1L’existence des précurseurs de Robinson Crusoé n'a pas été ignorée. Citons, par exemple, les récits de voyage de Woodes Rogers et de William Dampier, dans lesquels l’épisode d’Alexander Selkirk est relaté. Dans le domaine littéraire, des œuvres telles que Hayy Ibn Yaqdhan d'Ibn Tufayl, écrite en arabe au xiiie siècle, et The Isle of Pines d'Henry Neville, parue à la fin du xviie siècle, explorent des thèmes similaires. Cependant, aucune preuve n'atteste que Daniel Defoe se soit directement inspiré de récits de voyage ou d'œuvres littéraires spécifiques pour écrire ce roman. Par conséquent, les chercheurs se trouvent dans l'incapacité de contester le mythe d'origine de Robinson Crusoé, qui a ensuite servi de source pour d'innombrables robinsonnades.
2Ainsi, comment pouvons-nous considérer l’île déserte de Robinson Crusoé comme une « île palimpseste », c’est-à-dire imprégnée de traces humaines et textuelles d’autrui comme l’indique le titre d’un ouvrage dirigé par Florence Lojacono (2018) ?
- 1 Robinson 86 (1986) de Gaston Compère, Foe (1986) de John M. Coetzee, L’Empreinte à Crusoé de Patric (...)
3Jean-Paul Engélibert reconstitue la « préhistoire thématique » de Robinson Crusoé et de la robinsonnade dans son livre La Postérité de Robinson Crusoé. Un mythe littéraire de la modernité 1954-1986, en mentionnant la légende de Philoctète, Haby Ibn Yaqdhan, les relations de voyages authentiques et imaginaires, les « récits de naufrage » portugais, et Voyage aux Mascareignes de François Leguat (Engélibert, 1997 : 29-50). Selon lui, les trois thématiques de la solitude insulaire, à savoir, « le lieu du dénuement et de la souffrance », « la plénitude insulaire », « la quête de l’origine » sont déjà présentes dans ces ouvrages. Ainsi, Engélibert ne cherche pas l’originalité de Robinson Crusoé dans une rénovation thématique de la fiction insulaire, mais dans le fait que le roman de Defoe y a influencé de nombreux successeurs : « on s’accorde à y voir un texte inaugural et il est indéniable qu’il existe un “mythe de Robinson”. De fait, sa place dans l’histoire littéraire et le nombre de ses réécritures obligent à lui attribuer cette importance » (Engélibert, 1997 : 50). Ainsi, le mythe du solitaire occupant une île déserte avant son arrivée (self-made man ou Homo economicus) a produit quantité de réécritures et d’interprétations. Encore aujourd’hui des écrivains contemporains tels que Gaston Compère, John M. Coetzee ou encore Patrick Chamoiseau, remettent en cause le mythe de Robinson Crusoé à travers ses réécritures postcoloniales1, conduisant de nouveau à réexaminer la question de l’origine et l’originalité d’« une vie peut-être inouïe dans le monde » vécue par Robinson (Defoe, 1959 : 64).
- 2 Voir Peter Hulme (1992[1986]) et Weaver-Hightower (2007).
- 3 Parmi les études écologiques sur Robinson Crusoé, Armstrong (2008) et Moslund (2021) adoptent une a (...)
4À partir de la fin du xxe siècle, Robinson Crusoé fait l’objet des critiques postcoloniales notamment dans le milieu académique anglo-saxon. Ces critiques portent sur la plantation que Robinson dirige au Brésil, sa collaboration avec le négrier, la représentation des cannibales, ainsi que l’enseignement fondé sur la suprématie européenne que le personnage donne à Vendredi, et notamment sur sa dimension religieuse2. Plus récemment cette approche s’est étendue pour inclure la dimension écologique, mettant en relief l’anthropocentrisme et la sauvagerie commune aux cannibales et à l’environnement dans ce roman, deux idées caractéristiques de l’homme moderne européen3. Nous n'aborderons pas la question du cannibalisme, ni de la relation entre Robinson et son compagnon. Nous préférons nous concentrer sur la première moitié du récit, c'est-à-dire la période pendant laquelle Robinson vit seul, achève la colonisation de l'île déserte et établit son « royaume » avec les animaux. Bien que notre étude s’inscrive dans la lignée des critiques postcoloniale et écologique, elle ne se limitera pas à une analyse rétrospective dénonçant l’esprit colonialiste et l’anthropocentrisme de Robinson Crusoé. Au contraire, elle vise à comprendre le roman de Defoe dans son contexte historique en s’interrogeant sur la présence d’animaux sauvages sur une île déserte des Caraïbes où le personnage principal est contraint de vivre seul pendant plus de vingt ans.
