Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. Il y en a aujourd’hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. (Perec, 1974 : 17)
1Cette épigraphe de Perec peut être associée à l’univers de Vassilis Alexakis pour interroger le lieu impossible où réside l’écrivain franco-grec, créateur éminent, doté d’une voix indépendante, appréciée et singulière, comme l’a si bien décrit la ministre de la Culture grecque, Lina Mendoni, le 11 octobre 2021, lors du décès de l’auteur.
2Reconnu à plusieurs reprises pour son travail d’écrivain avec des distinctions telles que le prix Albert Camus pour Avant en 1992, le prix Médicis en 1997 pour La Langue maternelle, le Grand Prix de l’Académie française pour Après J.C. en 2007 et le prix de la langue française pour la totalité de son œuvre en 2012, Vassilis Alexakis nous laisse une œuvre marquée d’influences franco-grecques.
3A partir de son récit autobiographique Paris-Athènes, publié en 1989, et de son roman Le Cœur de Marguerite, publié en 1999, donc dix ans plus tard, nous proposons d’analyser le rapport que l’auteur établit entre identité et altérité, relation qui traduit la notion de « paratopie » tel que décrite par Dominique Maingueneau.
4Dans son livre Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Dominique Maingueneau considère que la littérature occupe bel et bien une place dans la société, mais qu’elle ne peut être délimitée à un territoire spécifique. Il décrit le champ littéraire comme le résultat d’une « difficile négociation entre le lieu et le non-lieu […] qui vit de l’impossibilité de se stabiliser » (Maingueneau, 2004 : 52). La notion de paratopie émerge de cette singularité d’« appartenance et [de] non-appartenance » (Maingueneau, 2004 : 86). De son côté, l’écrivain Vassilis Alexakis semble poser, voire définir, son champ créateur dans un va-et-vient spatial incessant, entre Paris, Athènes et Tinos dans les Cyclades. Champ dans lequel il n’arrive jamais à se fixer. Or, cette notion de paratopie, qui tient à « rompre avec l’opposition réductrice entre moi créateur profond et moi social superficiel », le « moi de l’écrivain » et l’« homme du monde » (Maingueneau, 2006 : 3) qui fait écho à Proust, ne peut, cependant, être « confondue avec la marginalité, le nomadisme, le parasitisme, etc. C’est-à-dire avec des données sociologiques au lieu d’être rapportée à un processus créateur » (Ibid.).
5Comme le défend Maingueneau, il s’agit ici de comprendre que « l’écrivain n’est pas une figure double qui aurait une part de lui engluée dans la pesanteur sociale et l’autre, la plus noble, tournée vers les étoiles, mais une instance multiple qui se déploie – tout à la fois se structure et se disperse – à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place » (Maingueneau, 2006 : 3). L’auteur est alors « quelqu’un qui a perdu son lieu et doit par le déplacement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire paradoxal à travers son errance même » (Maingueneau, 2004 : 103). Territoire qu’Alexakis construit dans un entre-deux.
6Alexakis, qui a refusé la dictature des Colonels, se réfugie en France à partir de 1968, vivant, dès lors, entre « deux réalités culturelles qui se différencient généralement par la langue » (Aron, 2004 : 387). L’écrivain est aussitôt marqué par deux identités qui le situent dans un entre-deux comme il le constate dans Paris-Athènes : « j’avais cru trouver un équilibre entre deux pays et deux langues, j’ai eu la sensation que je marchais dans le vide. Comme dans un cauchemar, je me suis vu en train de traverser un gouffre sur un pont qui, en réalité, n’existait pas » (Alexakis, 1989 : 18).
7Alexakis met en lumière sa condition de non-appartenance, sa dualité identitaire qui reflète le conflit et les tensions entre deux cultures, entre deux langues, une thématique centrale dans son œuvre et une réalité parfois difficile à accepter :
Je m’étais trouvé à travers le français et en même temps je m’étais un peu perdu. Je me reconnaissais dans mes personnages, cependant aucun d’entre eux n’était un immigré. J’avais presque oublié que je l’étais moi-même – après la naissance de mes enfants, la validité de ma carte de séjour passa de trois à dix ans. Le mot immigré ne me plaisait pas trop, étranger me paraissait plus élégant, plus rare, plus digne de moi en somme. Le français m’avait fait oublier une partie de mon histoire, il m’avait entraîné à la frontière de moi-même (Alexakis, 1989 : 190).
