1Identité : similitude indifférenciée de ce qui se définit comme identique. Identité : sentiment différencié de ce qui revendique une appartenance à des valeurs. On voit comment le mot suppose une chose et son contraire à la fois : ce qui m’identifie me différencie. Mais ce que les autres ont avec moi de commun me réunit à eux par et dans ma communauté. Nous avons donc identité de l’un (je forme une seule et même entité, je suis unique) et, par extension de cette identité restreinte, identité de partage avec ceux qui nous ressemblent, avec lesquels nous sommes en relation d’identification collective. Or il arrive à la notion de partage ce qui se passe avec la notion d’identité : partage est en même temps ce qui sépare et ce qui rassemble au prix d’une répartition dont la condition même est partition. Ces glissements vont jusqu’à l’inversion de ce qu’on entend désormais sous l’adjectif « identitaire ». On sait que cet adjectif a changé radicalement la valeur de ce qu’on appelait naguère encore identité. Celle-ci, d’historiquement positive (exemple de l’identité nègre avec Césaire ou Senghor), est devenue culturellement négative. Identitaire (en mauvaise part) est dorénavant ce qui se prévaut d’une identité nationale hostile aux identités réputées minoritaires (ethniques et sexuelles en particulier). Ce changement de paradigme est en effet redevable à la notion de minorité : s’il est permis d’être fier de son identité c’est parce qu’elle est le fait d’une minorité ; s’il ne l’est pas c’est parce qu’on considère alors qu’il s’agit d’une identité dominante : elle fixe ses normes.
2Deleuze et Guattari professent que les minorités relèvent moins d’un critère quantitatif (ensemble nombré) que qualitatif (ensemble indénombrable de personnes unies dans la même identité), voire axiologique (ensemble de valeurs en devenir). Ainsi « les femmes » constituent-elles une minorité, « le prolétaire » une autre, ou « l’enfant », « l’animal », etc. « Par majorité, nous n’entendons pas une quantité relative plus grande, mais la détermination d’un état ou d’un étalon par rapport auquel les quantités plus grandes aussi bien que les plus petites seront dites minoritaires » (Deleuze, Guattari, 1980 : 356). En réaction mimétique à la réunion de minorités jugées de plus en plus majoritaires (au point de vue quantitatif) et menaçantes (au point de vue qualitatif), le réflexe identitaire a changé de camp. Ce n’est plus celui (basque, occitan, corse ou breton…) qui ralliait les suffrages d’une gauche en mal de révolution ; c’est celui d’une droite réactionnaire en quête de différenciations nées d’identités rivales et de plus en plus inclusives, intersectionnelles ou globalisantes (exemple des minorités LGBTQ plus). En bonne logique, un principe d’identité voudrait que l’énoncé « je suis celui que je suis » soit contradictoire avec l’énoncé « je suis celui que je ne suis pas ». Mais le « sentiment d’identité » (Rosset, 2023 : 7) veut que, pour être moi, je sois différent de ce qui n’est pas moi, sauf à considérer que je ne suis moi qu’en suivant les autres, ou du moins ceux qui, comme moi, possèdent les mêmes caractéristiques extérieures. Entre tautologie pure et simple et contradiction, la notion d’identité semble investie de plus de valeur existentielle ou sociale que de réalité philosophique. Identique (à moi-même) et différent (des autres) : une telle définition de l’identité nous amène à ne penser l’identité que sous les auspices d’une identité redoublée du type alter ego. Comme si l’identité ne pouvait se définir autrement que par une opération de clonage. En miroir. Une identité que je récuse, parce que hégémonique, est pourtant ce par rapport à quoi se définit mon identité dominée.
3Un secteur universitaire investit totalement le champ des identités, je veux parler des Studies. Leur multiplication n’a d’équivalent que la prolifération des minorités : « C’est la formule des multiplicités. Minorité comme figure universelle. Femme, nous avons tous à le devenir, que nous soyons masculins ou féminins. Non-blanc, nous avons tous à le devenir, que nous soyons blancs, jaunes ou noirs. » (Deleuze, Guattari, 1980 : 588) On n'est pas étonné de voir ici se détacher deux Studies. Quoi de plus minoritaire et de plus impliqué dans l’identité que l’île ? Island Studies. Et qui mieux qu’un auteur insulaire a-t-il affaire aux questions coloniales ? Postcolonial Studies. En revanche, on s’étonnera que les colonies n’aient jamais autant fait parler d’elles que depuis qu’elles n’en sont plus (sauf à confondre exprès post- et néo- voire anti-). C’est qu’une inversion préside aux Études post-coloniales. Elle est bien résumée par un tenant des Études insulaires anglo-saxonnes. En prétendant promouvoir une « science des îles » on their own terms (McCall, 1994 : 106), Grant McCall, et certains « nissologues » à sa suite, entend faire échec à la vision qui dominait – d’un exotisme ethnocentré sous les oripeaux d’une altérité d’emprunt. La pétition de principe étant de décontinentaliser sinon de décoloniser l’île, on ne voit plus seulement les îles on their own terms, on les considère encore on their only terms, en d’autres termes uniquement comme identités qui font entités. C’est à cette approche univoque autocentrée qu’Édouard Glissant, dans la postérité de Deleuze et Guattari (pour qui les minorités sont en devenir et n’en sont plus dès qu’elles deviennent « identitaires »), objecte en trois temps, par ce que d’abord il appelle une poétique du Divers et de la Relation, par ce qu’il appelle ensuite une pensée du Tout-monde, et par ce qu’il résume en ayant recours à la figure de l’archipel afin de célébrer des identités multiples.
