écrire, récrire39, c’est revivre le passé en une musique (« portée », « notes de musique ») euphonique s’opposant au « grincement » ambiant. Alors qu’il débarque dans l’île, nouvel Orphée, le narrateur écrit :

Dans ce gracieux agencement d’échos, d’ombres colorées et dansantes, il y avait une perfection souveraine et fugace et une musique que je reconnaissais. La lyre d’Orphée ou la flûte de Krishna. Celle qui résonne lorsque le monde apparaît dans sa transparence et sa simplicité originelle. Qui l’entend, même une fois, n’en guérira jamais (Bouvier, 1996 : 14).

36Nous comprenons désormais comment ces premières pages sont programmatiques, quand tout le récit s’évertue au contraire à développer l’opacité, l’apparence fallacieuse, et le danger physique et mental que l’île fait subir au voyageur égaré. C’est donc à un autre niveau que cette musique va résonner, dans la construction du livre, justement, des années après, en passant de l’emprise classique mythologique à une poétique proprement indienne et cinghalaise, faite de l’observation délirante et entomologique du quotidien. C’est ce que condense justement cette métaphore : « Il faut bien s'arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique, faire un peu chanter ses élytres » (Bouvier, 1996 : 40). Orphée doit descendre dans les Enfers exotiques et en remonter grâce aux insectes locaux.

  • 40 « J’espère avoir terminé avant qu’elles ne disparaissent avec leur fardeau dans les retraites de mo (...)

37Enfin, si les insectes accompagnent Bouvier dans l’écriture comme source d’inspiration et comme matériau poétique, ils sont aussi le miroir de son travail d’écrivain. C’est ainsi, à la fin du livre, qu’il peut être fait une analogie entre l’auteur écrivant son article sur l’Azerbaïdjan commandé par la « meilleure revue de l’île » et les « Œcophyles smaragdines », ces fourmis qui viennent pour la première fois lui rendre visite, « le fin du fin de la myrmécologie équatoriale ». Elles tirent et poussent le long du mur un petit gecko qui « est retombé plusieurs fois, leur faisant perdre un terrain durement gagné », symbolisant sa propre peine à terminer son article salvateur40 ; et comme ses voisins pour lui, « toutes les autres fourmis les haïssent et les attaquent » (Bouvier, 1996 : 159).

  • 41 Dans une lettre du 5 septembre 1955, juste avant de quitter Galle pour Colombo, il écrit à Vernet : (...)
  • 42 Sa mère est ainsi présentée implicitement comme une femme castratrice. Ainsi, à propos de son père  (...)
  • 43 « Sur la crédence hollandaise, le poisson-scorpion (elle me l’avait donné) étendait son parasol ven (...)

38Ce travail de l’écrivain consistant à trouver une nouvelle poétique (non l’article pour la revue locale, mais Le Poisson-scorpion) se fera donc grâce aux insectes qui lui offrent l’opportunité de s’opposer à la littérature classique traditionnelle : le bousier, cette « bombe à retardement » qui l’aide à décoller de l’île, est ironiquement nommé « escarbot », synonyme littéraire et vieilli, dans un chapitre emphatiquement intitulé « Le Monsieur de Compagnie », nouveau clin d’œil au Grand siècle : « Quand je l’ai vu traverser la rue j’ai cru que c’était une souris. C’était un escarbot, mais façon tropiques, cornu, cinq fois plus gros que ceux que La Fontaine pouvait voir à Versailles » (Bouvier, 1996 : 151). La métamorphose mythologique devient transmutation littéraire : Ceylan surpasse désormais Versailles et Bouvier devient le nouveau La Fontaine. Et en récompense ultime de la victoire sur les démons de l’île et sur les siens41, il parviendra à récupérer le poisson-scorpion de la grosse femme tamoule si maternelle, sexuelle et dangereuse42 dont il était secrètement amoureux, et que le poisson mettait dans tous ses états ; si l’on se souvient que ce poisson-scorpion renvoie aux signes zodiacaux de Nicolas Bouvier et de Manon, qu’il a un attachement tout œdipien pour cette femme-femelle, cet accaparement sexuel ultime43 qu’il abandonne sur la crédence hollandaise après en avoir joui, indique symboliquement la fin de toutes les angoisses, la libération de toutes les anciennes emprises, littéraire, maternelle et amoureuse.