8Il nous faut, ainsi, le reconnaître comme étranger, comme « celui qui ne fait pas partie du groupe […] l’autre » (Kristeva, 1988 : 139), comme l’écrit Kristeva. Ce sentiment d’étrangeté est aussi souligné par Jacques Meunier dans un article intitulé « Vassilis Alexakis profession étranger » publié dans le journal Le Monde du 9 janvier 2000 :
Vassilis Alexakis joue de la double identité avec une aisance insulaire. Il donne l’image de l’exil heureux, même quelques fois un coup de cafard le rappelle à l’inconfort du cosmopolitisme. Voilà pourquoi, sans doute, qu’il soit à Paris ou dans l’île de Tinos, il donne l’impression d’être de passage. Il part de chez lui pour aller chez lui, en passant chez lui et cela suffit à son désir d’ailleurs. […] À la rubrique profession, je n’en vois qu’une qui lui convienne parfaitement : étranger (Meunier, 2000).
9Pour Alexakis, il s’agit d’un véritable voyage épique entre deux langues, à partir duquel il évoque les questionnements qu’un tel parcours suscite :
J’ai passé des heures et des jours les yeux fixés sur la page blanche sans réussir à tracer un seul mot : j’étais incapable de choisir entre le grec et le français. Je voulais justement écrire sur la difficulté de ce choix, mais comment écrire sans choisir. (Alexakis, 1989 : 10).
10Les hésitations et les incertitudes évoquées dans cet extrait mettent en évidence à quel point l’auteur éprouve un profond malaise à construire, en élisant une langue d’écriture, sa « posture d’auteur » en ce que celle-ci décrit « relationnellement des effets de texte et des conduites sociales » (Meizoz, 2007 : 27). Cette indécision est d’ailleurs confirmée quelques années plus tard, en 2002, « dans son rapport aux publics » (Meizoz, 2004). Tout d’abord, lors d’un entretien pour le magazine Arts et Lettres, lorsqu’il avoue à Nathalie Marchand que la difficulté du choix était en fait « de pouvoir garder les deux langues. Choix qui révèle d’ailleurs une richesse extraordinaire » (Marchand, 2002). Et plus tard, quand il témoigne en 2020, à Georgia Maklouf, pour L’Orient Littéraire, avoir finalement « compris qu’[il] devai[t] assumer [s]es deux identités, [s]es deux langues. Finalement, cette double appartenance [était en réalité] […] une chance » (Maklouf, 2020).
- 1 Titre qu’il avait préféré à Athènes-Paris car il « avai[t] besoin d’indiquer dans quel sens ce voya (...)
11Cette image publique donnée dans les entretiens rebondit, inévitablement, sur ses écrits qui exposent dès lors sa posture, son éthos qui correspond à l’image qu’il donne de lui à travers son discours. Il confirme donc dans Paris-Athènes1 qu’il est inévitable d’assumer sa double identité. L’idée qu’il puisse « être amené un jour ou l’autre à rompre avec le français [l]’a[vait] bouleversé. Renoncer à cette langue dans laquelle [il] [s]’exprimai[t] depuis si longtemps serait fatalement prendre congé de [lui]-même » (Alexakis, 1989 : 17). C’est pourquoi il est alors convaincu que « si les Français [l]e considéraient comme auteur grec, [s]es compatriotes seraient davantage fondés à [l]e classer parmi les étrangers » (Ibid.).
