1En 1955, Lévi-Strauss exprime dans la section de Tristes tropiques intitulée « La fin des voyages » sa méfiance par rapport à la valeur des relations de voyage, qualifiant les données qu’elles transmettent de « platitudes et de banalités », « traînant depuis un demi-siècle dans tous les manuels ». L’anthropologue s’étonne de la « naïveté et l’ignorance des consommateurs » français qui « englouti[ssen]t des quantités prodigieuses » de ce « pâturage » sans aucun esprit critique (Lévi-Strauss, 1955 : 12). Ces affirmations de 1955, que l’on pourrait croire dépassées, trouvent leur écho chez Bertrand Westphal, dans l’introduction au volume qu’il publie en 2019 :
Au royaume des certitudes, dans lequel nos sociétés se complaisent, on présume volontiers que la carte est le territoire. Cet idéal se traduit par l’adéquation au réel, la fidélité sans failles au territoire, la convergence.
(…)
La carte-territoire serait rassurante, car elle nous habiliterait à lire l’environnement énigmatique dans lequel nous évoluons. Cependant, elle aurait tôt fait de se muer en un carcan sinistre qui nous priverait de nos rêves, du ciel étoilé, de notre secret désir d’être confrontés aux arcanes du monde. L’excès de certitude tue la liberté. Le globe est plus grand que nous, irrémédiablement. Prétendre envelopper la planète dans une carte, la territorialiser à outrance, serait une prétention vaine et délétère. Évidemment, cette prétention existe. (Westphal, 2019 : 10-11)
2Christian Oster et Christian Gailly appartiennent à une génération d’écrivains qui part du présupposé que la carte n’est pas le territoire et dont un des buts est de gêner les lecteurs dans leur « complaisance » et leurs « certitudes », de les amener à renoncer au principe, « rassurant » mais simpliste, de cette coïncidence. Se refusant à accepter la passivité des lecteurs, ils les contraignent à ne pas être dupes, les incitant à échanger la traditionnelle « willing suspension of disbelief », théorisée par Coleridge, par une « willing suspension of [belief] ». Autrement dit, ils leur exigent d’assumer avec l’écrivain l’impossibilité à dire le réel, qu’ils adoptent une distanciation à l’égard du récit et de la description : qu’ils n’y croient pas.
3Une des techniques mises en place par ces romanciers pour ce faire est le recours aux stéréotypes, aux motifs, aux lieux communs, c’est-à-dire à des versions figées, consensuelles, simplificatrices, déformantes des « banalités » dénoncées par Lévi-Strauss, qu’ils utilisent à contre-emploi. Cette approche basée sur le « constructivisme » et le « jeu de médiation » typique de leurs romans (Bessière, 2010 : 69), devient d’autant plus alléchante lorsqu’ il s’agit de dire l’île, dont la représentation a accumulé des couches interprétatives au long des siècles. Assumant pleinement cette plasticité de l’île, les écrivains continentaux que sont Gailly et Oster, jouent avec cette « projection fictionnelle d’un ailleurs idéal » typique, selon Sanguin, de la perception de l’île par ceux qui n’y vivent pas (Sanguin, 1997 : 11). Pour ces auteurs, l’île est l’Autre.
4Chez Christian Gailly, l’île ne peut être perçue que par le biais de ses autres représentations, notamment les artistiques. Dans K.622 (1989), Gailly se concentre sur un espace insulaire urbain, qui fait partie du paysage quotidien du narrateur. Celui-ci le (re)découvre lors d’une promenade avec la femme aimée, qui est aveugle :
Elle habite dans l’île Saint-Louis, vous savez cet endroit délicieux qui existe à Paris, où l’on aime se promener quand le soir vient, où fatalement le moment vient où l’on se dit : Combien plus heureuse serait cette promenade si cette femme était avec moi, eh bien elle est là, à votre bras, elle marche à vos côtés, plus présente que celle qui vous voit. (Gailly, 1989 : 107)
5Ce n’est pas par hasard que Gailly choisit de faire contraster un espace très (trop ?) familier, souvent vu, souvent décrit (comme l’atteste l’expression « vous savez »), avec l’absence de la vue. Le fait que la femme ne voit pas permet de mieux saisir le paysage, car il est filtré par la mémoire, l’imagination, les représentations (re)connues. Comme sa compagne, le narrateur ne voit pas le décor, il lui superpose plutôt des images culturellement transmises. Il reprend un cadre idyllique figé, sa joie étant de jouer un rôle prévu d’avance, dans le décor où il a auparavant observé ou imaginé les autres. Le pronom « on » (« où l’on aime se promener », « où l’on se dit »), à la fois indéterminé et collectif, inscrit la représentation partagée au creux du passage.