Conclusion

  • 44 Le Poisson-scorpion, lui, est voué au dedans, à une descente en « enfer » subjective qui est avant (...)
  • 45 « Le mot ‘échec’ manquait à mon vocabulaire commun des jours de la semaine qu’on aurait escamotée. (...)
  • 46 À son départ, toute sa « ménagerie [lui] disait anxieusement adieu » tandis que sa « soupente bleue (...)

39Prenant à rebours l’archétype mythologique ulysséen44 du héros qui voulait retrouver son île, le narrateur fait de cette expérience exotique les conditions d’une renaissance45 psychique et littéraire. Il pose d’emblée Ceylan comme un sortilège permanent digne de la magicienne Circé, décor de décadence qui l’entraîne dans un état global de crise : Ceylan brise les liens anciens, maternels et amoureux, Ceylan mine les conditions de l’écriture de voyage traditionnelle. L’écriture ne pourra plus qu’être à la fois opposition et salut, opposition à la littérature académique, classique, et salut par une nouvelle poésie, une nouvelle musique, celle des insectes46 : l’isotopie entomologique qui traverse l’œuvre est à la fois une originalité poétique, une transgression du code générique et l’écriture renouvelée de l’exotisme.

40Ce récit à la poésie hallucinée, cette mise à distance parodique substituant à l’architexte homérique l’architexte d’un traité d’entomologie, dont le bousier-escarbot propose la résolution d’un problème donné dès le début du texte (« Veiller à ne pas rester coincé ici comme une cartouche bloquée dans un canon rouillé ») signe à la fois la clé de la survie et le signal de la victoire créatrice, en un clin d’œil sémiotique au lecteur, en un anachronique escape game littéraire.

41Comme son dernier compagnon de chambrée, l’écrivain va lui aussi prendre son envol de l’île, et laisser cette bombe à retardement en gestation qu’est Le Poisson-scorpion, après l’avoir roulé au long des voyages et des années, en un immense chef-d’œuvre dont l’éclosion (l’explosion ?) aura duré vingt-cinq ans.

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Notes

1 Il s’agit de Floristella Stephani, plus tard épouse de Thierry Vernet.

2 En réalité, ils resteront tous trois ensemble deux mois à Ceylan.

3 Ces voyages seront relatés à travers « La descente de l’Inde : texte retrouvé » et « La descente de l’Inde : émissions radiophoniques » publiés p. 433 à 494 dans le volume Œuvres, Quarto de Gallimard (2004).

4 « Ce qui se passe est parfois si nocif, délétère, maléfique qu’on écrit alors pour conjurer une expérience négative qui si on la laissait croître en nous comme une maladie, nous conduirait à la démence ou à la mort. C’est l’écriture de l’exorcisme, la formule de magie blanche opposée à l’informe » (Bouvier, 1999 : 42). Inti Verheecke, dans un mémoire de Master, s’est intéressé à cette écriture de l’exorcisme (Verheecke, 2008).

