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Utopies et robinsonnades contemporaines

Les Furtifs d'Alain Damasio (2019),  Les Jours sauvages de Xabi Molia (2020),  Onoda, 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari (2021)
Jean-Paul Engélibert

Résumés

Les genres insulaires que sont la robinsonnade et l’utopie, que l’on pourrait penser obsolètes au XXIe siècle, conservent une place importante dans la littérature et le cinéma français contemporains. Le roman de Xabi Molia Les Jours sauvages et d’Alain Damasio Les Furtifs et le film d’Arthur Harari Onoda, 10 000 nuits dans la jungle renouvellent ces genres en jouant des stéréotypes des aventures insulaires en les tournant vers des questions contemporaines : l’île utopique de Damasio évoque une « zone à défendre » inspirée des luttes sociales et écologiques des années 2010, la robinsonnade collective de Molia interroge la transmission d’une histoire violente et celle de Harari fait de l’île le lieu d’une fidélité absolue à une promesse, déplaçant sans les oublier les enjeux du Robinson Crusoe de Daniel Defoe. Ainsi, l’île fournit-elle encore aujourd’hui des ressources narratives pour penser le présent.

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Texte intégral

1En littérature, l’île est depuis très longtemps le lieu privilégié de l’altérité et donc des expériences sociales fictives. Depuis Thomas More, les utopies se situent sur des territoires éloignés, coupés du monde ordinaire, voire inconnus, dont l’île a pu fournir, du XVIe au XVIIIe siècle, le meilleur exemple. Daniel Defoe, en 1719, invente avec Robinson Crusoe un mythe littéraire encore actif aujourd’hui. Il est frappant de constater que la littérature et le cinéma contemporains, quand ils veulent renouer avec l’utopie et la robinsonnade, retrouvent la localisation insulaire et les motifs que l’île véhicule : opposition avec le continent, régénération subjective et politique, mais aussi et contradictoirement, fermeture de la communauté sur elle-même, rejet de l’altérité et déchaînement de violence contre des boucs-émissaires. Ainsi dans Les Furtifs d’Alain Damasio et Les Jours sauvages de Xabi Molia, l’île est toujours le lieu d’expérimentations sociales qui paraissent impossibles sur le continent. C’est sur l’île de Porquerolles que les militants de Damasio se rassemblent et mettent en déroute les forces de l’ordre pour lancer le mouvement révolutionnaire qu’ils préparaient depuis longtemps : le chapitre qui raconte la bataille pour la libération de l’île s’appuie sur la topographie insulaire. La suite du roman prolonge cette vision de l’île comme berceau de communautés alternatives en suivant la dérive d’un petit groupe de militants sur une barge – véritable île flottante – sur le Rhône jusqu’à la mer, dans ce qui est le passage proprement utopique du roman. Dans Les Jours sauvages, Xabi Molia raconte l’établissement d’un groupe de naufragés sur une île déserte : installation qui donne lieu à deux communautés rivales, l’une utopique, l’autre contre-utopique, dans un scénario qui évoque Lord of the Flies de William Golding. Quant au film d’Arthur Harari Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, il raconte les trente ans de solitude d’un officier japonais sur une île des Philippines après la deuxième guerre mondiale – robinsonnade qui reconstitue l’invention d’une forme de vie singulière en marge de la société. On se demandera dans quelle mesure ces fictions réactivent les schémas des utopies et des robinsonnades depuis l’âge classique et les Lumières. J’examinerai successivement ces trois exemples pour tenter de voir comment le texte y joue de la clôture insulaire.

Les Furtifs : l’île comme zone à défendre

2On sait que le troisième roman d’Alain Damasio, Les Furtifs, paru en 2019, doit beaucoup aux mouvements de contestation politique animés par l’extrême gauche française dans les années 2010, en particulier le mouvement Nuit debout de 2016 et la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, active de 2009 à 2018, qui a obligé l’État à renoncer au projet d’aéroport de Nantes. Les allusions à ces luttes, souvent facilement reconnaissables, abondent dans un roman dont les principaux personnages sont des militants radicaux. L’intrigue se déroule en France vers 2040, sous un régime néolibéral qui exacerbe les tendances politiques du début du XXIe siècle : privatisation des ressources et des territoires, intensification de la consommation, extension de la surveillance, réduction des libertés. Dans cette société où les moyens électroniques de contrôle de la population donnent des pouvoirs très étendus aux milices des grands groupes privés qui se partagent le pays, des collectifs d’activistes tentent de reconquérir des lieux où inventer d’autres manières de vivre, plus libres et plus accordées au vivant. Or, ces lieux libérés sont toujours des enclaves dans un pays toujours gouverné par les néolibéraux. Le premier est le BrightLife, un immeuble de prestige investi par les militants pendant quelques jours, avant d’en être chassés : île métaphorique quand les militants l’occupent, assiégés par les forces de police qui cernent le bâtiment. Le second est une véritable île : Porquerolles, la plus grande des quatre îles d’Hyères, en Méditerranée, face à la presqu’île de Giens.