5La vie solitaire dans la robinsonnade n’est pas volontaire et se déroule dans un espace inconnu, ce qui contraste avec le récit d’isolement volontaire dans la nature comme on le trouve chez Thoreau (Schoentjes, 2020 : 352). Ainsi, le lecteur contemporain s’attend à une rencontre plus ou moins exotique avec des animaux sauvages. Cependant, il sera probablement déçu de constater qu’il n’y a que des animaux familiers telles que des chèvres, des chats et des lapins dans le livre pionnier de ce genre qu’est Robinson Crusoé. À première vue, on pourrait considérer que ces animaux reflètent une faune européenne. On pourrait s’en tenir à ce constat. Cependant, il est étrange que des animaux européens habitent une terre vierge où aucun Européen n’a jamais mis les pieds avant Robinson Crusoé. Ainsi, un paradoxe surgit concernant ces animaux sauvages : n’ont-ils pas été introduits depuis l’Europe ? L’île déserte où Robinson Crusoé a échoué n’a-t-elle pas déjà été exploitée par d’autres voyageurs ? À partir de ces hypothèses, en nous appuyant sur ce qu’Alfred Crosby a qualifié d’« ecological imperialism (impérialisme écologique) », qui nous offre une nouvelle perspective sur le rôle des îles désertes et de la faune et de la flore dans l’histoire de la colonisation européenne, nous tenterons de lire Robinson Crusoé comme une œuvre où les méthodes coloniales ont été adoptées sans que le personnage (ni l’auteur) même en ait forcément conscience. L’objectif ici consiste d’abord à remettre en question l’individualisme à la fois philosophique et littéraire, c’est-à-dire le mythe du self made man et de la création ex nihilo en s’interrogeant sur la relation de Robinson avec les animaux. Cet article vise également à mettre en lumière l’aspect d’« île palimpseste » dans Robinson Crusoé d’un point de vue écologique, cherchant à associer ce roman à l’histoire du colonialisme, notamment celle des îles désertes.
6Bien que l’approche écologique et zoologique soit devenue plus courante aujourd’hui, Ian Watt déjà, dans un article monumental sur Robinson Crusoé rédigé en 1951, a déjà exploré le statut de la nature dans ce roman et synthétisait la relation entre le personnage principal et son environnement :フォームの始まりフォームの終わり
Defoe's 'nature' appeals not for adoration but for exploitation: the island solitude is an exceptional occasion not for undisturbed self-communion, but for strenuous efforts at self help. Inspired with this belief, Crusoe observes nature, not with the eyes of a pantheist primitive, but with the calculating gaze of colonial capitalism; wherever he looks he sees acres that cry out for improvement, and as he settles down to the task he glows, not with noble savagery, but purposive possession (Watt, 1951: 100).
7Pour Robinson, l’île déserte ne revêt pas le caractère d’un objet de contemplation esthétique ni celui d'une entité avec laquelle il s'harmonise, à l’opposé de Rousseau selon Watt. Au contraire, Robinson incarne les traits de l'Homo economicus, dont les relations avec la nature sont façonnées par la nécessité de la survie et l'exploitation calculatrice des ressources pour satisfaire ses besoins fondamentaux. Ilse Vickers pousse sa réflexion plus loin en mettant en lumière la similitude entre le comportement et l’idéologie de Robinson, d’une part, et la théologie naturelle baconienne ainsi que la vision utilitaire de la nature par la Royal Society, d’autre part. Les observations de la nature ne se limitent pas à fournir au personnage des connaissances pratiques, mais lui révèlent également l'existence d'une « Puissance invisible » qui guide les choses (Vickers, 1997 : 114). Ces caractéristiques de Robinson ont été réinterprétées sur le plan écologique dans des réécritures modernes de ce classique littéraire, notamment par Giraudoux, Tournier, et plus récemment Chamoiseau. Or, comment la nature est-elle concrètement représentée dans ce roman ?