5 Sylviane Dupuis s’intéresse par exemple à la symbolique du poisson, ainsi qu’à celle de la chambre bleue, substitut maternel (Dupuis, 2010). Autre symbolique, celle de la musique : selon Sarga Moussa, « Jean-Xavier Ridon propose une clé de lecture originale, qui lie la dimension quasi-chamanique de cette expérience viatique à l’état de « transe » dans lequel l’auteur dit avoir écrit ce livre en écoutant, de manière cathartique, le Quatuor en sol mineur de Debussy, dont on retrouverait par ailleurs la structure dans le récit », (Moussa, 2017 [En ligne]). De son côté, Anne-Marie Jaton s’intéresse à l’ésotérisme et à l’astrologie dans le Poisson-scorpion (Jaton, 2017), Jean-Xavier Ridon s’intéresse essentiellement à l’intertextualité, ce qu’il appelle joliment « Le Bruissement des voix », (Ridon, 2014). Philippe Berthier met l’accent dans son article sur l’enfer et le pandémonium qui transforment (Berthier, 1996 : 210).

6 C’est ce que nous apprend Gilles Louÿs, que « le voyage révèle à Vernet de ses propres exigences artistiques, et c’est précisément à Tabriz, où de longues journées lui permettent de se consacrer à la peinture, qu’il voit de plus en plus s’ouvrir devant lui un autre chemin : renoncer aux voyages lointains et rentrer en Europe où il a la conviction d’être à sa place » (Louÿs, 2017).

7 « Le Poisson-scorpion est un livre surécrit » (Bouvier, 2004 : 1343). Ceci dit, la trame en avait été dessinée en 1955, dans une lettre à Vernet, le 4 juin : « Un étranger arrive à Galle, s’installe, commence à décrire la ville qui paraît au début toute naturelle, puis singulière, puis intenable, puis sadique, jusqu’au moment où l’étranger-témoin a une crise de folie […] ». (Bouvier / Vernet, 2010 : 442).

8 Pierre Schoentjes a étudié le rôle de l’entomologie et le rapport à Fabre de Nicolas Bouvier, mais ne l’envisage pas du tout sous cet angle, in « L’‘entomologie sauvage de Nicolas Bouvier : l’ironie et l’effroi » Fabula / Les colloques, Usages de Nicolas Bouvier. Pareillement, Martine Boyer-Weinmann consacre un article à l’entomologie chez Bouvier en l’envisageant davantage sous son aspect philosophique et moral (Boyer-Weinman, 2017).

9 Des critiques, comme Jean-Xavier Ridon, ont mis en évidence cette arrivée décevante, sans toutefois la relier explicitement à la mythologie comme entreprise salvatrice, orphique. « Les premières pages offrent une confrontation entre la description des lieux quelque peu idylliques faite par Vernet dans sa lettre et la réalité découverte par Bouvier. Chaque élément est ainsi réduit par l’écrivain à son contraire : la 'descente' est 'insignifiante' comme la gare ; la rivière n’est 'qu’un canal d’eau morte' ; l’hôtel est 'décati', etc. Bouvier dévoile ici la tendance de tout discours de voyage à inventer ou à surenchérir sur les éléments de la réalité » (Ridon, 2014 : 36).

10 Jean-Xavier Ridon, en référence à l’épigraphe tirée du Rig-Véda a bien vu cet enfer qu’est l’île de Ceylan, mais n’en fait pas l’archétype littéraire inversé (Ridon, 2014 : 54).

11 Rappelons que Bouvier a en réalité passé deux mois avec Vernet et Floristella à Galle. Cet habillage de la réalité pour une expérience solitaire exprime le besoin romanesque de recréer un contexte propice à la crise (solitude, maladie, pauvreté, etc.).

12 L’expression est de Philippe Berthier in « L’ordalie cinghalaise ou la psychanalyse d’Ulysse » (Berthier, 1996 : 210). L’auteur met l’accent dans son article sur l’enfer et le pandémonium qui transforment Bouvier.

13 Gilles Louÿs nous rappelle que Bouvier était obsédé par la magie noire, comme dans l’épisode du vol de l’argent du mois de Thierry Vernet, à Téhéran (Louÿs, 2017).

14 « Zone de silence » est le titre utilisé dans un premier temps. Voir à ce propos l’analyse qu’en fait Guillaume Thouroude (Thouroude, 2012).