3Deux chapitres racontent l’occupation de l’île, l’assaut des milices, la résistance des militants et leur défaite finale. Cet épisode d’environ 90 pages dans l’édition de poche du roman n’est pas seulement un récit d’aventures. Le roman rejoint une imagerie pluriséculaire du locus amoenus :

Ici, à Porquerolles, la distance avec le continent, confortée par l’écrin d’une mer tout autour pour salutaire douve, embellie et apaisée par l’odeur des eucalyptus et la résine du myrte, adoucie encore par le friselis audible des vagues en contrebas et la brise sur ma peau, ici tout concourait à une joie pure et dételée […]. (Damasio, 2021 : 695)

4Mais le rassemblement militant est aussi l’occasion de présenter les projets utopiques des divers collectifs en lutte. Un long passage raconte l’assemblée générale de fondation de cette communauté qui restera éphémère. Il recense les groupes partisans :

Les 1/g portés sur le combat et la guérilla, les armes à fabriquer, le système de défense des forts […]. Les Corsaires avec leur anarchisme ancré, leur passion pour les îles et le moindre caillou émergé, les villages flottants en pleine mer […]. Les Survivalistes en mode Apocalypse Now ! […]. Les Primitifs qui visent une écologie radicale, une île intégralement notech […]. Les Terrestres qui se veulent plus pragmatiques, parlent de restanques à restaurer, de coupes raisonnées pour une filière bois locale […]. Et bien sûr la Mue, qui imbibe tant d’autres luttes, ce mouvement transverse qui libère les corps et les genres […]. (Damasio, 2021 : 685)

5Comme dans les utopies et les robinsonnades, l’île abrite des expérimentations sociales. La séparation d’avec le continent favorise l’émergence de propositions politiques radicales. La situation de la diégèse dans un futur proche permet d’imaginer des groupes qui n’existent pas comme tels aujourd’hui, mais dont on reconnaît facilement les modèles ou les inspirations. Ainsi, Porquerolles devient-elle une « Zone Auto-Gouvernée » (Damasio, 2021 : 665) ou ZAG, qui rappelle les « zones à défendre » ou ZAD de notre réalité. L’île est, comme au XVIIIe siècle, le site de l’altérité et des expériences sur des « possibles latéraux ».

Les Jours sauvages : l’île comme prison

6A l’opposé du roman de Damasio, se trouve Les Jours sauvages, neuvième roman de l’écrivain d’origine basque Xabi Molia, publié au Seuil comme les cinq précédents, après trois romans chez Gallimard. L’intrigue se situe aussi dans un futur proche, non daté cette fois. Une épidémie fulgurante décime la population d’Europe de l’Ouest, dont les habitants fuient et cherchent à se réfugier où ils peuvent. Dans un port breton, un groupe d’une centaine de personnes fait appareiller un ferry en menaçant son capitaine, cherche à rejoindre les îles Canaries mais tombe en panne de carburant, dérive, se trouve pris dans une tempête et fait naufrage sur une île déserte quelque part dans l’Atlantique.

7Le roman rejoue volontairement les clichés de la robinsonnade : la tempête qui déroute le navire, le naufrage, l’impossibilité de déterminer les coordonnées de l’île, la construction d’abris de fortune avec des matériaux récupérés sur l’épave et la découverte d’un territoire mystérieux, à la fois prodigue et inquiétant, riche en ressources et potentiellement dangereux.