- 1 Brouillon de lettre au Mercure de France inclus dans un cahier non daté du carton n° 2 des Archives (...)
4Avant Glissant, c’est un écrivain néo-calédonien, Jean Mariotti, qui met de préférence en scène une insularité de l’entre-deux fondée sur les jeux d’une identité multiple en devenir impossible à réaliser, qui retourne à l’altérité qui la constitue, tout en la renversant. Dont voici l’argument : « Je me proposais […] de montrer – ce qui n’a jamais été tenté – par quel processus l’enfant colonial est invinciblement amené à venir un jour cracher ses poumons sur les trottoirs de Paris. Comment, dès son plus jeune âge, on le fait vivre dans l’irréel et quel voyage à bord de l’Incertaine entreprend son cerveau… »1 L’Incertaine est le nom d’une épave de bateau qui donne son titre au récit de l’auteur, À bord de l’Incertaine (1943). Dans son avant-propos, Mariotti revient de façon plus détaillée sur les intentions de son livre :
Il a pour sujet le déséquilibre étrange produit dans l’esprit des enfants nés aux Antipodes, et qui, tant à l’école que chez leurs parents – venus d’Europe – reçoivent, pour les aider au premier déchiffrage du monde, exactement les mêmes dogmatiques axiomes que les marmots de Belleville. Pour les enfants, confiants en la sagesse et la science absolues des grands, est réel seulement ce qui est écrit. Ce qui les entoure devient imaginaire. (Mariotti, 1996 : 24)
5À ce procès de l’exotisme, on n’est ni devant ce qui serait une île on its own terms, ni face à ce qui serait au contraire une île en termes autres, mais en présence d’identités contradictoires et fragmentées que leur écart ouvre à leur distance intérieure et que leur juxtaposition rend semblables à ce que chacune est dans l’autre.
6Au-delà des identités d’affrontement, le parallèle entre Édouard Glissant et Jean Mariotti permet de considérer les interfaces et les interactions, d’envisager l’identité comme un tourniquet par où tout côté vient à l’autre et devient nôtre et revient d’une certaine manière au même. On partira d’une identité commune aux deux écrivains : leur créolité. De là, sera montré comment Mariotti s’arrête en deçà de ce que Glissant, lui, préfère appeler créolisation pour indiquer l’indifférenciation voulue par un métissage intégral. À l’insularité du premier répondrait donc une archipélité du second comme à l’isolement s’opposerait la connectivité généralisée, la clôture à l’ouverture, ou la racine au rhizome. Or, tout n’est pas si simple. À la façon dont le font Deleuze et Guattari pour distinguer les minorités comme états (caractérisées par une identité commune) et les minorités en devenir (caractérisées par un devenir-autre), on distinguera l’identité (comme état) de l’identification (comme processus par lequel on reconnaît deux choses identiques entre elles et comme processus par lequel on se constitue sur le modèle de l’autre, on veut devenir identique à l’autre). À ce titre, il se pourrait que l’identité dont voudrait apparemment se débarrasser Glissant lui joue des tours, et que l’identification que cherche à réaliser l’enfant du roman de Mariotti l’en libère, au contraire.
7Avant que le mot créolisation (comme processus en mouvement) ne lui vole la vedette, la créolité (comme état résultant de ce mouvement) nous ferait presque oublier ce que signifiait le mot créole en situation coloniale. À l’origine, un créole est un Blanc né dans une colonie de la zone intertropicale. Il n’est pas encore ce chantre de la créolité magnifiée par les auteurs de Lettres créoles et d’Éloge de la créolité pour, sinon dépasser, du moins prolonger la Négritude (Chamoiseau, Confiant : 1999). Avant que le mot ne se réfère à tout individu né dans les colonies, le créole est donc un colon blanc. C’est ce qui justifie de désigner Mariotti comme un créole (Launay : 1983), à condition de préciser que la créolité de ce dernier n’a pas la même acception que celle associée par exemple aux Antilles, en Guyane ou dans l’océan Indien. La langue issue du contact entre populations mélanésiennes et populations d’origine européenne ou plus généralement non autochtone est tout au plus un français régional. À part un pidgin exclusivement parlé par les Ni-Vanuatu – le bichelamar – elle n’a pas donné naissance à l’hybridité qui définit le parler créole. On dira que la société métissée calédonienne est pluriethnique. On ne parlera pas pour autant d’identité multiculturelle, ou l’on n’en parlera qu’avec prudence. À cela s’ajoute une différence historique importante en comparaison des autres insularités coloniales : aucune économie de plantation n’a sévi sur grande échelle en Nouvelle-Calédonie, qui fut une colonie de peuplement pour partie nourrie par des condamnés du bagne aux travaux forcés. Cette origine pénale, en plus des spoliations foncières occasionnées par la concession de terres aux libérés du bagne, empêche une identité victimaire de se constituer comme elle l’a fait dans les îles où toute une mémoire entretient le passé d’esclavage, à rebours de ce qui se passe en Nouvelle-Calédonie, « pays du non-dit » (Barbançon, 1992).