12Écartelé entre Paris et Athènes, l’auteur se montre « aussi sévère pour Paris qu’on peut l’être à l’égard d’une épouse ». En revanche, il a « pour Athènes l’indulgence qu’on réserve à sa maîtresse » (Alexakis, 1989 : 148). Force est de constater que, dans cette prise de conscience, « le grec [l’] attendrissait, [et lui] rappelait qui [il] étai[t] [et] le français [lui] permettait de prendre plus facilement congé de la réalité » (Alexakis, 1989 : 195). La décision « d’assumer » (Ibid.) une double identité est en effet inévitable. Ainsi, à l’instar de Julia Kristeva, il endosse une posture « cosmopolite, à cheval sur plusieurs langues et cultures » (Kristeva, 1997 : 112). Il décide de « faire [s]es comptes » (Alexakis, 1989 : 138), de concilier, entre le pays d’origine et le pays d’accueil, ses deux identités. Dommage, avoue-t-il « si l’on désapprouve mes allées et venues entre deux langues, si on y voit le signe d’une déplorable légèreté » (Ibid. :265), mais il s’agit d’« une langue pour rire et une langue pour pleurer » (Alexakis, 2008 : 29).
13À présent, il est prêt à « utiliser à tour de rôle les deux langues, de partager [s]a vie entre Paris et Athènes » (Ibid.) entre « le français [qui] a augmenté [s]on plaisir, et [lui] a ouvert de nouveaux espaces de liberté » (Alexakis, 1989 : 14) et sa langue maternelle avec laquelle il a « éprouvé le besoin de renouer le dialogue » (Alexakis, 1983 : 6).
14Lors d’un entretien réalisé en 2007, intitulé « Athènes sur Seine », pour Le Matricule des anges, Thierry Guichard met en lumière l’alternance entre les deux langues et les deux pays soulignée par Alexakis. D’après lui, cet entre-deux pousse l’écrivain à découvrir une nouvelle voie pour son écriture, c’est pourquoi il est convaincu que son œuvre va gagner en richesse et en densité, sans éluder le malaise engendré par cette schizophrénie linguistique. (Guichard, 2007a : 17).
15De surcroit, « la question identitaire est ici marquée par le dialogue interculturel » (Alves, 2021a : 158) étant donné que, comme l’écrit Guichard, « les langues elles-mêmes sont le fruit d’un dialogue avec d’autres cultures » (Guichard, 2007b : 22). Alexakis, toujours présent en arrière-plan de chacune de ses œuvres, admet que la prise de distance par rapport à son passé le conduit vers un nouveau monde (Alves, 2021b : 132). Ce nouveau monde qui renforce son écriture, lui fait « traverse[r] des frontières, fait dériver des continents, survole[r] des territoires » (Scarpetta, 1981 : 108). D’une identité l’autre, perdue et retrouvée à plusieurs reprises, dans un constant va-et-vient, l’écrivain ne se limite plus à évoquer seulement l’histoire de ses racines, mais va jusqu’à entremêler tous ces espaces - sa terre natale, sa communauté et le pays d’accueil -, faisant resurgir des aspects de sa propre culture (Le Boulicat et Càceres, 2001 : 20).
16L’auteur, qui hésitait à reconnaître la justesse, la pertinence, l’équilibre que cet entre-deux pouvait lui accorder, prenait alors conscience de l’atout qu’il avait en mains :
Je ne saurais dire quel degré de parenté existe entre les deux langues. Il m’a semblé néanmoins que j’avais trouvé dans l’une comme dans l’autre les mots qui me convenaient, une espèce de patrie bien personnelle.
En voyageant ainsi d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un moi à l’autre, j’ai cru trouver un certain équilibre. (Alexakis, 1989 : 13)
17Alexakis assume manifestement sa posture identitaire représentée dans cette dualité lorsqu’il avoue :
Le bilinguisme est quelquefois dur à assumer, mais je ne sens pas qu’il m’a appauvri […] Le grec est la langue de ma mère, le français celle de mes enfants. Peut-être ai-je trouvé dans les deux langues un territoire où je me sens moi-même. (Alexakis, 1989 : 44)
18Le choix de cette dualité bilingue est, finalement, revendiqué ouvertement, l’écrivain décide alors de s’enrichir « de soi et de l’autre » (Jouanny, 1990 : 3) et de se « reconnaître dans les deux langues » (Alexakis, 1989 : 19).