L’île […] était longue de quinze kilomètres environ et large d’à peu près trois. Une épaisse forêt, tachetée ça et là du vert brillant d’un palmier, tapissait les flancs de collines qui s’élevaient peu à peu vers le nord, jusqu’à un pic dont les contours étaient brouillés par un nuage gris de fer. Des plages blanches ceinturaient l’île. Le sable y était doux et farineux. (Molia, 2020 : 26)

8La reconnaissance de l’île commence avec la montée sur son plus haut sommet, où on prépare un feu prêt à être allumé à la première apparition d’un navire sur l’océan. Elle se poursuit avec des incursions dans la forêt. Celle-ci, difficilement pénétrable, ménage au cœur de l’île des lieux secrets. Ce refuge à l’intérieur de l’île est aussi un cliché : deuxième résidence de Robinson Crusoé, clairière du roman de William Golding Lord of the Flies, grotte de Vendredi ou les limbes du Pacifique. Dans les Jours sauvages, il s’agit aussi d’une grotte, où l’héroïne, Albany, aime s’enfoncer. Elle y trouve l’obscurité et le silence absolus qui la divertissent : c’est un espace paradoxal, à la fois « le tréfonds de l’île » (Molia, 2020 : 105) et un ailleurs, un lieu qui n’est pas un lieu, comme on le voit à l’occasion de la première description de la grotte.

À mesure qu’elle s’enfonçait dans la grotte, même ses bras disparaissaient. La galerie donnait sur une salle basse où elle aimait s’asseoir. Retenant son souffle, elle écoutait pour le plaisir de n’entendre rien, ni les cris de la forêt, ni le bruit blanc de l’océan. Les silences n’étaient pas tous les mêmes, selon l’heure et le jour. Certains avaient une couleur mate, d’autres un timbre clair et profond. Des silences froids la terrifiaient […]. D’autres silences, ses préférés, l’aspiraient peu à peu, vers quoi, un autre plan de l’existence, le Grand Nuage de Magellan peut-être. Des frissons couraient sur ses mains, ses pieds, qui fourmillaient, qui s’effritaient, qui brûlaient un instant, puis tout cessait. Alors, ne percevant plus ni ses extrémités, ni le sol sous elle, elle se découvrait apaisée, exactement là où elle devait être, nulle part, à nulle époque. (Molia, 2020 : 106)

9Mais cette annulation du temps et de l’espace n’est que temporaire. Hors de la grotte, les affaires humaines continuent. Comme dans Lord of the Flies, des rivalités et des dissensions ont éclaté entre les naufragés. Deux communautés mutuellement hostiles se sont constituées et se sont partagé l’île. Quand un conflit ouvert se déclare entre elles, la grotte devient un piège : on en bouche l’entrée pour y enfermer des ennemis qu’on y enfume ou qu’on y affame. Par la suite, quand une des deux factions a gagné et que la communauté s’est réunifiée, elle devient une prison où on enferme les opposants.

10Car il y a toujours conflit : certains naufragés veulent fabriquer un bateau pour tenter de rejoindre le continent, d’autres préfèrent rester sur l’île et empêchent les premiers de partir, puisque leur retour à la civilisation signifierait qu’on reviendrait les chercher. La victoire des seconds lors du conflit ouvert ne règle pas le différend. Les violences s’exacerbent : près de la moitié des naufragés meurent dans les combats. Certains naufragés veulent toujours partir et complotent pour s’enfuir. Les derniers chapitres racontent leur évasion sur une embarcation de fortune. C’est là que le narrateur, très discret jusqu’alors, se révèle avoir été un des personnages de l’histoire : un enfant, simple spectateur depuis le début du roman, racontant l’histoire à la première personne, mais comme s’il y était resté étranger, empruntant le point de vue d’autres personnages, protestant souvent de son ignorance de faits dont il n’a pas été le témoin direct et déclarant qu’il les imagine pour les reconstituer, ce narrateur devenu jeune homme, évadé avec deux camarades, ne prend part à l’action que dans les toutes dernières pages du livre. Il ne devient ainsi un personnage à part entière qu’au terme de l’aventure insulaire. Comme si le mouvement de l’autobiographie fictive par lequel le personnage rejoint peu à peu le narrateur, ou par lequel le narrateur raconte comment il est devenu celui qui écrit, mouvement qui était celui de Robinson Crusoé, était finalement retrouvé, d’une manière certes différente, par le roman d’aventures. Encore une caractéristique de la robinsonnade, non plus thématique cette fois, mais structurale, que reproduit l’ouvrage de Xabi Molia.