8Mariotti naît en 1901 à Farino, petite localité calédonienne alors ouverte à la colonisation. Fils d’un libéré d’origine corse, il n’évoque le bagne, dans son roman Remords (1931) et dans une des nouvelles du recueil Le Dernier Voyage du Thétys (1947), que pour y dénoncer l’inadaptation de l’ancien bagnard à son pays d’adoption forcée, qui ne représente à ses yeux que le négatif de son pays natal. La concession mal entretenue du libéré contraste avec la station florissante du colon libre (Fougère, 2004 : 152-153). Aux parias déracinés du bagne inaptes à faire souche et condamnés par un atavisme erratique au vagabondage et à la récidive s’oppose ainsi l’enracinement de pionniers fondus dans le paysage et donc ainsi naturalisés. Tout pourrait s’arrêter sur une affaire entendue d’identité coloniale en bonne et due forme. Il n’en est rien, car À bord de l’Incertaine applique en apparence à la lettre le programme initial énoncé par un des alias de Glissant dans son foisonnant récit du Tout-monde.
LE LIEU. – Il est incontournable. Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Concevez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez faire au voyage. Ou plutôt, partez de l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Circulez par l’imaginaire, autant que par les moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parole. – Alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables. (Glissant, 1995 : 31)
9Le Lieu, dans le roman de Mariotti, c’est, pour commencer, le tracé de route issu d’un projet colonial inachevé, « blessure jaune », « écharpe sanglante » (Mariotti, 1996 : 27), et qui vient mourir en piste étroite au milieu d’un nulle part où la brousse est seule à régner de concert avec « une école réglant son pas sur les écoles de France. […] domaine clair, logique, aisé […], d’un monde inconnu. » (Mariotti, 1996 : 29) Le Lieu c’est aussi, tout de suite après ce tableau de puissance et d’abandon, « l’aube du monde » (ibid.) d’une vallée kanak où s’étagent en gradins les sillons d’irrigation des plantations de taros. Le lieu nous apparaît d’emblée multiple et contradictoire. Il y a celui de la suprématie coloniale incarnée dans l’école et sapée par son impuissance à coloniser la nature. Il y a celui, connoté positivement, de la réalité terrienne indigène. Aussi, comment pourrait-on « croire » à l’« unicité » du lieu ? Comment croire à la simple identité d’un enfant que sa nourrice et mère kanak adoptive appelle Ch’an’Kolo par déformation de son prénom Jean-Claude, et qui lui-même affuble de noms français les Kanak Api, Yuya, Manembrou rebaptisés Bouton, République et La Guerre ?
10Autant le Lieu s’impose, « incontournable », « irréductible », autant la majorité de ceux qui s’y rencontrent y sont déplacés. Les proscrits de la tribu de Nemdine ont perdu le Lieu depuis que les Blancs les ont obligés de se réfugier dans la tribu de Marama. Les Blancs ne sont pas plus à leur place en la personne du fils Bertrand, natif de la colonie mais déphasé par ses allers-retours entre île et Métropole au point de ne plus savoir exactement quel est son pays de référence. Ou de ce Monsieur Vancarron, silhouette à barbiche et lorgnons surmontée d’un casque colonial et flanquée d’un parapluie, dont l’érudition s’émerveille en présence d’une plante endémique et rare en fustigeant la paresse ou le complexe de supériorité qui consiste à nommer tout ce qu’il y a de nouveau selon son analogie possible avec l’Europe. Une ambition l’animait à son arrivée : « transformer le pays sauvage en éden civilisé » (Mariotti, 1996 : 124). Mais les années passent et le voilà qui devient de plus en plus sauvage (il se cache aussitôt qu’il entend le pas d’un homme), et de plus en plus avare de paroles, « ce trompe-la-faim si indispensable aux civilisés » (ibid.). Le même Vancarron qui, devant un « arbre égaré » que sa transplantation ne permet pas d’acclimater, se trouble à la vue d’une ancienne survivance où perce une « lueur d’exil » (Mariotti, 1996 : 126).
11Un décalage omniprésent fait obstacle à tout ce qui n’est pas régi par une opposition binaire entre l’institutrice (elle est le Savoir) et son époux gendarme (il est la Loi), d’une part, et l’archétype du cow-boy austral incarné par deux cavaliers qui font corps avec eux-mêmes et la colonie, d’autre part. Entre ces deux pôles extrêmes (celui, calédonien, que les sensations donnent immédiatement comme étant le seul authentique et celui, métropolitain, qu’un dogmatique enseignement présente aux enfants médusés de la colonie comme étant le seul « vé-ri-table » [Mariotti, 1996 : 85]), on navigue au gré d’analogies qui tentent en vain de recoller les moitiés comme autant de symboles où tout accord est écart, où tout ce qui fait trace est aussi ce qui fait perte : un phonographe acheté lors d’une vente aux enchères ne produit que des sons inaudibles, un amandier fou ne fleurit qu’à contretemps des « vraies saisons »… Si le Chinois Tam et l’Hindou Pavadé n’en finissent plus de créoliser de « nouveaux assemblages » (Mariotti, 1996 : 210), ou botaniques ou culinaires, ils le font en quête d’une « arbitraire unité » (Mariotti, 1996 : 119). La quête, en réponse à la perte, est ce qui donne au roman de Mariotti son faux air initiatique : poursuite du Taureau bleu par le conducteur de bétail, Darne, de la Maman pour de l’Or par les Kanak… Aucune de ces quêtes n’est aboutie. Toutes approfondissent au contraire une distance à leur objet. La distance est bien ce qui mesure un état d’aliénation partagé, de dérive où chacun devient ce qu’il est dans l’autre : absent. Kanak exilés de leur passé, colons séparés de la mère patrie. Rien n’adhère en bloc à ce que serait une identité. C’est dans l’identification qu’on cherchera l’alternative à cette inaccessible identité.