15 Bouvier a fait un tour à l’institut dentaire suite à un abcès : « Discutant avec d’aimables souffrants, très bavards ; c’est vrai dans un sens que ce populo a une sorte de gaîté ; pépiant sans arrêt avec des joues enflées comme des ballons de football » (Bouvier/Vernet, 2010 : 531).

16 Ariane Bayle s’intéresse à « l’esquisse vésalienne » dont parle le narrateur au dispensaire, pour établir une corrélation entre les croquis et les portraits : « Ce goût du trait rapide, de la recomposition du sujet en unités fondamentales remarquables, confinant au grotesque sans jamais se départir d’une forme de légèreté, est certainement une marque du style de Bouvier, que l’on saisit particulièrement dans les moments où sont évoqués les corps des personnages. » (Bayle, 2017).

17 Il dira aussi : « L’exotisme, vous le savez aussi bien que moi est un leurre. Le voyage en revanche a ses lois et sa philosophie qu’on apprend plus par la plante des pieds que par un exercice d’alacrité intellectuelle » (Meunier, 1990 : 100-101).

18 Outre son aspect religieux d’élévation spirituelle, l’anabase est aussi, en lexique médical, une phase d’aggravation de la maladie, et un terme de musique des anciens Grecs indiquant une mélodie ascendante, ce qui correspond parfaitement à la fin de ce récit si musical.

19 « Une des raisons principales pour lesquelles j’ai été très attentif dans mes voyages, était que je voulais lui [son père] en faire un compte rendu détaillé. J’ai commencé à lui écrire de longues lettres » (Bouvier, 1983 : 23).

20 « La pensée est, par rapport au maternel, dans une relation analogue à l’Aufhebung dont Hegel a fait le ressort de sa dialectique : la pensée conserve le maternel comme préliminaire indispensable, tout en le niant pour pouvoir le dépasser, et s’installer dans un autre ordre de fonctionnement, où elle trouve son plein exercice. » (Anzieu, 1981 : 85). Nous verrons plus loin comment la figure de la mère est remplacée…

21 « J’espère bien trouver à Galle une lé-lettre de Manon. Je ne me vois pas vivant seul après mon retour en Europe et je n’en veux pas d’autre. » (Bouvier/Vernet, 2010 : 403).

22 Thierry Vernet lui parle de ce jeune président d’Alliance « tout sympa m’a-t-on dit », mais Bouvier lui répondra plus tard, le 31 mai : « Quant à ‘poor Mister Bourdariat’ de l’Alliance française, je ne lui ferai pas signe » (Bouvier/ Vernet, 2010 : 434). Le 30 juin 1955, il écrira à Vernet : « Ses succès ne l’ont guère rendu modeste. Il m’objectait que j’étais « inconnu » j’ai répondu qu’on était tous bien sûr inconnus, et ça a pas arrangé les choses. Y aura rien à faire de ce côté-là » (Bouvier/Vernet, 2010 : 535).

23 Cet aspect n’a pas été complètement perçu par Jean-Xavier Ridon qui conclut sur cette rencontre : « Bouvier essaye de se démarquer de ce personnage qui dans sa pose reproduit un geste colonial, une façon de reproduire la France à l’étranger dans un geste de négation par rapport au lieu habité mais, en même temps, il se coupe d’un soutien culturel et moral important. C’est ici la première rupture symbolique avec le lieu d’origine […] » (Ridon, 2014 : 39-40). En vérité, ce sont des mondes et héritages littéraires symboliques importants qui s’affrontent et qui doivent permettre à l’écrivain de trouver sa voie (sa voix) propre.