19Cette double identité, assumée plus haut, se retrouve non seulement dans les extraits de Paris-Athènes, mais également dans Le Cœur de Marguerite, roman à partir duquel Alexakis nous replonge dans la douceur de la mer méditerranéenne marquant, de la sorte un retour dans les îles qui ont marqué son passé. Force est de reconnaître, comme le précise Dominique Viart, qu’il s’agit pour l’auteur de reconstituer son passé « pour être mieux perçu, mieux mesuré. Si être c’est avoir été, alors il s’agit de savoir ce que l’on a été pour pouvoir être mieux soi-même » (Viart, 1998 : 13-14).
20Ainsi, par le biais de ce récit, dans lequel l’auteur est toujours présent en filigrane, il lance son héros dans une nouvelle quête identitaire d’une île l’autre, d’un déplacement l’autre ; d’une part, il cherche à comprendre comment l’on devient écrivain, de quelle manière on écrit le livre de ses rêves. Interrogation qu’il annonce d’ailleurs dès les premières pages : « Je veux croire que je trouverai un jour le début et que je pourrai commencer le roman dont je rêve depuis tant d’années » (Alexakis, 1999 : 7), d’autre part, il réfléchit à la véritable portée de l’amour.
21Ainsi, en faisant appel à une « écriture [qui] ne se contente nullement de dire, [mais qui] donne à voir et à ressentir, [qui] peint », (Marcillaud-Authier, 2018 : 91), Alexakis nous invite à un retour aux racines se rapprochant, de la sorte, de la pensée d’Alain Montandon qui écrit que : « vieillir en terre lointaine, c’est vivre dans le déracinement et la mutilation de soi » (Montandon, 2006 : 81). Et ajoute plus loin : « avec cette souvenance on est dans une perte, celle de son identité » (Ibid.).
22Or, Alexakis prend acte de cette notion et revient sur les bords de la Mer Égée où il fait connaissance de Marguerite, dont « les ombres [du] visage ressemblaient à des îles » (Alexakis, 1999 : 182). Dès lors, cette femme mariée, mère de deux enfants « enveloppe [s]on esprit de toutes parts, comme la mer encercle les îles » (Alexakis, 1999 : 80). Îles, qu’il redécouvre dans une ambiance paradisiaque qui circonscrit la Grèce et les Cyclades où « le soleil [est d’] un tel éclat qu’[il] pouvai[t] à peine le regarder » (Alexakis, 1992 : 44). Pour reprendre la formule de Thierry Guichard « les interactions entre roman et vie réelle » (Guichard, 2007a : 17) sont explorées dans ce roman. Ce que Bernard Alavoine confirme lorsqu’il écrit que l’atmosphère de la Grèce y est fortement représentée, non seulement à travers les mots grecs, mais davantage par les détails de la vie quotidienne tels que les tavernes, les restaurants, les sorties et les voyages dans les îles qui sont omniprésents (Alavoine, 2001 : 21). Les références aux lieux et les reflets évidents entre narrateur et auteur nous font comprendre que la littérature participe, comme le précise Dominique Maingueneau, « de la société qu’elle est censée représenter, [de même que] l’œuvre participe de la vie de l’écrivain. Ce qu’il faut prendre en compte, ce n’est ni l’œuvre hors de la vie, ni la vie hors de l’œuvre mais leur subtile étreinte » (Maingueneau, 1993 : 36).
23L’œuvre doit être alors perçue dans cette frontière entre la littérature et la délocalisation spatiale, la géographie. Au sujet de cette relation entre littérature et géographie, Bertrand Westphal précise que « la fiction ne reproduit pas le réel, mais […] elle actualise des virtualités nouvelles inexprimées jusque-là, qui ensuite interagissent avec le réel » (Westphal, 2007 : 171). D’après l’auteur, cette représentation du réel apparaît comme créatrice de monde ce qu’il explique d’ailleurs lorsqu’il affirme que :
l’analogie entre le monde tel qu’on l’expérimente et sa représentation est de moins en moins sensible. Mais en tout état de cause la représentation reproduit le réel ou, mieux, une expérience du réel. Car il ne faut pas oublier que l’espace humain n’existe que dans les modalités de cette expérience qui, devenue discursive, est créatrice de monde. […] Toute œuvre, aussi éloignée de la réalité sensible, aussi paradoxale qu’elle paraisse, participe du réel – et, peut-être, participe au réel. (Westphal 2007 : 142).