12Par identification, nous désignons ce qui conduit à considérer qu’une chose est identique à l’autre. Il s’agit là d’une identité qualitative à deux termes ou plus. On a, dans le roman de Mariotti, de nombreuses illustrations de cette identité multiple. Elles ont pour intérêt de dépasser la contradiction des réalités rivales et polarisées de la colonie. Le vieux phonographe, objet non seulement de rebut mais aussi de dépaysement, devient à cet égard exotique au second degré. Mais à cet exotisme inversé (la Nouvelle-Calédonie se trouve aux Antipodes) il faut ajouter l’effet d’association produit par l’identification de la voix chevrotante du phonographe à Baba-Yaga, sorcière de contes russes figurant sur la couverture d’un cahier d’écolier de Jean-Claude et dont le portrait, par une autre analogie, lui fait aussitôt parler de sa chèvre Pollux.
L’image imprécise et flottante de la chèvre ne se mêlait jamais à celle de la vieille sorcière, en « surimpression », suivant le langage des gens du cinéma. Mais il savait que la vieille petite bonne femme aux traits décharnés, au nez recourbé, au menton en galoche et aux cheveux raides était aussi Pollux, comme Pollux était la vieille petite bonne femme, tout à la fois rouleau de cire brune, pavillon courbe dressé sur une grêle ossature et chèvre jaune déchaînée. (Mariotti, 1996 : 117)
13Les boîtes en carton contenant l’enregistrement des différents titres ont été mélangées par accident, si bien que réintégrer les morceaux de musique à leur étiquette identificatrice est plus qu’aléatoire. Or c’est d’une autre identification qu’il s’agit dans l’esprit des deux enfants du roman, dont Mariotti définit le mécanisme en parlant (dans un tout autre contexte il est vrai) d’« images virtuelles déséquilibrées » (Mariotti, 1996 : 71). C’est une identification qui fait appel à tout l’imaginaire exigé par Édouard Glissant quand il enjoint, comme on l’a vu, de « circule[r] dans l’imaginaire ».
14Obligés d’évoluer dans l’irréel et dans le faux par le renvoi continuel au pays français de référence « interdit » (Mariotti, 1996 : 207), les enfants développent un processus identificateur où l’imagination donne à rêver la réalité. C’est la raison d’une construction romanesque en fondu enchaîné rappelant la rotation des spires du rouleau miroitant de phonographe, ou plutôt son effet de kaléidoscope incantatoire : les différents tableaux d’une journée de petit centre de colonisation calédonien tournent en alternance avec ceux du rêve impulsé par l’épave de l’Incertaine dans une indifférenciation croissante, au point qu’on ne peut plus distinguer la solution de continuité de l’imaginaire et de la réalité fragmentée qui s’y projette en « ravissement d’hypnose » (Mariotti, 1996 : 201). Incertaine est bien le mot qui convient pour nommer l’épave et modaliser le réel onirique imaginé par les enfants. Suspendue sur un des récifs encerclant l’île à l’horizon, l’Incertaine est à la fois d’Ailleurs et d’Ici, dans des confins dont toute limite aurait disparu. La prophétie glissantienne est réalisée : « tu en viendras à ceci […] : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables. » Elle « ne parcourait plus l’espace, mais le temps » (Mariotti, 1996 : 217), nous fait savoir aussi Mariotti parlant de l’Incertaine. Aux enfants, le rêve anticipé d’un départ éternel à bord du navire. Aux adultes, le souvenir à jamais consommé d’un passé révolu. Cette distribution nous est bien rendue par le chassé-croisé qu’on observe entre Camille et Bertrand fils. Il n’atteint la jeune fille que parce qu’elle voit en lui l’image idéalisée d’un Ailleurs auquel elle s’identifie par le rêve. Elle n’atteint Bertrand que parce qu’il voit en elle une promesse de réintégrer le domaine en friche auquel il s’identifie lui-même après quinze années d’absence en France. Ils sont des mirages aux yeux l’un de l’autre, à ceci près que, pour le fils de Bertrand, la familière étrangeté du Lieu retrouvé l’en exile et que c’est dans sa mémoire qu’il doit apprendre à le reconquérir. En le perdant. Le vrai domaine est le domaine propre du souvenir. « Ailleurs, il serait l’étranger qui songe à un refuge bien à soi, où il peut revenir s’il le veut. Tandis qu’ici, il se sentait refuser le droit d’asile. » (Mariotti, 1996 : 242)
15Au-delà du Lieu (« centre irréductible » pour le fils de Bertrand, « bordures incalculables » pour Camille), Édouard Glissant, dans Traité du Tout-monde, évoque ce qu’il appelle un « lieu commun », qu’il définit comme étant ce qui « permet de composer avec les contraires et incite à les concilier » (Glissant, 1997 : 172). Le lieu commun selon Glissant n’est pas, si nous le comprenons bien, cet invariant, cet universel où les identités se dissiperaient par le haut, mais un creuset qui, sans les diluer, les activerait plutôt par emmêlement (mot que l’auteur affectionne entre tous). Il y a des « lieux communs » dans le roman de Mariotti, la sympathie d’un mélange analogue à celui recherché dans les concoctions du domestique hindou Pavadé. Ce n’est pas dit dans le roman, mais cet Hindou fait historiquement partie des Malabars arrivés de l’île Bourbon (La Réunion) dans le contexte d’un essai de plantation de canne à sucre en Nouvelle-Calédonie. Sa créolité déjà constituée le prédestine aux croisements culinaires de la même façon qu’elle le fait s’exprimer dans ce qui ressemble à du créole. Un lieu commun du roman serait la pomme importée d’Europe : il ne vient pas d’autre « pomme », en Nouvelle-Calédonie, que la « pomme-rose », la « pomme canaque » et la « pomme-liane », dont Mariotti ne prend tant de plaisir ironique à parsemer son roman que parce qu’elles n’en sont pas de « vé-ri-tables ». Or il n’y a pas contradiction. La pomme est un lieu commun parce que y sont réunis le rêve et la réalité, l’Ailleurs et l’Ici. La pomme est un fruit de l’arbre de la connaissance :
