- 1 Fernández Arévalos, Evelio, « Presupuestos para una “política lingüística” en el Paraguay », Cara (...)
1Evelio Fernández Arévalos, dans l’œuvre Presupuestos para una « política lingüística » en el Paraguay, doute de l’existence même de la poésie guarani en tant que genre depuis son origine. Il explique que « Ni siquiera se puede afirmar que exista creación literaria en guaraní, porque las pocas excepciones son solamente tales1. » Malgré l’instauration d’un bilinguisme guarani-espagnol officiel (1992) et la revalorisation progressive du guarani, l’existence de la poésie en guarani fait encore débat. Wolf Lustig dans l’article « Ñande reko y modernidad: hacia una nueva poesía guaraní » souligne ce paradoxe :
- 2 Wolf Lustig, « Ñande reko y modernidad: Hacia una nueva poesía en guaraní », Poesía paraguaya de (...)
Naturalmente, esta marginalidad de la poesía en guaraní es sólo una manifestación más de la dicotomía y el desequilibrio que estigmatizan el Paraguay a nivel lingüístico, cultural y social desde hace más de 400 años. Sería pedir demasiado a un puñado de poetas, que además casi no tenían lectores, remediar juntamente con el síntoma de la diglosia también sus causas múltiples y entreveradas2.
- 3 Abente, Carlos Federico, Sapukái/Poesias inocentes, Asunción, Litocolor, 1997, p. 90.
- 4 Acosta Alcaraz, Feliciano, Haiku/ñe’ê mbyky, Asunción, ServiLibro, 2015, p. 180.
- 5 Acosta Alcaraz, Feliciano, Pyhare mboyve/Antes que anochezca, Asunción, Servilibro, 2016, p. 89.
- 6 Álvarez, Mario Rubén, A flor de ausencia/Ñe’ẽ apytere, Asunción, Servilibro, 2007, p. 85.
- 7 Delgado, Angélica, Yvoty sa’i, Asunción, Arandurã, 1997, p. 71.
- 8 Delgado, Susy, Tataypýpe/Junto al fuego, Asunción, Servilibro, 2011, p. 85
- 9 Delgado, Susy, Ka’aru purahéi, Asunción, Arandurã, 2018, p. 103.
- 10 Gómez centurión, Gregorio, Ñe’ẽ: poemario en guaraní paĩ, guaraní paraguayo y castellano, Asunció (...)
- 11 Gómez Centurión, Gregorio, Tetãygua Pyambu, Asunción, ServiLibro, 2017, p. 132.
- 12 Lugo, Mauro, Angekói: donde fluye mi voz, Asunción, Servilibro, 2010, p. 125.
- 13 Roa Bastos, Augusto, Fernández, Miguel Ángel, Poesías reunidas, Asunción, El Lector, 2003, p. 199 (...)
- 14 Sosa, Lilian, Ha ko’ẽ sapy’a (y de pronto amanece), Asunción, Arandurã, 2011, p. 127.
2Il établit une relation de cause à effet entre prééminence de la diglossie et marginalisation de la poésie en guarani qui nous amène à interroger le rôle clef du bilinguisme dans la création poétique. Celui-ci peut être le porte-voix de la poésie en guarani, en lui donnant une visibilité nationale et internationale, mais il peut aussi être un masque qui, d’une part, occulte la version en guarani (l’original premier), et qui, d’autre part, tend à imposer le moule de la poésie en espagnol. C’est pour cette raison que l’article envisagera le bilinguisme comme la condition d’existence de la poésie en guarani. Cette question liminaire et structurante de l’analyse comportera deux problématiques secondaires concernant le genre. La tension entre dépendance et émancipation entre les deux langues dans la poésie questionne l’existence d’un genre poétique en guarani et l’émergence d’un genre poétique bilingue. La seconde problématique subsidiaire remet en cause le concept de genre poétique bilingue dans la mesure où la notion de bilinguisme peut se révéler inadéquate pour décrire la situation sociolinguistique paraguayenne. Peut-il exister un genre bilingue si la société n’est pas réellement bilingue, comme tend à le montrer la prépondérance de la diglossie et du jopara ? Notre démarche tentera de mettre en lumière le processus d’émergence de la poésie bilingue et de la poésie en guarani à travers elle. Nous analyserons d’abord la complexité sociolinguistique dans laquelle se construit la poésie bilingue. Dans une seconde étape, nous tenterons de savoir si les