24Le rôle attribué à l’écrivain demeure primordial, cependant ce dernier est placé « au centre d’un univers dont il n’est que l’un des moteurs. L’espace […] se transforme en plan focal, en foyer (ce qui le rend d’autant plus humain) » (Westphal, 2000 : 17).
25Dans une redécouverte de la Grèce et des Cyclades, éden de la Mer Égée, l’auteur décrit ainsi l’univers géographique qui l’entoure. Il « ne voi[t] pas de [s]a maison les deux îles les plus proches de Tinos, Andros au nord, îles « si proches qu’on raconte que les coqs de l’une réveillent les habitants de l’autre » (Alexakis, 1999 : 112). Certains matins où la transparence de l’air abolit les distances, « il distingue vaguement Naxos et Paros » (Ibid. :165-66).
26Devant cette beauté insulaire, Alexakis interpelle d’emblée son lecteur par l’entremise de son narrateur, qui lui « ressemble désespérément » (Ibid. : 17), et qu’il a transformé en documentariste et même en cinéaste frustré après la réalisation d’un « film sur les Cyclades dont [il] n’[était] pas fier » (Ibid. : 52). Ce projet, commandé par l’Office hellénique du tourisme, donc « sauvegardé par beaucoup d’argent en jeu » (Ibid. : 52), avait été « rejeté » (Ibid.), puisque le premier scénario, écrit par le narrateur, n’était pas centré sur « la mise en valeur des plages et des infrastructures touristiques des îles » (Ibid. : 52). En réalité, l’objectif, contraire aux intérêts de l’Office, qui avait enthousiasmé le narrateur dans la création de ce scénario, était de « rappeler la pauvreté qui sévissait naguère dans ces îles, et d’évoquer l’infinie bonté qu’[il] ressentai[t] autour de [lui] quand [il] vivai[t] à Santorin » (Ibid.). En fait, il avait « l’intention d’étudier les bouleversements intervenus dans la vie des Cycladiens depuis que le tourisme les [avait] enrichis ». Malheureusement, il s’aperçoit que « le tourisme a balayé les valeurs traditionnelles, sans les remplacer. Les gens de Santorin et de Mykonos [avaient] simplement appris à mépriser le passé » (Ibid.). Après cette expérience décevante, le narrateur nous fait finalement part de son désir de devenir écrivain (Ibid.) car son métier ne le « satisfait guère » (Ibid.) et il est, à présent, convaincu qu’il préfère les mots aux images » (Ibid. : 53).
27C’est pourquoi, « il rêve [d’écrire] un texte susceptible de multiplier les espaces de [s]a vie » afin de lui « donner la même liberté qu’[il] avai[t], enfant » (Ibid. : 8). Il découvre que « l’écriture [l]’incite à préciser ses pensées, à les mettre en ordre, elle [l]e conduit à de nouvelles interrogations » (Ibid. : 44). Pour réaliser ce rêve d’écriture, il construit le personnage d’Eckermann, un vieil écrivain allemand qui a fui l’Allemagne et s’est exilé aux États-Unis, puis en Suisse. Ce personnage, envers qui il éprouve une grande admiration, devient son maître. Tout comme ce grand auteur, il tentera, à son tour, de « décrire les lieux en peu de mots » (Ibid. : 9). Ainsi, en bon disciple, il se lance dans la description de « [s]on logement […] d’où [il] voi[t] Athènes et la mer au loin » (Ibid. : 9). Il persiste dans la construction de ce projet d’écriture « en affirmant qu’« il aimerai[t] bien pouvoir parler de la mer, s’[il trouvai[t] le moyen de poursuivre ce texte » (Ibid.). Ainsi, il pourrait se lancer dans la description de la mer qu’il a vue « pour la première fois à Santorin » (Ibid.). Une mer qu’il n’a « cessé de […] courtiser » (Ibid.), une mer qui ne l’a « jamais rendu mélancolique » (Ibid. : 11) contrairement aux « images plutôt funèbres » (Ibid.) que son maître évoquait. Il a même « fini par construire une maison à Tinos » (Ibid. : 10) à partir de laquelle « il a passé un grand nombre d’heures à contempler la mer » (Ibid.). Son envie d’écrire