[…] en mangeant le fruit rare et merveilleux, doux et fragile comme une chose civilisée dont il avait l’aspect, [les enfants] formaient, avec son parfum étrange et la lisse couleur de sa peau, les bases d’un pays enchanté où ils se mouvaient à l’aise parmi des images familières, comme déjà vues. […] Leurs pommes ne leur paraissaient point amères, en tant que symboles du pays interdit. Ils les mangeaient en toute candeur. Par l’imagination, ils savouraient les beautés parfaites qu’on leur proposait et vivaient à l’aise parmi ce qu’on leur disait être irréel et faux. Ils s’y sentaient bien au chaud, et encore mieux pour imaginer la neige, le bon feu qui réchauffe par un soir d’hiver, et voir l’Incertaine se découper en sombre sur les récifs. (Mariotti, 1996 : 207)
16Le réverbère apporté d’une vente aux enchères est un autre lieu commun. L’inanité qui le condamne au rebut n’en fait pas moins l’objet d’un recyclage où sa métamorphose en cage à lapin le remotive en le détournant mais en l’incorporant. Le Grand Squelette exposé dans le domaine abandonné du colon Bertrand remplit aussi la fonction de lieu commun. Ce squelette est celui consulté par le sorcier Biha pour interpréter ce que les génies kanak ont bien voulu lui communiquer mais c’est aussi celui visité par Camille et Jean-Claude en dévotion, traçant « de naïves figures avec des cailloux choisis » (Mariotti, 1996 : 162) de manière à ce que les descendants puissent identifier le Lieu de leur mort : ancêtre kanak ou Bertrand le père ici confondus. De tous les lieux communs du roman, Camille est le plus distingué : la jeune fille attire en même temps Darne et le jeune bouvier Marcellin (représentants de l’identité broussarde émergente auxquels s’identifie Jean-Claude), le fils de Bertrand (représentant de l’impossible et double identité franco-calédonienne à laquelle, un temps, s’identifie Camille), Téhin (chef kanak obligé de renoncer d’abord à Camille – elle est « inaccessible » [Mariotti, 1996 : 43] –, ensuite à l’identité de son peuple). Elle ne veut d’aucun.
17Beaucoup de choses (à commencer par l’Incertaine), échouent dans le roman de Mariotti. Mais les épaves ont toutes une seconde vie qui fait voyager (« Laissez faire au voyage », écrit Glissant), dans une errance immobile. Errance, autre idée chère à Glissant.
L’errance, c’est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer, d’abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes – moi le tout premier – ou nos déclamations, et de dériver enfin. Dériver à quoi ? À la fixité du mouvement du Tout-monde. À ces marelles, tragiques, endiablées, sages ou bienheureuses, à quoi nous jouons et dont les horizons ne forment pas les lignes. L’errance nous donne de nous amarrer à cette dérive qui n’égare pas. La pensée de l’errance défourne l’imaginaire, nous projette loin de cette grotte en prison où nous étions tassés, qui est la cale ou la caye de la soi-disant puissante unicité. Nous sommes plus grands, de toutes les variances du monde ! De son absurdité, où j’imagine pourtant. Alors, portant les yeux partout alentour, nous ne constatons que désastre. L’impossible, le déni. Mais cette mer qui explose, la Caraïbe, et toutes les îles du monde, sont créoles, imprévisibles. Et tous les continents, dont les côtes sont incalculables. Quel est ce voyage, qui serre sa fin en lui-même ? Qui bute dans une fin ? L’étant ni l’errance n’ont de terme, le changement est leur permanence, ho ! – Ils continuent. (Glissant, 1997 : 63-64)
18Chez Glissant, la raison d’un passage aussi surprenant du Lieu à l’errance a, semble-t-il, une explication dans un souci d’enracinement très particulier. Car il y a racine et racine. Il y a la racine unique (elle « se referme, s’empiète, nous sommes aveugles à nous-mêmes et au monde » [Glissant 1997 : 184]) ; il y a la racine multiple, ou « rhizome » (vient-elle à manquer, « nous voici projetés dans un espace infertile » [ibid.]). Encore faut-il accepter que la terre soit dans un état béni de chaos : Glissant parle de « Chaos-monde » en signifiant plus ou moins par là ce que Deleuze et Guattari nommaient déjà le « chaosmos » (Deleuze, Guattari, 1980 : 12) : « J’appelle Chaos-monde le choc actuel de tant de cultures qui s’embrasent, se repoussent, disparaissent, subsistent pourtant, s’endorment ou se transforment » (Glissant, 1997 : 22). De là, ce que Glissant veut être une « pensée d’archipel » antisystème : « Nous nous apercevons de ce qu’il y avait de continental […] et qui pesait sur nous, dans les somptueuses pensées de système qui jusqu’à ce jour ont régi l’Histoire des humanités, et qui ne sont plus adéquates à nos éclatements » (Glissant, 1997 : 31). Il y aurait deux identités. La mauvaise, intitulée « proclamatoire », est une « réclame d’identité » qui s’exténue dans sa « profération » (Glissant, 1997 : 32). La bonne, dite « opératoire » : « recherche, errante et souvent inquiète, des conjonctions de formes et de structures grâce à quoi une idée du monde, émise dans son lieu, rencontre ou non d’autres idées du monde. » (ibid.) Une série de questions se posent.