8On sait que Robinson exploite l’île en tirant profit des ressources laissées dans le bateau échoué. Cependant, Robinson n'en a pas seulement rapporté des outils tels que des fusils, de la nourriture, du papier et de l'encre. Deux espèces animales se joignent aussi à lui sur l'île déserte : un chien et deux chats. De ce point de vue, Robinson n’est pas complètement seul sur l’île déserte. D’autre part, au début de sa vie sur l’île, la présence potentielle d’animaux féroces effraie Robinson, qui craint d’être dévoré tout comme il appréhendera la menace des cannibales plus tard. En réalité, il s’avère qu’il n’existe que des animaux inoffensifs sur l’île. Quant à la situation de Robinson, Marthe Robert explique clairement :
Nouvel Adam jeté sur une terre vierge dont il est l’unique habitant (il faut noter qu’il n’y pas la moindre trance d’Eve dans cet Eden exotique, et par suite pas non plus de serpent, les bêtes de l’île sont remarquablement inoffensives), Robinson vit le retour au Paradis pour lequel il a tout laissé (Robert, 1977 : 137).
9Cet environnement relativement favorable permet à Robinson de survivre sur l’île déserte. Un des premiers animaux sauvages que Robinson rencontre est un chat. Ce qui le distingue des autres espèces animales, c’est que coexistent deux races de chat différentes dans le récit : l’une originaire d’Europe et l’autre indigène. Dans ce contexte, le chat devient un symbole pivot, se situant à la frontière entre la nature sauvage et l’ordre culturel et humain que Robinson s’efforce de restituer. Au début, le chat est traité comme son compagnon partageant le destin du naufrage. Cependant, la situation se complique quand un des deux chats européens s'accouple avec un congénère sauvage et dérègle avec sa progéniture l’écosystème en vigueur. Robinson chérit les chats dans la mesure où ils demeurent obéissants dans la sphère civilisée, mais une fois qu’ils se croisent avec une espèce sauvage, ils deviennent la cible de massacres.
J’étais inquiet de la perte d’une de mes chattes qui s’en était allée, ou qui, à ce que je croyais, était morte ; et je n’y comptais plus, quand, à mon grand étonnement, vers la fin du mois d’août, elle revint avec trois petits. […] de ces trois chats il sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcé de les tuer comme des vers ou des bêtes farouches, et de les chasser de ma maison autant que possible (Defoe, 1959 : 103).
10Les actes cruels de Robinson envers les chats seront réitérés ultérieurement : « Il [les chats devenus sauvages] s’introduisaient souvent chez moi et me pillaient tellement, que je fus obligé de tirer sur eux et d’en exterminer un grand nombre » (Defoe, 1959 : 148). Ensuite :
Quant à mes chats, ils multiplièrent, comme je l’ai dit, et à un tel point que je fus d’abord obligé d’en tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que j’avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j’avais apportés du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés et laissés sans nourriture, ils s’enfuirent tous dans les bois et devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardais auprès de moi. Ils faisaient partie de ma famille ; mais j’eus toujours grand soin quand ils mettaient bas de noyer tous leurs petits (Defoe, 1959 : 177).
11Dans la première partie du roman, Robinson tente à trois reprises d’éradiquer les chats sur l’île, ce qui démontre que les chats servent de pierre de touche pour saisir la relation que Robinson entretient avec la nature. La distinction entre les chats d’origine européenne et les chats sauvages, ainsi que son obsession d’exterminer la sauvagerie, préfigurent l’attitude de Robinson envers les cannibales et Vendredi dans la seconde partie du roman.