24 Il dira ailleurs comment il a vécu cette crise artistique : « J’ai traversé une période de désespoir dans l’écriture parce que finalement, c’est un projet très immodeste de vouloir rendre compte des choses. […] On ne peut rendre compte du monde sur un mode mondain et distant. Ce n’est pas possible. On ne peut pas écrire un bon livre sans se saigner presque à mort et je dis ça sans du tout songer au poncif de l’artiste maudit » (Bouvier, 1992 : 93). Adrien Pasquali a montré la méfiance de Bouvier face à la littérature et la nécessité de refonder l’écriture par l’expérience du voyage (Pasquali, 1996 : 28, 113).

25 Selon la définition du CNRL, est exotique ce « qui est relatif, qui appartient à un pays étranger, généralement lointain ou peu connu ; qui a un caractère naturellement original dû à sa provenance. » L’on comprend bien que le regard exotique de Bouvier, en voulant « rendre justice aux choses » de son « infra quotidien », se fait aussi exotique.

26 L’on sait que Bouvier, comme d’autres écrivains-voyageurs, prône un exotisme de proximité, dans une nouvelle façon de voir le monde et d’en rendre compte : « Tous les voyages sont ethnographiques. Votre propre ville même, si vous l’étudiez avec la patience, la curiosité et la méthode que les meilleurs esprits mettent à l’étude d’une tribu sauvage, attendez-vous à des surprises. Le quotidien n’existe pas » (Bouvier, 2009 : 226).

27 « C’est précisément cet interlude et cet équilibre qui sont difficiles à préserver, c’est une légèreté mais du dépouillement qui est toujours si fragile ». « Quant à son écriture, elle doit devenir aussi transparente et mince qu’un cristal légèrement fumé. […] Elle est un exercice de disparition. » (Bouvier, 1999 : 43-44).

28 Jean-Xavier Ridon raconte comment le journal de Kafka a accompagné Bouvier : « A la lecture du Cahier rouge Ceylan/Japon (1955), on apprend en outre que le journal de Kafka a été une de ses lectures pendant son séjour sur l’île » (Ridon, 2004 : 64).

29 Cette expérience entre maladie et insectes est relatée dans un entretien filmé face au journaliste Bertil Galland, pour Plans-Fixes, en 1996.

30 Jean-Xavier Ridon le résume ainsi : « Ainsi Bouvier efface-t-il les frontières entre réalité et fiction, entre êtres réels et fantômes et le monde des uns se retrouve dans le monde des autres. Le lecteur se demande alors si ce dont on parle est de l’ordre de la vision d’une réalité déformée par la maladie, auquel cas on se situerait au niveau de l’hallucination, ou s’il faut ajouter foi à ces apparitions et leur conférer ainsi une réalité que la raison leur refuse ? » (Ridon, 2014 : 97)

31 Jean-Xavier Ridon : « Ce regard d’entomologiste était déjà annoncé au début du récit lorsque Bouvier trouve par chance une copie de 1907 du livre Insect life of India de G. Th. Leffroy, étude des insectes de la région que Bouvier met en pratique dans son quotidien ». Mais l’auteur y voit juste « la transposition du monde humain dans celui des insectes où la violence trouve une forme de radicalité envoûtante », pour conclure sur la « métamorphose par laquelle Bouvier passe à travers son récit. Le voyageur perd tout doucement son humanité pour acquérir les attributs propres aux insectes qui l’entourent » (Ridon, 2014 : 43-44). L’auteur n’y voit pas le renouveau poétique salvateur.

32 Le mot « chitine » revient dans le livre à quatre reprises.

33 La Correspondance entre Bouvier et Vernet relate ces épisodes entomologiques, notamment celui du scorpion et du scarabée (Bouvier-Vernet, 2010 : 513).

34 (Cf. Bouvier, 1996 : 115). Le sang coule de son nez comme les insectes tombent du plafond, expérience relatée au moment des fortes pluies dans sa Correspondance.