19Un premier point touche aux accointances entre Tout-monde et mondialisation, domaine du « non-lieu », règne de la « dilution standardisée » (Glissant, 1997 : 192), mais aussi des « exploitations des faibles par les puissants » (Glissant, 1997 : 176). L’embarras vient en effet de ce que ces mêmes « puissances d’oppression » (multinationales à ne pas confondre avec multiculturalisme) « ont intérêt à réaliser leur totalité-terre […]. “Ouvrez-vous ! Ne vous renfermez pas dans votre identité.” […] La nécessaire opposition […] peut engendrer parfois un enfermement et, par une ironie terrible, ratifier la menace implicite décrétée par le capitaliste. » (Glissant, 1997 : 206. Souligné dans le texte) Ce point touche à la colonisation, phénomène de capitalisme et de mondialisation s’il en fut. Responsable de la créolisation, la colonisation doit être en même temps tenue pour coupable d’extermination (des Amérindiens), de déportation (des Africains), de ségrégation (des gens de couleur).
Est-ce qu’un Noir américain sans domicile fixe et qui s’encasemate de cartons sur un trottoir glacé de New York pourrait accepter l’idée de créolisation ? Il sait que sa race et la singularité de sa race pour l’Autre entrent pour une grande part dans la désignation de son état. Est-ce que les sociétés amérindiennes menacées de disparition auraient pu se défendre au nom de la créolisation, alors que le mécanisme même qui a contribué, du moins en premier lieu, à les déculturer semblait se confondre avec elle ? (Glissant, 1997 : 38)
20Comment faire, en un mot, pour que l’indifférenciation ne tourne pas à l’uniformisation des identités qui font la Diversité ? La frontière est si mince qu’on a parfois l’impression que la poétique y cède à la politique, un peu comme si l’identité devait être opprimée pour avoir le droit d’exister. Comment faire que le multiculturalisme, ultime étape avant créolisation, ne soit pas un communautarisme ?
[…] opprimeurs [sic] et opprimés eurent besoin de se référer à l’ethnie comme unicité ou valeur, et il est peut-être plus convaincant ou opératoire que ces unicités ethniques se soient maintenues : de telle sorte que l’histoire débouche là, du moins jusqu’à présent, sur cette apparente contradiction, d’une société multiethnique en proie à l’isolement interethnique (Glissant, 1997 : 39),
écrit Glissant sur les États-Unis.
L’enjeu est pourtant là. Les contradictions des Amériques, les convulsions du Tout-monde sont pour nous indémêlables tant que nous n’aurons pas résolu dans nos imaginaires la querelle de l’atavique et du composite, de l’identité racine unique et de l’identité relation. (Glissant, 1997 : 38)
21S’il est vrai que l’imaginaire suffise à démêler les crises issues de l’indifférenciation (dont René Girard (1982) nous apprend qu’elles conduisent hélas à l’exclusion de victimes expiatoires), qu’en est-il de ceux de Mariotti et de Glissant respectivement l’un à l’autre ?
- 2 Ici, le parallèle avec Albert Camus s’impose.
22La construction de son Lieu, Glissant va la chercher dans l’histoire de la déportation des esclaves. Le bateau, chez lui, c’est la cale où sont entassés des corps auxquels est refusée toute identité. Cette butée fait de Glissant le modèle accompli de l’idéologie post-coloniale. En lui, toute une mémoire est non seulement capitalisée mais aussi cristallisée. Mariotti n’est pas en reste de trauma colonial. Or, on l’a vu, la transportation pénale est une origine impossible à revendiquer par des colons néo-calédoniens qui n’ont rien de plus pressé que de la taire et de l’oublier. Dans le roman de Mariotti, le bagne est un angle mort. Il échappe à l’identité victimisante, à la sublimation minoritariste, à la mortification mémorielle. Il est tout au plus une expiation. Mais rien n’oblige un fils de bagnard à se sentir coupable et malheureux du passé d’un père et des fondements d’une colonie. Si dans le roman très autobiographique qu’est À bord de l’Incertaine on ne sait justement presque rien du M. Savinien père de Jean-Claude et de Camille, ombre sans passé, par contre, on est mieux renseigné sur l’oncle Tiburce auquel est associé l’imaginaire diluvien d’un recommencement des origines (il habite une maison sur pilotis lacustre) : « Lors des inondations, l’eau montait jusqu’au plancher. La maison tout entière se trouvait isolée comme une île, au milieu des tourbillons d’une eau limoneuse qui entraînait des arbres arrachés, des toits effondrés et des bœufs mugissants. » (Mariotti, 1996 : 148) Comme si le silence et la distance autour d’une identité marquée par un déni d’origine et d’authenticité devait aboutir à la Nouvelle Alliance d’une arche émergeant au sommet d’un autre Ararat, en l’occurrence une île isolée du monde, et, plus encore, une île dans l’île, ayant échappé à quelque châtiment divin. Comme s’il s’agissait pour l’enfant, tel un autre Noé, d’engendrer sa propre origine en devenant, tous père et mère patrie manquants, le « premier homme », héritier sans testament d’une terre première2.