6Si le narrateur n’observe pas et ne décrit pas ce qu’il voit, c’est que le paysage ne devient intelligible que filtré par d’autres représentations, quitte à simplifier une réalité forcément plus complexe :
je me retourne pour contempler le paysage et soudain j’ai la sensation que le paysage est réel, je le regarde mieux et lentement naît la conviction qu’il est réel, et j’ai cette conviction parce que ce paysage correspond exactement à une peinture du XVIIIe siècle dont j’ai oublié malheureusement le titre et le peintre. (…) De même que l’écriture donne un sens à la pensée, de même que la musique donne un sens à la voix, de même la peinture donne un sens à la vision (Gailly, 1989 : 108-109).
7Ce passage à l’allure programmatique annonce les principes de l’approche préconisée par ces auteurs : sans les grilles interprétatives que sont ces images mentales préalables qui circulent depuis des siècles, il serait impossible de saisir l’espace, l’observation directe étant sans utilité. Si l’on a oublié les données sur une peinture concrète – titre et artiste – c’est que cela n’a aucune importance et concourt même à l’évocation de la représentation consensuelle et socialement partagée, qui soutient la connivence entre auteur et le lecteur. La peinture organise le réel et c’est elle qui permet de l’interpréter : « un paysage qui autrement n’aurait pas de sens, déambulerait vaguement dans le regard » (Gailly, 1989 : 108)
8Dans Be-Bop (1995), Gailly échange la peinture du XVIIIe siècle pour une représentation plus populaire et banale au vingtième siècle, la carte postale, le support idéal pour renforcer et diffuser les stéréotypes :
la fille de Cécile rentrait de Grèce, d’une île, regardez la carte qu’elle m’a envoyée, dit Cécile, des terrasses, des maisons aux murs d’un blanc pur, des toits bleus, mais bleus, mais d’un bleu, c’est beau, dit Lorettu, mais Cécile, sa fille, de nouveau, se disputaient. (Gailly, [1995] 2001 : 48)
- 1 Cette option contribue également à créer la « sensation d’inachevé, d’inaccompli » qui advient souv (...)
9Cette description évoque « une île » grecque non-spécifiée pour les mêmes raisons qu’il était inutile d’identifier le peintre et le tableau du XVIIIe siècle : cela facilite l’évocation d’images figées1. Cécile représente dans ce passage le public crédule et passif évoqué par Lévi-Strauss, car son enthousiasme n’est pas produit par la qualité des couleurs de la carte postale, mais par ces traits qu’elle attribue à l’île. Elle n’établit pas de distinction entre la représentation de l’île et la réalité de l’île. Comme si la carte était le territoire et l’île se réduisait à ce seul aspect, à ces couleurs, au beau temps. L’adjectif « pur » pour caractériser le blanc et la répétition pour marquer l’exceptionnalité de la couleur bleue servent à souligner l’aspect idéal, qui contraste d’ailleurs avec la réalité vécue par les personnages, puisque Cécile est en pleine discussion avec sa fille, pour des raisons banales. L’île, ailleurs idyllique, est associée à Lorettu-sur-l’île, que Cécile voudrait aussi « blanche », « pure », exceptionnelle.
- 2 Dans L’Imprévu, la femme est la compagne du narrateur, alors que dans Trois hommes seuls, le couple (...)
10Chez Christian Oster, cette impossibilité de dire l’île devient explicite. L’auteur a publié deux romans dont les récits ont des traits en commun. Dans L’Imprévu (2005) comme dans Trois hommes seuls (2008), le narrateur est un homme qui doit se rendre sur une île qu’il ne connaît pas, sur laquelle il a très peu d’informations, à cause de la femme avec laquelle il a (eu) une relation amoureuse2, pour accomplir une mission déraisonnable qu’elle lui a imposée.