12À l'exception du statut ambivalent des chats, tous les autres animaux présents dans ce roman se révèlent être des créatures bénéfiques pour Robinson. Il n’y a « ni bêtes féroces, ni loups ni tigres furieux pour menacer ma vie ; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dont j’eusse pu manger pour ma perte, ni sauvages pour me massacrer et me dévorer » (Defoe, 1959 : 133). Les lapins et les tortues de mer sont des sources de nourriture pour lui, tandis que les chèvres occupent une place beaucoup plus importante. Ces dernières sont exploitées à des fins diverses, telles que la nourriture (lait et viande) et la confection de vêtements, offrant ainsi des éléments indispensables à la survie de Robinson, qui raconte en détail ses efforts laborieux afin d’apprivoiser les chèvres sauvages et pratiquer l'élevage. Cette démarche de domestication qui s’achève à la onzième année de sa vie solitaire s’opère selon le principe de « trial and error »(Vickers, 1997 : 102). En effet, Robinson fait face à de nombreux échecs avant de réussir finalement à domestiquer les chèvres. Ce qui mérite l’attention, c’est que Robinson évite de répéter la même erreur qu’il a commise avec ses chats :
Mais il me vint incontinent à la pensée que si je ne tenais point mes chevreaux hors de l’atteinte des boucs étrangers, ils redeviendraient sauvages en grandissant, et que, pour les préserver de ce contact, il me fallait avoir un terrain bien défendu par une haie ou palissade, que ceux du dedans ne pourraient franchir et que ceux du dehors ne pourraient forcer (Defoe, 1959 : 146).
13Robert Marzec voit là le reflet de l'enclosure pratiqué en Angleterre depuis le xviie siècle, qui permet à Robinson d’établir l’ordre dans un espace inconnu (Marzec, 2002 : 131). Ainsi, la domestication des chèvres ne se limite pas à satisfaire les besoins biologiques de Robinson, mais symbolise également la façon dont Robinson s’y prend pour exploiter la nature. Comme le souligne Philip Armstrong, Robinson se trouve dans l’impossibilité de s’appuyer sur la distinction cartésienne entre l'homme et l'animal au sein de la pleine nature (Armstrong, 2008 : 13). Ainsi, il est obligé d’engager un travail incessant et de créer des choses utiles, afin de défendre son humanité constamment menacée par la sauvagerie chaotique. L’accomplissement de cette entreprise de domestication vient parachever l’établissement du « Royaume » de Robinson dont les sujets ne sont autres que les animaux.
Seul, ainsi qu’un roi, je dînais entouré de mes courtisans ! Poll, comme s’il eût été mon favori, avait seul la permission de me parler ; mon chien, qui était alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait point trouvé de compagne de son espèce pour multiplier sa race, était toujours assis à ma droite ; mes deux chats étaient sur la table, l’un d’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de temps en temps ma main leur donnait comme une marque de faveur spéciale (Defoe, 1959 : 148).
- 4 La chèvre n’est pas un membre de la famille de Robinson, mais elle devient une sorte de double pou (...)
- 5 Le mot « sauvage » est mainte fois employé dans le roman, par exemple : « […] côte habitée par la p (...)
14Outre les chats, l’importance du chien et du perroquet ne saurait être trop marquée, car ils jouent un rôle de double pour Robinson. Le chien est un fidèle animal de compagnie qui a retrouvé son maître par lui-même après le naufrage, tandis que le perroquet apprivoisé, nommé Poll, devient le seul interlocuteur de Robinson dans ce monde sans autrui. Ainsi, ces deux animaux, « simulacres d’autrui » selon l’expression de Le Goff (Le Goff, 2003 : 127), se voient attribuer un statut privilégié au sein du » Royaume » de Robinson en tant que substituts de l'humanité4. La présence des animaux de compagnie tels que les chiens, les chats et les perroquets reflète, comme l'a montré Keith Thomas dans son livre consacré à l’histoire de la relation entre l’humain et l’animal, un changement de relation entre humain et animal du xviie au xviiie siècle en Angleterre, où la possession d'animaux domestiques est devenue courante dans les foyers villageois, et où les animaux de compagnie ont commencé à être traités avec respect (Thomas, 1985 : 130-157). D'autre part, dans le contexte de l’exploitation de la nature, les actions de chasser ou de tuer les chats sauvages et d’apprivoiser les chèvres sont extrêmement suggestives. Le mot « sauvage », qui est également utilisé pour décrire les cannibales5, crée une autre analogie entre les animaux et les humains en plus de celle entre Robinson et perroquet basée sur la capacité langagière, mettant ainsi l’accent sur la distinction entre la sphère civilisée et culturelle et la nature indomptée ou les humains non-civilisés.