23À bord de l’Incertaine est donc un roman dont toute la problématique est pleinement coloniale. Il ne contient en germe une thématique post-coloniale que parce qu’il se présente avant tout comme un récit moins pionnier que premier, raison pour laquelle il est important que ses deux personnages principaux soient des enfants, correspondent à la minorité défendue par Deleuze au même titre que les nombreux animaux du roman. Mais ce n’est pas un roman colonial. C’est un roman sur la colonisation d’un genre particulier (c’est d’ailleurs à peine un roman), dont tout l’enjeu consiste à lier des rapports autant qu’à dénouer des liens. Lier : telle est la fonction des zones de contact (ou « lieux communs ») dont le rapprochement fait circuler le Divers et l’amène à former des unités composites. Dénouer : telle est la démystification poursuivie chaque fois que Madame Boubignan prononce « Allons mes enfants » pour empêcher ceux-ci de courir en liberté quand sonne la fin des cours ou qu’elle va répétant « cessez de regarder au-dehors », autrement dit chaque fois qu’une césure a pour prétention de faire échec à la continuité de l’« ici-là » (Glissant, 1997 : 234). Car il n’y a pas de contradiction nécessaire entre l’Ailleurs et l’Ici, pas plus qu’il n’y en a de l’ennui (suscité par les discours de l’institutrice) et de l’évasion dont l’ennui même est un déclencheur. « Ils ne se posaient pas la question du réel. Le réel n’était rien auprès de la féérie merveilleuse de la vie de leur jeunesse ; cette féérie qui […] pouvait osciller entre deux mondes et leur prêter à tous deux le droit d’être. » (Mariotti, 1996 : 206) Une grande fluidité fait découler les métamorphoses oniriques du roman les unes des autres, et celles-ci de la réalité même.
24Une autre différence est la question du métissage appelé de ses vœux par Édouard Glissant mais, dans le roman de Mariotti, demeuré virtuel, hors-champ. La Rouquine est une poule qui ne fait tant l’admiration de Jean-Claude que parce qu’elle est unique en son genre, issue d’un croisement rare et précieux mais indéterminable avec un oiseau sauvage de la brousse calédonienne, « mélange hallucinant de lignes réelles et imaginaires » (Mariotti, 1996 : 92) – une chimère évoquant l’hippocampe au sujet duquel il est dit que son allure étrange, angoissante, fait l’effet d’appartenir à un « enfant bicéphale » (Mariotti, 1996 : 64). Et telle est bien la représentation qu’on a de l’hybridité, sorte de monstruosité qui n’est pas sans rapport avec la situation de l’enfant des colonies par sa double appartenance aux mondes sauvage et civilisé. Quand ce n’est pas le cas, le métissage en partage aux enfants du colon broussard « encanaqué » Birème (on notera le Bi- de la première syllabe du nom) relève de la bâtardise : ils sont tous de mères différentes inconnues. C’est que l’identité (mais Mariotti n’emploie jamais ce vocable, à ma connaissance) est une donnée. Ce n’est ni le problème éventuel ni surtout la valeur auxquels Glissant se réfère quand il préconise d’ouvrir au monde le champ de cette identité (Glissant, 1997 : 68). Si l’imaginaire identitaire était un problème ayant à voir avec une question de métissage aux yeux de Mariotti, ce serait en vertu de sa dualité. « Songe que je suis un produit hybride : le fils d’un colon, un broussard, un sauvage qui a reçu l’éducation d’un civilisé », confie Jacques à Sylvain (cité par Sonia Faessel, 1998 : 11) dans le premier roman publié de Mariotti, Tout est peut-être inutile (1929).
25C’est un autre élément de divergence. L’identité plurielle et métissée du Tout-monde est inclusive : « La “partie exclusive” que serait notre lieu, nous ne saurions en exprimer l’exclusivité si nous la tournons en exclusion. Nous concevrions alors une totalité qui réellement toucherait au totalitaire. Mais, au lieu de cela, nous établissons Relation. » (Glissant, 1997 : 120) Chez Mariotti, tout ce qui n’est pas intégré dans l’imaginaire enfantin (seulement dans cet imaginaire enfantin : le cas des adultes est différent mais reste au second plan) se joue sur un niveau d’exclusion rigoureuse. Et c’est de cette exclusion que dépend l’inclusion réalisée par l’imaginaire enfantin. C’est parce que Madame Boubignan leur explique que leur pays n’est pas le vrai pays que les enfants se représentent un Lieu bigarré que démultiplie son réel irréel. Entre les manuels scolaires qui leur parlent d’une réalité qui n’est pas la leur (mais le devient par attraction de l’Ailleurs) et les pierres gravées kanak observées dans leur environnement propre, il y a la même étrangeté du signe écrit dont l’incompréhension donne à rêver. C’est pourquoi la non-normativité, la non-universalité, la non-hiérarchisation mais encore et surtout l’oralité réclamées par Glissant pour conjurer l’uniformisation du grand emmêlement du Tout-monde et grand emmêmement du Divers n’aurait aucun sens pour Mariotti, chez qui la norme est nécessaire à l’imposition de limites au sein desquelles on peut imaginer des confins, fixer la hiérarchie nécessaire aux modèles auxquels on peut s’identifier dans un processus en devenir.