11Le narrateur de L’Imprévu devrait suivre sa compagne dans un voyage à l’île bretonne de Braz pour l’anniversaire de quelqu’un qu’il ne connaît pas. À la suite d’un « imprévu », il se retrouve seul, avec cette mission : « Ce serait mon but, maintenant. Arriver après un anniversaire, dans une île. Seul. J’étais content de l’avoir, ce but. Un peu bricolé, soit. » (Oster, 2005 : 115) Si le narrateur formule sa destination de façon indéfinie – « une île » – ce n’est pas qu’il ne connaît pas sa désignation spécifique, mais pour souligner le caractère inouï de cette mission, pour se convaincre qu’elle est en train de s’accomplir, qu’il en est l’acteur principal – lui qui n’a jamais été sur une île, qui réitère depuis le début ne pas connaître « l’île » : « je n’avais jamais mis le pied sur une île et je commençais par celle-là » (Oster, 2005 : 237).
12Des 250 pages du roman, 236 sont occupées par le trajet jusqu’à l’île, ce qui est inattendu, puisqu’au début du récit le narrateur dit avoir déjà parcouru la moitié du chemin. C’est parce que l’île est « l’obscur objet d’un désir qui se nourrit non pas de sa proximité mais de sa distance » (Blanc, 2015 : 39), que le récit du voyage s’étend. Cette distance est mentale, plutôt que physique, l’île étant impossible à imaginer pour ce narrateur : « comment j’allais vivre ces instants qui me séparaient de ma destination, de l’île, loin devant moi, invisible, parce que c’est là que je vais, me disais-je, là que je vais savoir » (Oster, 2005 : 233). L’île est réduite, dans ce récit, à une abstraction, elle représente l’inconnu, l’inconcevable. Le moment de sa découverte est attendu avec impatience (et crainte), car il est imaginé comme une révélation, ce qu’évoquent de façon un peu énigmatique les derniers mots de la citation « c’est là que (…) je vais savoir ».
13Il s’agirait donc d’une quête. Une même question rythme d’ailleurs le récit, posée par le narrateur à ceux qu’il rencontre pendant son voyage, avec la même insistance : « Et Gilles et Hélène ne connaissent pas Braz ? dis-je » (Oster, 2005 : 158) « Vous connaissez Braz ? » » (Oster, 2005 : 169) ; « rebonjour, vous connaissez l’île ? » (Oster, 2005 : 239). La quête de l’île devient ici indissociable de celle de la femme : si le trajet prend tellement de place dans le récit c’est aussi parce qu’il est l’obstacle entre le narrateur et la femme aimée, ce qui n’est pas sans rappeler la structure de l’amour chevaleresque. Le narrateur doit mériter sa dame par des exploits.
14L’objet du désir n’est pourtant pas (sur) l’île : se rendre sur l’île est l’obstacle que l’homme doit dépasser, la mission qu’il doit accomplir, pour pouvoir refaire le trajet de retour et retrouver sa compagne. Ceci n’est pas sans conséquences, le voyage étant associé à l’idée « d’effacement » du trajet : « J’avance dans un travail d’effacement, me disais-je. Et dans un premier temps, presque achevé, maintenant, ce sera la route qui s’effacera » (Oster, 2005 : 225) ; ou alors d’immobilité : « comme d’un parcours immobile à quoi se fût réduit l’ensemble de mon voyage » (Oster, 2005 : 236). Le parcours jusqu’à l’île est donc entendu comme l’annulation du voyage.