- 6 Le perroquet, un oiseau exotique d’origine tropicale, est devenu un animal de compagnie populaire a (...)
- 7 L’endroit de l’île où Robinson vit n’est pas précisé, mais celui-ci dit : « la terre que je découvr (...)
15Cependant, une question émerge ici. À l’exception des perroquets exotiques6, pourquoi y a-t-il autant de chats et de chèvres sauvages sur une île déserte ? L'île où Robinson a échoué se situe près de Trinidad-et-Tobago selon lui7. Cependant, ces animaux sont originaires d’Europe et ne sont pas indigènes des Caraïbes. Il est donc paradoxal que des animaux européens vivent sur l'île déserte, d’autant plus que Robinson Crusoé est raconté comme une autobiographie et est souvent considéré comme un texte fondateur du roman réaliste. Pour examiner plus en profondeur la signification de la présence de ces animaux domestiques sur une île déserte, il conviendrait de se référer en premier lieu aux sources documentaires que Defoe a peut-être lues ou connues. Les relations de voyage écrits par Dampier et Rogers ainsi que l’article de Steele racontent l’histoire du marin écossais Alexander Selkirk censé avoir servi de modèle de Robinson Crusoé et qui a dû vivre tout seul pendant cinq ans après avoir été abandonné sur l’île déserte nommée Juan Fernandez en raison d’un différend entre son capitaine et lui. Parmi ces récits, celui de Rogers paru en 1712 se révèle riche en descriptions des animaux.
- 8 Désormais nous faisons référence à un extrait de la relation de voyage de Rogers, qui se trouve dan (...)
16Comme celle de Robinson Crusoé, l’île Juan Fernandez ne recèle aucune menace animale à craindre : « Nous n’avons vu dans l’île aucune bête venimeuse ni féroce, ni d’ailleurs aucun animal sauvage autre que les chèvres » (Rogers, 1959 : xxii8). Parmi les animaux mentionnés, on trouve des chèvres, des rats et des chats. Ce qui retient notre attention c’est le fait que Rogers précise que tous ces animaux ont été introduits depuis l'Europe. En ce qui concerne les chèvres, il est noté que « les premières avaient été mises à terre en vue de leur reproduction par Juan Fernandez, un Espagnol qui s’était installé là un certain temps avec quelques familles » (Rogers, 1959 : xxii). Les animaux introduits par cet Espagnol, qui a donné son nom à l'île, ont été essentiels pour permettre à Selkirk de mener une vie autonome avec un fusil ou un couteau ainsi que « d’excellent navets, que les hommes du capitaine Dampier avaient semés » (Rogers, 1959 : xxi), car les chèvres fournissaient à la fois la nourriture et la matière première pour les vêtements et d'autres articles.
17Rogers indique également que les chats et les rats ne sont pas des espèces indigènes de l'île, mais qu’ils sont devenus sauvages après leur débarquement de navires européens. « Au début, il était grandement importuné par les chats et les rats, qui s’étaient multipliés en grand nombre à partir de spécimens de ces deux espèces descendus à terre de certains navires venus là pour faire de l’eau et du bois » (Rogers, 1959 : xxi). Selkirk, qui s’est plaint des chats au début de son séjour insulaire tout comme Robinson Crusoé, prend de plus en plus conscience de leur utilité. Ces animaux se révèlent être d’un grand secours contre les rats, sources de nuisances. En outre, les chats, ainsi que les chèvres, ont contribué à atténuer la solitude du naufragé. Leur compagnie a donné du réconfort à Selkirk.