*
- 3 Par « autreté », Laurent Dubreuil traduit le terme anglais d’otherness utilisé par Homi Bhabha pour (...)
- 4 « Parler de la Nouvelle-Calédonie, c’est parler de toute la tentative de l’homme parti à sa propre (...)
26On comprend comment, loin de postuler l’identité comme une distinction (quitte à la dépasser, comme essaie de le faire Édouard Glissant, vers une dispersion d’identités multiples équivalentes), Mariotti s’en dégage à trois niveaux. D’abord en pratiquant sur la notion d’identité ce que Glissant fait sur la notion de créolité. De même que ce dernier préfère en effet parler de créolisation, de même Mariotti préfère opérer sur l’identification : rapprochement de plusieurs identités conçues comme identités en devenir, où ce n’est pas la Relation qui a le dernier mot mais l’entre-deux, l’ouverture assez vertigineuse à ce qu’il y a d’« autreté »3 dans l’avenir de toute identité, dans toute identité du devenir-autre. D’où le second niveau : l’identification sera le fait d’un imaginaire ou ne sera pas. Celui-ci reposera non seulement sur le Lieu (point d’ancrage que le titre d’un roman de Mariotti qualifie positivement de « séjour paisible » [Mariotti, 2003]), mais aussi sur un déplacement ramifié : dans l’espace (errance immobile et métamorphoses oniriques en série d’objets dont les identités changent et dont les qualités s’échangent), et dans le temps (mémoire historique de la perte qui fait trace ou remembrance anticipée d’un temps premier fondant sa propre origine en avant). Cet espace-temps qui ne peut se dissocier d’une insularité « multiple et diverse » (Mariotti, 1953 : 104) et qu’il s’agit d’« intégrer […] au reste du monde » (Mariotti, 1953 : 17) a pourtant peu de choses à voir avec l’archipélité glissantienne exprimant le Divers et la Relation. Figure géographique de minorité, l’île est à cette autre minorité que sont les enfants ce que l’homme est à sa propre connaissance4. Une écriture généalogique remonte ainsi le temps pour imposer, par-delà les mimétismes et les conflits d’identité de la colonie, l’idée d’une enfance autochtone où le Lieu serait berceau. Lieu comme origine. Origine immédiatement redéployée, parce que toujours un peu déjà perdue, vers une écriture archéologique (Racault, 1995) où le Lieu contient des signes à décrypter par un imaginaire errant qui relie l’Un et l’Autre en les donnant non pour équivalents mais pour interdépendants.
27La créolité de Mariotti lui permet d’avoir une extraordinaire prémonition du discours post-colonial. On est pourtant gêné par l’évidence de cette convergence. Créole, Mariotti ne l’est que parce qu’il est fils de colon, quand tout le discours post-colonial tourne la créolité contre la colonisation. L’écrivain néo-calédonien a beau dénoncer les méfaits de cette colonisation (dans laquelle il inclut bien entendu les Kanak, « peuple premier »), c’est elle qui le construit, sur des contradictions qui sont surmontées dans la mesure où la question de l’identité n’y joue pas le rôle déterminant qu’elle a quand elle est politisée par les questions de race (ou de genre) et d’oppression. Les minorités ne sont pas chez Mariotti ces « machines de guerre » antisystème qu’elles sont chez Deleuze et Guettari puis chez Glissant. Si coloniser consiste à reproduire un pays dans un autre à l’identique, on conçoit tout l’intérêt de parler d’identité quand il est question de colonie. Mais, chez Mariotti, l’identité demeure en somme une idée pauvre, un privilège d’enfants que l’identification maintient dans des identités d’emprunt, des identités par procuration propres à l’immaturité de leur âge. Il n’en va pas très différemment quand on lit l’essai post-colonial de Kwame Anthony Appiah Repenser l’identité. Faudrait-il encore, avant de « repenser » celle-ci, la penser… Comment le faire si, faute de définition, l’identité nous est présentée tantôt comme une antivaleur, en termes de « croyance » et de « citoyenneté », tantôt comme une valeur, en termes de « classe » et de « culture » (en termes de « couleur », au milieu du livre, on semble être en même temps dans la non-valeur et dans la valeur).
- 5 On rappellera que l’osmose est un « [p]hénomène de diffusion qui se produit lorsque deux liquides o (...)
28L’identité devrait ne pas se concevoir indépendamment de l’altérité. Je suis identique à moi-même (encore que…) tout en étant l’autre de mon prochain, de mon semblable. Il y a donc une identité personnelle, au sens où la philosophie parle d’ipséité. « L’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens », écrit Paul Ricoeur (1990 : 380). Or l’altérité, victime collatérale de l’anathème prononcé contre l’exotisme, est la grande oubliée du discours identitaire. Ennemie de toute idée d’uniformité, la créolisation postule à la fois le Divers et la Relation, le Chaosmos et l’osmose5. Elle entend limiter l’indifférenciation métissée qui menacerait les identités du Tout-monde en convoquant deux notions, l’« opacité » et l’« imprévisibilité » (Glissant, 1997 : 29, 159, 182, 248), qui nous ramènent à l’Autre en pariant sur une gageure éthique admirable et peut-être intenable : la Diversité de nos identités, l’Identité de nos diversités. La lecture de Mariotti suggère une autre approche. On y voit que ce n’est pas l’interaction du Divers et de la Relation qui permet de penser le Soi comme un Même et comme un Autre, mais la distance interne à leur entre-deux.