11Les Jours sauvages renouvelle un possible narratif ouvert par Robinson Crusoé en faisant de l’aventure insulaire un laboratoire politique : la petite société des naufragés fournit un modèle pour penser la société en général, la réduction insulaire permettant l’expérimentation en modèle réduit et sur un temps assez court de différents types d’organisation. Dans ce roman, la leçon semble hobbesienne, comme dans Lord of the Flies, impression renforcée par le fait que les trois fugitifs sont très jeunes et qu’ils héritent de la violence de leurs parents. Les groupes penchent vers le pouvoir absolu d’un chef qui les rassure et les rassemble. C’est une fable de la force du mal, qui s’oppose en tout point à celle des Furtifs : pas d’utopie, pas de refondation de la société, pas d’imaginaire politique, mais plutôt une vision pessimiste de la société, unie par la nécessité et perpétuellement tiraillée par des divisions et des rivalités, faible devant les chefs et toujours tentée de s’en remettre à un tyran. Mais à la différence de la fable de Golding, celle-ci se termine sur un épilogue nostalgique et mélancolique concluant à l’impossibilité d’oublier les violences de l’épisode insulaire et à l’impossibilité symétrique de vivre avec leur souvenir.

Onoda, 10 000 nuits dans la jungle : l’île des morts

12Le film d’Arthur Harari, Onoda, 10 000 Nuits dans la jungle, film français tourné en langue japonaise, projeté à l’ouverture de la sélection Un Certain Regard au festival de Cannes 2021, illustre un autre aspect de la robinsonnade, celui du temps dont la substance est différente sur l’île et sur le continent. Le film raconte l’histoire du lieutenant japonais Onoda, le plus connu des soldats japonais restés après 1945 dans les îles où ils avaient combattu et ignorant la fin de la guerre. Il n’a accepté de se rendre qu’en 1974, après trente ans passés dans la forêt, avec quelques compagnons d’abord, puis seul. Comme l’indique son titre, le film s’attache à montrer cette durée : ce n’est pas un film d’aventures exotiques, qui jouerait sur le pittoresque de l’île des Philippines où cette histoire s’est déroulée, ni sur les événements extraordinaires vécus par le personnage, mais plutôt un film méditatif sur l’espace et le temps, s’interrogeant à la fois sur ce que peut être au cinéma la représentation d’un temps étale, qui ne passe pas, ne s’écoule pas, mais reste en quelque sorte fixe, et sur celle de l’espace insulaire.

13La fixité du temps à travers les 10 000 nuits du titre se montre d’abord par la répétition : les scènes de la vie quotidienne dans la forêt se succèdent et se ressemblent. Les soldats cherchent de la nourriture, construisent des abris, recousent leurs uniformes, Onoda tient son journal. Comme dans Robinson Crusoé, les gestes du quotidien constituent la matière du récit : ils font valoir la répétition des travaux ordinaires comme la substance des jours. Entre ces scènes, de nombreux plans de la pluie ponctuent le film : la mousson, avec ses pluies battantes pendant des mois, impose l’attente aux soldats reclus dans leur grotte ou sous leur abri de branchages. Ces scènes où il ne se passe rien sont souvent nocturnes, elles ne montrent que l’infinie répétition des gouttes de pluie qui tombent, comme dans la séquence de 2h04’12’’ à 2h05’35’’ du film qui montre le début de la mousson.

14Encadrant la répétition et la surdéterminant, la structure du récit contribue à construire un temps paradoxal, immobile ou revenant toujours au même point. Le premier plan du film montre l’île. Celle-ci, entièrement visible, détachée sur fond de ciel et de mer, est pourtant moins ici un paysage (on n’en voit aucun détail), qu’une abstraction, une chose mentale, un objet imaginaire, comme si elle apparaissait d’abord dans la pensée d’Onoda, dont la voix murmure en son off. L’île est filmée d’un bateau, mais on n’en voit pas l’étrave. Pour le spectateur, il semble qu’il n’y ait pas de bateau, comme si le point de vue était dématérialisé : tout se passe comme si nous étions dans une image mentale appartenant à la narration d’Onoda superposant les deux temps de son arrivée en 1945 et de l’arrivée du jeune homme venu le chercher en 1974. Cette superposition n’articule pas les deux moments distants de trente ans, elle les assimile comme si le temps n’avait pas passé. Elle donne sens à l’histoire du soldat : « nous reviendrons vous chercher » était la promesse faite par ses supérieurs avant la bataille, promesse à laquelle il a voulu croire pendant trente ans. Quand le jeune homme arrive, elle semble se réaliser et la longue attente du lieutenant Onoda paraît, à ses yeux, justifiée. Mais le murmure de la voix off et la nudité du décor suggèrent aussi autre chose : que c’est du pays des morts qu’Onoda parle et que le jeune homme vient chercher un disparu.