pour dégager ses impressions est encore une fois énoncée lorsqu’il envisage « de pouvoir parler […] des îles […], espaces réduits, des points sur la carte, des espèces de radeaux qui survivent grâce à l’indulgence de la mer » (Ibid.). Il est convaincu que « c’est la présence constante de la mer qui définit l’île » (Ibid.). Comme il considère qu’on « appartient fatalement au lieu de son enfance » (Alexakis, 1989 : 47), il décide alors de parler de « Tinos plutôt, car [il] ne [va] plus guère à Santorin » (Alexakis, 1999 : 10), île dont il dévoile « les éruptions de son volcan et les secousses sismiques qu’elle subit périodiquement [et qui] lui volent des parcelles de terre, lui ajoutent des îlots, la multiplient et la divisent à l’infini » (Ibid. : 140). Santorin est, d’après lui, « une île perpétuellement réinventée » (Ibid.).
28Cet espace géographique mouvant, donc en constante instabilité, dans lequel Alexakis se déplace sans cesse, interpelle encore une fois la notion de paratopie spatiale, identitaire et créatrice, évoquée par Dominique Maingueneau, « paratopie qui est celle de tous les exils » (Maingueneau, 2004 : 87), celle qui traduit très bien les mots de son auteur, c’est-à-dire « où que je sois je ne suis jamais à ma place » (Ibid.). Cette paratopie peut donc prendre
le visage de celui qui n’est pas à sa place là où il est, de celui qui va de place en place sans vouloir se fixer, de celui qui ne trouve pas de place, la paratopie écarte d’un groupe (paratopie d’identité), d’un lieu (paratopie spatiale) ou d’un moment (paratopie temporelle). (Maingueneau, 2004 : 85)
29L’auteur « qui a perdu son lieu […] doit par le déploiement de son œuvre en définir un nouveau » (Ibid. : 103). À juste titre, « l’écrivain doit [alors] construire le territoire de son œuvre à travers cette faille » (Ibid. : 103) afin « de résoudre et de préserver une exclusion qui était le contenu et le moteur de la création » (Ibid. : 85). De ce fait, « il est voué à nourrir son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance » (Ibid. : 52). Cette impossibilité de se fixer dans un lieu est pour les écrivains, comme Alexakis, une source fertile de la création littéraire.
30Réalité que nous pouvons observer, encore une fois, lorsque le narrateur prend en main son projet d’écriture. Cependant, il s’aperçoit qu’il « n’a pas de sujet » (Ibid. : 11) c’est pourquoi il « espère qu’[il] jaillira à travers les lignes, comme un dauphin surgit de la mer » » (Ibid. : 12). Cette prise de conscience du narrateur incite son maître, Eckermann, à lui rappeler « qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais sujets, seulement de bons et de mauvais écrivains » (Ibid. : 11). Il voudrait comprendre ce qui encourage les écrivains à écrire et ce qui conditionne « le style […] plus que l’histoire » (Ibid.). L’écrivain allemand a un « style reconnaissable quel que soit le thème qu’il aborde », lui en revanche n’a « malheureusement […] pas de style » (Ibid.). Ce constat ne le décourage pas et lui « redonne un peu de confiance » (Ibid.) ce qui l’engage à ne « pas renoncer, malgré [s]es doutes » (Ibid.). Il remarque d’ailleurs que son maître Eckermann l’aide à détourner sa pensée démoralisante :
Il y a des écrivains qui vous encouragent à vous exprimer et d’autres qui vous en empêchent. Les seconds cultivent le mot rare, la tournure excentrique. Ils aiment les scènes spectaculaires, les conflits fracassants. Leur discours souffre d’une espèce de narcissisme. Ils monopolisent la parole aux dépens de leurs lecteurs. Eckermann appartient heureusement à la première catégorie. Ses phrases sont courtes et limpides. Il écrit un peu comme on parle. Il vous donne l’illusion que vous pouvez l’imiter facilement. (Ibid. : 35-36).