15Lors de la première vue de l’île aussi, Oster se refuse à satisfaire les attentes, car le narrateur a la perception que c’est l’île, objet du désir différé au long du récit, qui le rejoint, lorsque le bateau s’en rapproche :
l’île s’étendait dans mon regard, maintenant, à tout le moins même si je n’y étais pour rien elle se rapprochait, elle, elle venait à moi, en un sens, et surtout toute métaphore mise à part j’arrivais, j’arrivais vraiment, et j’en concevais une excitation dont je n’avais pas d’exemple, quand je regardais vers l’arrière, vers ma vie, peut-être étaient-ce la mer, le vent, la fatigue, j’étais excité, oui, j’allais savoir. (Oster, 2005 : 236)
16L’atteinte de l’île est vécue avec enthousiasme. Il s’agit, d’ailleurs, du seul sentiment d’exaltation ressenti par le narrateur pendant tout le récit. Il semble être dû à l’atteinte de l’objectif et du moment de la révélation (« j’allais savoir »). On identifie dans ce passage les premiers traits de représentation de l’île : un territoire à part, un ailleurs (« sa vie » est derrière), entouré de mer et de vent. Autant de stéréotypes qui contribuent ici à la compréhension du monde et à donner du sens à la situation rencontrée (Vincent Yzerbyt, Craig McGarty, Russell Spears, 2002 : 2-6)
17L’arrivée sur l’île correspond toutefois à une sorte d’anti-climax. Car le narrateur retrouvera l’homme qui devrait fêter son anniversaire mort, étendu par terre chez lui, mais aussi parce que sa découverte de l’île n’aboutit qu’à de la platitude. L’île est un territoire limité, petit – « ça n’a pas l’air bien grand, me dis-je » (Oster, 2005 : 237) ; entouré de mer – « on voit la mer tout autour et quand on ne la voit pas on la sent » (Oster, 2005 : 238). Les descriptions des gens et du village s’avèrent également minimalistes et évoquent des versions simplifiées et stéréotypées de ce territoire insulaire spécifique dans lequel le narrateur se trouve finalement : il y a peu de monde, il n’y a pas de voitures, « et toutes les maisons sont blanches » (Oster, 2005 : 238)
18Dans Trois hommes seuls, le narrateur doit se rendre en Corse pour rejoindre la femme aimée et lui apporter une vieille chaise. Comme le narrateur de L’imprévu, il affiche depuis le début son absence presque totale d’informations sur sa destination : « moi je ne connaissais rien de l’île » (Oster, 2008 : 20). Pour préparer son voyage, il a recours aux idées reçues (« [je] « fourrai dans n’importe quel sac ce qu’on emporte habituellement sur une île, y compris la laine de secours et le coupe-vent » (Oster, 2008 : 35), ainsi qu’aux représentations figées de l’île, celles que répandent les cartes postales et les cartes routières :
Marie n’en parlait pas sur ses cartes postales, qui représentaient, du reste, toujours la même vue de Barretone, un coin d’église et la place du village qui domine la mer, loin en contrebas. J’indiquai aux deux hommes l’une de ces cartes que j’avais épinglées au mur, au-dessus du bureau, et tous deux se levèrent (…). C’est joli, dit Marc. Charmant, fit Kontcharski ». (Oster, 2008 : 20)
19Le passage n’est pas sans ressemblances avec la scène décrite par Gailly dans Be-Bop : la représentation stéréotypée de l’île vise les maisons du village et provoque chez ceux qui l’observent une réaction semblable à celle de Lorettu. À la suite de l’observation de la carte postale un des hommes demande à voir une carte routière :
vous avez une carte de la Corse ? Une carte routière ? Non, dis-je, pas encore. Et une carte de France ? dit-il. Je crois, dis-je, et j’allai extraire d’un placard une carte de France périmée, que je dépliai sur la table où je prends mes repas, de façon à attraper la Corse, dans le bas, isolée dans son pentagone. Barretone, c’est où, exactement ? me demanda Kontcharski en se penchant. Je pointai mon doigt sur le nord-ouest du cap, indiquai Pino. Un peu plus bas, dis-je, mais c’est en hauteur, plus bas sur la carte, je veux dire, c’est la hauteur qui fait la différence, par rapport à la mer, qui est un peu loin, donc, en descendant. (Oster, 2008 : 20)
20Cette carte représentant le pays et pas le territoire insulaire, dont la validité est questionnable (elle est « périmée »), mine au départ toute tentative d’« attraper » la Corse. Il s’agit pourtant du seul recours dont dispose, pour le moment, le narrateur. Elle a l’avantage, du point de vue de l’écriture du roman, de permettre d’évoquer encore quelques lieux communs : l’île est « isolée », distante (il faut déplier la carte sur une grande table pour accéder à sa représentation), a un cap, et elle se définit dans son rapport à la mer. La tentative d’explication par des mots, à la fin de l’extrait, devient encore moins efficace que la représentation visuelle, le narrateur ne retrouvant pas un discours cohérent et clair pour expliquer le positionnement de l’île et de Barretone dans l’espace. Les mots sont donc, eux aussi, insuffisants.