Les rats rongeaient ses pieds et ses vêtements pendant son sommeil, ce qui l'obligea à amadouer les chats avec le lait de ses chèvres ; grâce à quoi, ils devinrent si familiers qu'ils restaient auprès de lui par centaines, et le délivrant bientôt des rats. Il apprivoisa aussi des chevreaux et, en guise de divertissement, il chantait et dansait de temps en temps avec eux et ses chats ; de sorte que, grâce aux bons soins de la Providence et à la vigueur de sa jeunesse – il était âgé à présent d’une trentaine d’années –, il finit par venir à bout de tous les inconvénients de sa solitude et être tout à fait à son aise (Rogers, 1959 : xxi).
18On peut constater qu’il y a presque les mêmes espèces d'animaux sauvages dans la relation de Rogers et dans Robinson Crusoé. Cependant, une divergence fondamentale se manifeste dans leurs attitudes respectives envers ces animaux. Selkirk n'a pas cherché à domestiquer ces animaux, considérant l'île déserte comme un lieu de séjour temporaire, tandis que pour Robinson Crusoé, l'île était une terre à coloniser quitte à lui consacrer beaucoup de temps et de travail. D’autre part, il est essentiel de souligner que même Selkirk n'aurait pas pu survivre sans la présence des animaux européens apportés par les marins. Il en va de même pour Robinson qui a vécu vingt-huit ans sur une île déserte. Malgré les efforts de Daniel Defoe pour déplacer l'intrigue de l'île Juan Fernandez qui se situe dans le Pacifique à une île des Caraïbes afin d'effacer les traces de ses prédécesseurs, la présence persistante des chèvres et des chats témoigne du caractère de « palimpseste » de l’île dans Robinson Crusoé. Ce roman peut être envisagé comme un récit d’Homo faber, qui retrace l’histoire de l’humanité en commençant par l’agriculture et l’artisanat à partir de zéro dans un espace dépourvu de toute civilisation. Cependant, l’île avait peut-être été déjà exploitée par d'autres avant son naufrage, et le travail acharné de Robinson pour transformer un environnement complètement désert n’est en réalité qu'une extension de la colonisation déjà pratiquée avant son naufrage. En exploitant cet héritage, Robinson Crusoé a réussi à devenir une figure originelle et originale. Robinson Crusoé, histoire « d’une vie peut-être inouïe dans le monde » (Defoe, 1959 : 64) peut être considéré ainsi comme un récit d'effacement des dettes et des emprunts.
19Certes, la présence des mêmes espèces d'animaux sert de preuve indirecte de l'influence du livre de Rogers sur Robinson Crusoé, comme le remarque Armstrong: « [w]hen Defoe transports Selkirk’s story from the Pacific to the Atlantic, he takes with him the goats found by the Scotsman on his island, recognizing them as integral to the tale » (Armstrong, 2008: 33). Toutefois, notre intention va au-delà de la simple répétition de cette interprétation maintes fois exposée. Il faut ici de nouveau rappeler qu'il y a des prédécesseurs antérieurs à Alexander Selkirk lui-même et que lui-même a bénéficié de leur héritage. De même, il est tout à fait plausible qu'avant Juan Fernandez, d'autres individus aient accompli des actes similaires, et que ce navigateur espagnol n'ait été qu'un imitateur parmi d'autres. Néanmoins, l'objectif de cet article n'est pas d'entreprendre une régression à l'infini pour chercher la véritable origine de Robinson Crusoé.
20Au-delà de la déconstruction du mythe de l'origine, que nous révèle la présence des chats et des chèvres ? Pour explorer cette question, nous nous référons à l'ouvrage d'Alfred Crosby intitulé Impérialisme écologique. En nous appuyant sur sa théorie, il devient évident que l’existence d'animaux européens dans l’œuvre de Defoe ne doit pas être simplement considérée comme une preuve de sa source d'inspiration, mais plutôt comme un reflet de l’histoire de la colonisation de l’environnement insulaire par les européens.