31Il est indéniable qu’Eckermann participe non seulement à la construction de l’apprenti écrivain, mais « a contribué également de façon décisive à la naissance de cette histoire » (Ibid. : 24) d’amour. En effet, le narrateur avait offert un exemplaire du livre Tramway de l’écrivain allemand à Marguerite qu’il avait connue « à Kifissia dans un fast-food [de] la banlieue d’Athènes » (Ibid. : 20) lorsque Nicolas, l’un de ses enfants, par maladresse avait renversé sur son pantalon une bouteille de ketchup. « [Comme] elle tenait […] à régler la facture de la blanchisserie, [e]lle a écrit son numéro […] sur une feuille [qui allait] élimin[er] rapidement les bouts de papier semblables que [le narrateur avait] accumulés aux cours des dix dernières années » (Ibid. : 22). Lui qui croyait ne pas avoir « besoin du refuge qu’offre une liaison permanente […] qui préf[érait] se sentir libre » (Ibid. : 22) tombe aussitôt amoureux. Il est alors « fasciné par l’idée que les romans ont une influence sur la vie [vu] qu’ils peuvent constituer le point de départ d’histoires véritables qui à leur tour deviendront des livres » (Ibid. : 24). Il imagine même « qu’il y a une sorte d’échange entre la littérature et la vie, et que chacune rend à l’autre ce qu’elle lui doit » (Ibid.).
32Cette relation, pleine de digressions et d’imprévus, « s’est épanouie très vite » (Ibid. : 45), d’une part, « parce qu’elle était entourée d’obstacles » (Ibid.), d’autre part parce que les deux amants « aboliss[aient] une à une les règles de la morale établie » (Ibid. : 39). Tout en traversant des instants rares de bonheur et de frustrations, d’enchantement et d’insouciance, ils savaient que cette « liaison durait parce qu’elle n’avait en fait jamais commencé » (Ibid. : 15), elle « n’a[vait] jamais eu lieu » (Ibid. :157). En outre, ils avaient « eu […] tort de croire qu’[ils] pouv[aient] héberger un grand amour sans changer de vie » (Ibid. : 45) ce que le narrateur précise lorsqu’il affirme qu’il ne s’« imagin[ait] [pas] dans un espace où [il] ne serai[t] jamais seul » (Ibid. : 44).
33Espaces qui se multiplient tout au long du récit et montrent combien la mobilité du narrateur est changeante, s’encadrant, de la sorte, dans le concept de paratopie spatiale, vu « qu’elle pren[d] le visage de celui […] qui va de place en place sans vouloir se fixer, de celui qui ne trouve pas de place » (Maingueneau, 2004 : 86). Signalons, à cet égard, les rencontres à Athènes « sur la mezzanine » (Ibid. : 39), chez le narrateur, ou bien dans le restaurant au Berger ou encore ceux du quartier, « au Démocrite, au Quarante-Sept, Chez Philippe » (Ibid. : 33), ou encore sa fuite vers Tinos pour tenter d’oublier les contrariétés sentimentales d’une relation d’adultère en s’enfermant dans l’obscurité d’une maison dénuée d’électricité et surtout pour s’éloigner « des foules de pèlerins » (Ibid. : 130) attirés par le 15 août de Panaghia de la Toute Sainte qui « n’a certainement aucune mansuétude pour les épouses infidèles et leurs amants » (Ibid. : 128). Le signalement, par le narrateur, de deux « professeurs » (Ibid. : 210) qui jetaient des galets sur la plage de Yannaki lorsqu’il déambulait à Tinos, évoque également la dimension de mobilité spatiale, le mouvement, la transformation de l’île que l’écrivain laisse entrevoir en nous faisant part de leur discussion :
- Arrête, a dit la grande. Chaque fois que tu jettes un galet, tu diminues l’île.