35 « Chez les insectes isoptères, tout individu sexué reçoit aussitôt sa paire d’ailes » (Ibid., 92)

36 « Une île est comme un doigt posé sur une bouche invisible et l’on sait depuis Ulysse que le temps n’y passe pas comme ailleurs. Veiller à ne pas rester coincé ici comme une cartouche dans un canon rouillé ». (Bouvier, 1996 : 24)

37 La réalité est autre : dans sa Correspondance à Vernet, il explique avoir capturé un scarabée mais vouloir le laisser mourir dans sa boite pour l’offrir (Bouvier-Vernet, 2010 : 513).

38 L’importance de la musique a été étudiée par ailleurs, elle est liée selon Jean-Xavier Ridon à une expérience de magie blanche, de désenvoûtement : « Le Poisson-Scorpion est cette recherche d’un code musical et narratif qui vient véritablement conjurer les traces négatives qu’une mauvaise expérience de voyage a laissées dans l’esprit de l’écrivain » (Ridon, 2020, [En ligne]).

39 Outre la construction très travaillée de l’œuvre, nous savons aussi que Nicolas Bouvier y a intégré des éléments bruts de ses journaux d’époque, en témoigne le sous-texte kafkaïen, ou encore la réflexion sur Montaigne dont il avait un livre des Essais, comme nous l’apprend le Carnet rouge Ceylan/Japon 1955.

40 « J’espère avoir terminé avant qu’elles ne disparaissent avec leur fardeau dans les retraites de mon plafond » (Bouvier, 1996 : 159).

41 Dans une lettre du 5 septembre 1955, juste avant de quitter Galle pour Colombo, il écrit à Vernet : « J’ai passé de bonnes heures dans cette chambre bleue, mais j’y ai aussi rencontré le Diable, rencontre utile, mais qui a suffisamment duré. » (Bouvier/Vernet, 2010 : 672).

42 Sa mère est ainsi présentée implicitement comme une femme castratrice. Ainsi, à propos de son père : « Dans le parcours de sa vie, une humiliation dont je ne sais rien l’a, d’une certaine façon, réduit au silence », ou encore : « La plupart du temps, il [son père] préfère s’exprimer par quelques clins d’œil à la frontière du silence » (Bouvier, 1996 : 87).

43 « Sur la crédence hollandaise, le poisson-scorpion (elle me l’avait donné) étendait son parasol venimeux dans les quatre directions de l’espace » (Bouvier, 1996 : 172).

44 Le Poisson-scorpion, lui, est voué au dedans, à une descente en « enfer » subjective qui est avant tout descente en soi, et affrontement du secret intime. Nouvel Ulysse « attaché au mât » pour se protéger de ses propres chimères, mais trahi par sa Pénélope, ou nouvel Orphée pleurant son Eurydice perdue, le narrateur du Poisson-scorpion inverse le sens du voyage et, pour la première fois, cessant de bourlinguer (ou de se fuir ?), se découvre écrivain (Dupuis, 2010 : 148-159).

45 « Le mot ‘échec’ manquait à mon vocabulaire commun des jours de la semaine qu’on aurait escamotée. Une fois sur les routes, ce tabou n’a pas tenu longtemps j’ai bien vu que les échecs surmontés – les miens ou ceux des autres– étaient riches en leçons et excellent exercice d’humilité et aussi d’une certaine désinvolture qui ouvre l’esprit à des réalités plus importantes que le statut social. » (Bouvier, 1999 : 49).

46 À son départ, toute sa « ménagerie [lui] disait anxieusement adieu » tandis que sa « soupente bleue […] vibrait d’une musique indicible ». (Bouvier, 1996 : 172)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Mathieu, « Le Poisson-scorpion, de Nicolas Bouvier : de la catabase à l’entomologie, vers le renouveau poétique ? »Carnets [En ligne], Deuxième série - 27 | 2024, mis en ligne le 18 mai 2024, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/carnets/15522 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p9d

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Auteur

Patrick Mathieu

Université de Mayotte - CIELAM
patrick.mathieu[at]univ-amu.fr

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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