21L’originalité d’Ecological Imperialism consiste à retracer l'histoire de la colonisation européenne sous l'angle de la modification de l'environnement naturel, alors que le succès de la conquête du Nouveau Monde a tendance à être expliqué en termes de technologie militaire et scientifique, comme l'invention du fusil et de la boussole. Selon Crosby, les tentatives pionnières des voyages et des conquêtes portugaises et espagnoles aux Açores au xviie siècle, telles qu’elles sont relatées au chapitre 4, intitulé « The fortunate Isles », se révèlent singulièrement évocatrices, car leur histoire offre un modèle précurseur pour la colonisation du monde par les Européens.
At first, these nine mid-Atlantic islands were no more than signposts in the deep – sail east from here to reach Portugal – and welcome places to water and revictual on the voyage home from the Canaries or West Africa. Soon the Europeans were altering them, “Europeanizing” them, for the sake of the transient mariners, “seeding” them with livestock, as they later did other islands and newly found mainlands (Crosby, 2005: 73).
22Les moutons, les vaches, les chèvres et les lapins sont introduits sur ces îles inhabitée à l'exception des îles Canaries. Ils se reproduisent rapidement, car ils ne sont pas confrontés à des prédateurs naturels. Ce sont ces animaux et les plantes introduits depuis l’Europe qui ont façonné un environnement propice à la colonisation, et cela non seulement aux Açores, mais aussi à Madère et aux Canaries
These three archipelagos of the eastern Atlantic were the laboratories, the pilot programs, for the new European imperialism, and the lessons learned there would crucially influence world history for centuries to come. The most important lesson was that Europeans and their plants and animals could do quite well in lands where they had never existed before, a lesson that the Norse experience had never made completely clear and that the Iberians had never had the opportunity to learn from them, anyway (Crosby, 2005: 100).
23L'île Juan Fernandez, où Alexander Selkirk a échoué, présente un climat comparable à celui de l'Europe, contrairement à l'île tropicale où se déroule l'histoire de Robinson Crusoé. Malgré « la translation des côtes du Chili aux bouches de l’Orénoque » (Genette, 1982 : 516) que Defoe a effectuée, les animaux européens se sont reproduits et le blé a poussé sur cette île. C’est cette similitude écologique qui permet à Robinson de survivre seul sur l’île.
24Dans sa réécriture du roman de Defoe, intitulée L'Empreinte à Crusoé, où l'esclave noir de Robinson Crusoé a vécu seul sur une île avant son maître, Patrick Chamoiseau donne une voix à un esclave nommé Ogotemmêli et met en lumière l’existence de l'esclavage comme une empreinte gravée dans Robinson Crusoé. Cependant, une autre empreinte se profile dans ce roman : celle laissée par les animaux, déconstruisant ainsi le mythe d'origine de ce personnage.
25L’approche de Crosby semble suggérer la possibilité de réexaminer l’histoire de la robinsonnade tout en la reliant à celle de la colonisation européenne et de la conquête de l’île déserte. Il ne manque pas d’œuvres littéraires et de récits de voyage qui se déroulent sur une île déserte avant Robinson Crusoé, ce qui nous permet de décentrer la discussion. Dominique Charvin dresse un panorama des Histoires insolites des îles désertes françaises, en présentant plus de trente îles désertes réparties dans l’océan Indien, l’océan Atlantique, et l’océan Pacifique. Il apporte une nuance à l’image stéréotypée de l’île déserte paradisiaque en révélant des histoires tragiques (île Tromelin, île Clipperton…) ainsi qu’en y montrant le rôle joué par les questions de ressources et de milieu naturel.
26Ce n’est pas tout. Ce changement de prisme nous permet aussi de réinterpréter des œuvres postérieures à Robinson Crusoé comme celles de Jules Verne. Cet écrivain prolifique publie non seulement des réécritures de Robinson Crusoé comme L’Île mystérieuse, L’École des Robinsons ou Deux ans de vacances, mais présente également de nombreuse îles désertes dans d’autre livres, par exemple dans Les Enfants du capitaine Grant ou dans Le Sphinx des glaces. Paradoxalement, la lecture intertextuelle de Robinson Crusoé nous amène à ouvrir l’horizon de la robinsonnade au récit de l’île déserte, transcendant ainsi le genre littéraire et renouant avec la réalité et l’histoire.