- Je la diminue ? a demandé l’autre, incrédule.
- Oui, tu la diminues. Tu lui enlèves quelque chose, par conséquent tu la diminues. Tu la rapetisses, si tu préfères.
- Tu la réduis, voilà ce que tu fais.
- Non ! a dit de façon catégorique la plus petite, qui poursuivait tranquillement son jeu.
- Comment « non » ?
- Je la déplace ! Je porte l’île plus loin. Je la décale, tu as compris ? (Ibid. :209).
34Cette mobilité spatiale, ne l’oublions pas, est également représentée par le voyage qu’il entreprend en Australie, illustrant, une fois de plus, ce va-et vient constant qui caractérise le moteur paratopique.
35Dès lors, nous pouvons affirmer, pour terminer, que tous les lieux, les épisodes énoncés par le narrateur marquent ce mouvement, qui n’est autre que l’agitation d’un va-et-vient constant d’une île à l’autre, un pays à l’autre, un continent à l’autre, enfin, une nécessité intrinsèque d’aller au « Bout-du-Monde » (Ibid. : 283), adresse actuelle de l’écrivain allemand balloté d’un pays à l’autre.
36Son dernier voyage en bateau daté du 21 août dans les Cyclades corrobore ce mouvement incessant du narrateur qui choisit d’approcher l’écrivain allemand qu’il voulait « impressionner […] par la connaissance de son œuvre » (Ibid. : 117) à Andros plutôt qu’à « Athènes ou à Salonique » (Ibid. : 111-112). Cette île qui « ne doit pas sa prospérité au tourisme » (Ibid. : 171) a en réalité « acquis, par la force des choses, un caractère cosmopolite vu qu’elle possède un musée d’art moderne où l’on peut voir des œuvres de Rodin, Chagall, Picasso, Giacometti et Warhol » (Ibid.).
37C’est dans cette ambiance d’art international qu’il rencontre Eckermann. Ce dernier lui révèle que l’amour exprime notre besoin de nous réconcilier avec l’espace (Ibid. : 198) et ajoutera, plus loin, qu’aucun lieu ne nous est vraiment familier (Ibid.).
38La dernière rencontre à Tinos avec l’écrivain allemand, considéré comme un mentor dans cette histoire, marque une étape cruciale dans la compréhension de l’apprentissage du narrateur qui n’est autre que le reflet d’Alexakis qui réfléchit à sa posture d’auteur, à la finalité de l’écriture qui « n’est peut-être pas d’éclaircir mais de multiplier les mystères » (Alexakis, 1997 : 374).
39L’écrivain lui fait réaliser que ses questionnements sur son désir d’écrire et sa réflexion sur l’amour sont en réalité une seule et même interrogation, dont la réponse réside dans l’incertitude, l’instabilité, la mobilité de la vie. D’après lui, « la vie […] n’a rien à nous offrir de plus beau que cette incertitude. Il faut donc la vivre jusqu’au bout » (Ibid. : 255).
40Revenant, dans ce récit, sur les côtes de la mer Égée, donc à l’image nostalgique de son enfance, Alexakis rétablit le contact avec son passé et avec ses racines, jonglant dans ce déplacement continu entre la Grèce et la France tout comme dans Paris-Athènes. Cette instabilité spatiale, qui nourrit sa création, configure la situation paratopique de l’écrivain. L’auteur montre combien sa posture d’auteur cosmopolite l’a conduit à vivre dans « une situation de mélange culturel » (Beck, 2006 : 14), partagé entre deux identités, deux cultures, deux langues, donc une paratopie linguistique, mais également identitaire. Celles-ci ne peuvent être considérées comme une faille, mais comme un atout. Alexakis comprend, finalement, que l’incapacité de s’ancrer dans un seul endroit représente une terre propice à l’éclosion de sa créativité littéraire, constat qui fait écho aux paroles de Maingueneau qui considère que « celui qui a organisé une existence telle qu’il peut y advenir une œuvre, la sienne, [est créateur] » (Maingueneau 2004 : 92).