21Comme dans L’Imprévu, la première perception de l’île dans ce roman ne surprend pas :
l’île se détailla sous nos regards en anses et en montuosités, jusqu’à ce que Bastia parût, avec ses belles et grises bâtisses, comme figée dans un passé d’où, malgré l’heure tardive, l’exhumait seul un temps parfaitement clair encore, et chaud, par lequel nous débarquâmes. (Oster, 2008 : 97)
22La confrontation au réel n’ajoute pas à la possibilité de saisir (et de dire) l’île. Elle n’est pas plus efficace que la carte postale ou la carte routière. Il y a une « superposition du signe à l’objet », qui fait que l’île « est avant tout représentation d’elle-même » (Fougère, 2004 : 6). L’observation directe reste tout aussi chimérique, l’irréalité de cette perception de l’île vue de la mer étant signalée dans l’extrait par l’expression « figée dans un passé ». Toute description comporte une composante évaluative, un biais cognitif en quelque sorte puisqu’il est impossible d’éliminer les filtres.
⁂
23Pour ces romanciers, il ne s’agirait pas de dire le territoire sans le réduire à la carte, pour reprendre la dichotomie proposée par Westphal. Chez eux, le territoire n’est pas susceptible d’être perçu sans la carte – ou les cartes, les différentes représentations de l’île en l’occurrence. Il n’est pas saisissable et n’a pas de sens autrement. C’est comme si un double mouvement s’esquissait : celui de la représentation et de sa mise en question. Gailly et Oster révèlent l’île à travers le prisme de ses représentations traditionnelles et ressassées, des multiples cartes qui en ont été créés au long des siècles. Cela leur permet de satisfaire, par une sorte de raccourci cognitif, « l’exigence d’une illusion minimale », essentielle à « l’efficacité narrative » (Jouve, 2019 : 27-28). De la panoplie dont ils disposent, ils ont exclu certaines représentations conventionnelles, comme celle de l’île déserte des robinsonnades, ou de l’île-prison et de l’île-tombeau. Suivant le processus d’identification du stéréotype tel qu’il est décrit par Ruth Amossy – « le lecteur active le stéréotype en rassemblant autour d’un thème (…) un ensemble de prédicats qui lui sont traditionnellement attribués » (Amossy, 1997 : 73) – nous en arrivons à une perception de l’île chez ces deux romanciers : il s’agit d’un endroit paisible, isolé, exigu, habité et en rapport direct avec la mer. Un endroit, pour leurs narrateurs, imaginé et attendu plutôt que vécu. Le lecteur ne retrouvera par conséquent pas d’éléments inattendus, pas de nouveauté dans ces représentations de l’île, les textes visant une rupture des automatismes par la reprise et la dénonciation même de ces automatismes.
24La peinture, la carte postale, la carte routière et les descriptions littéraires sont autant de langages qui servent à organiser et donner sens à une réalité impossible à saisir et à transmettre. Accepter ces limitations est le point de départ pour une approche de la représentation au second degré, produisant un effet de mise à distance : « il s'agit à chaque fois d'éveiller la conscience critique du lecteur, de déclencher chez lui des opérations intertextuelles, et par là d'établir avec lui une complicité, une connivence aux dépens de la stéréotypie. » (Dufays, 1994 : 280) Gailly et Oster exigent de leur lecteur qu’il renonce à un schéma de pensée jugé trompeur, qu’il questionne les croyances qui l’imprègnent, de manière indélébile, depuis toujours : qu’il prenne plaisir à l’histoire racontée, qu’il soit attentif aux espaces décrits, sans les prendre pour le territoire. Ils invitent, par un contrat tacite, à une lecture critique et à la réflexion, à se méfier, plutôt qu’à accepter avec béatitude ce qui a été remâché au préalable. Leur lecteur se heurte donc régulièrement à des textes qui résistent à la représentation. Ce surcroit de travail interprétatif est compensé par l’accès à une perspective et une position plus proche de celle de l’auteur lui-même, dont le lecteur devient désormais le principal complice.