15Le jeune homme le dira à Onoda quand il le rencontrera : la plupart des Japonais le croient mort. Un autre épisode suggère la mort des soldats japonais après la guerre – mort sociale, mort symbolique si ce n’est réelle. Après des années dans la jungle, trois soldats accompagnent encore Onoda. L’un d’eux, nommé Shimada, regarde le seul souvenir qu’il lui reste de sa famille : une photographie (1h06’44’’-1h07’27’’).

16Le noir et blanc de la photo de famille, l’image figée d’un passé hors d’atteinte, le flou du gros plan sur les visages, en particulier celui de la petite fille, le cadrage qui isole celle-ci sur le fond noir : tout concourt à regarder ces personnages comme des fantômes. A moins qu’on renverse la perspective pour considérer que les personnages de la photographie sont vivants et regardent les morts qui tiennent la photo entre leurs mains. Deux autres scènes le confirmeraient : Shimada, blessé, meurt un peu plus tard, tenant toujours la photographie entre les doigts. Puis, une nuit, Onoda rêve qu’il dort avec son dernier compagnon sur une plage de l’île, à la belle étoile. Levant la tête, il aperçoit une silhouette marchant vers eux sur le rivage. Bien qu’elle soit faiblement éclairée par la lune et le miroitement de la mer, on devine un homme en uniforme. Un gros plan sur le visage de l’homme révèle que c’est Onoda lui-même, dédoublé. Le soldat se rêve lui-même en apparition.

17La mort encadre d’ailleurs le séjour insulaire. Au début du film, Onoda est surpris par l’arrivée du jeune homme alors qu’il exécutait une cérémonie funéraire en déposant des fleurs à l’endroit où ses compagnons étaient morts. A la fin du flashback, la boucle temporelle se ferme sur le retour à cette cérémonie, Onoda faisant le tour des sépultures. Le temps ne passe pas parce que cette île est l’île des morts.

18Et pourtant l’île est aussi un espace concret, habité, exploité et cartographié par les soldats, qui s’y font une vie et jouissent, comme les autres robinsons de la littérature avant eux, d’une île étendue et prodigue, à la végétation luxuriante et au climat tempéré. Une scène montre cette appropriation heureuse, quand les Japonais sont encore au nombre de quatre (54’30’’-57’14’’).

Conclusion

19Ces quelques exemples très récents et très proches les uns des autres dans le temps montrent que la robinsonnade et l’utopie conservent une place importante dans la littérature et le cinéma français. Si le roman de Xabi Molia a été édité en poche dans la collection Points-Seuil, celui d’Alain Damasio est un best-seller et le film d’Arthur Harari, qui n’a pas connu un grand succès public, a remporté plusieurs prix. Ils renouvellent les caractéristiques de genres littéraires bien connus, en jouant des stéréotypes des aventures insulaires, mais en les tournant vers des questions contemporaines : comment élaborer une ZAD, pour Damasio, comment hériter d’une histoire violente pour Molia, comment rester fidèle à une promesse par-delà la mort pour Harari. L’île fournit donc encore aujourd’hui une ressource narrative pour penser le présent.

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Bibliographie

DAMASIO, Alain (2021). Les Furtifs (2019). Paris : Gallimard, « folio SF ».

HARARI, Arthur (2021). Onoda. 10 000 nuits dans la jungle. DVD, Paris : Le Pacte.

MOLIA, Xabi (2020). Les Jours sauvages. Paris : Seuil.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Engélibert, « Utopies et robinsonnades contemporaines »Carnets [En ligne], Deuxième série - 27 | 2024, mis en ligne le 18 mai 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/carnets/15425 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p99

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Auteur

Jean-Paul Engélibert

Université Bordeaux Montaigne, UR 24142 Plurielles
Jean-paul.engelibert[at]u-bordeaux-montaigne.fr

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