poètes s’acheminent vers une réflexion linguistique et poétique depuis l’intérieur des poèmes. Dans la dernière étape, nous nous demanderons si l’interculturalité est le socle sur lequel repose la poésie bilingue. L’étude se focalisera sur onze recueils publiés entre 1992 et 2018 par les huit poètes qui ont publié dans les deux langues. Nous espérons ainsi donner un panorama de la poésie bilingue contemporaine et percevoir une évolution sociolinguistique et créatrice depuis l’officialisation du bilinguisme. Il s’agit des recueils Sapukái/Poesías inocentes3 de Carlos Federico Abente, Haiku/Ñe’ẽ mbyky4 et Pyhare mboyve/Antes que anochezca5 de Feliciano Acosta, A flor de ausencia/Ñe’ẽ apytere6 de Mario Rubén Álvarez, Yvoty sa’i7 de Angélica Delgado, Tataypýpe/Junto al fuego8 et Ka’aru purahéi9 de Susy Delgado, Ñe’ẽ: poemario en guaraní paĩ, guaraní paraguayo y castellano10 et Tetãygua pyambu11 de Gregorio Gómez Centurión, Angekói: donde fluye mi voz12 de Mauro Lugo, de l’anthologie Poesías reunidas13 de Augusto Roa Bastos, et du recueil Ha ko’ẽ sapy’a (y de pronto amanece)14 de Lilian Sosa.
3Il est important d’analyser la complexité du système sociolinguistique paraguayen pour comprendre les fondements et les limites de la poésie guarani et bilingue. Le Paraguay compte une population d’approximativement sept millions d’habitants, dont 117 150 sont d’origine indigène. Cette population se répartit en dix-neuf ethnies et en cinq familles linguistiques (Guaraní, Maskoy, Mataco, Zamuco et Guaicurú). Ainsi, bien qu’officiellement seuls l’espagnol et le guarani soient reconnus, il existe un plurilinguisme de fait. Ce plurilinguisme est aussi à prendre en compte lorsqu’on s’intéresse au concept même de guarani. La famille linguistique la plus nombreuse est celle des Guarani. Elle se subdivise en six groupes linguistiques : Mbyá-guaraní, Paĩ-Tavyterã, Guaranis occidentaux, Guaranis -Ñandeva et Aché-Guayakí. Cette pluralité dans les différents dialectes Tupi-Guarani interroge le concept même de guarani et par extension celui de poésie en guarani et bilingue. Quel guarani sera utilisé dans la poésie en guarani et bilingue, et celles-ci peuvent-elles embrasser cette diversité linguistique et culturelle propre au Paraguay ? L’on peut se demander si le choix de la langue ne soutient pas un positionnement idéologique qui participe à la dynamique étatique centrée sur le bilinguisme. Ce dernier enfermerait alors la poésie dans un moule binaire non conforme à la réalité et limitant au niveau créatif.
4Cette pluralité linguistique est souvent étudiée par le prisme de l’opposition. Wolf Lustig souligne ainsi l’écart manifeste entre les dialectes tupi-guarani et le guarani parlé par le reste de la population dans l’article « ¿Mba’éichapa oiko la guarani? Guaraní y jopara en el Paraguay. »
- 15 Wolf, Lustig, « Mba’éichapa oiko la guarani? Guaraní y jopara en el Paraguay », PAPIA-Revista Bra (...)
Entre los dialectos indígenas y el guaraní paraguayo se ha abierto un abismo tan grande, que aun a un paraguayo guaranófono un discurso Mbya puede resultarle ininteligible, precisamente por la conservación de vocablos guaraníes en casos donde el guaraní paraguayo los ha suplantado por hispanismos y, en segundo término, por una morfología y sintaxis arcaicas cuya riqueza contrasta con las simplificaciones de la lengua mestiza15.
- 16 Penner, Hedy, Guaraní aquí. Jopara allá: Reflexiones sobre la (socio)lingüística paraguaya, Bern, (...)
5Or, le concept de « guarani paraguayen » est lui-même polémique comme le démontre la multitude de glotonymes qui y font référence. Hedy Penner, dans Guaraní aquí. Jopara allá16, relève une multiplication de ces appellations (Guaraní académico, Guaraní científico, Guaraní castellanizado, Guaraní con términos, Guaraní culto, Guaraní correcto, etc.). Cette prolifération serait révélatrice d’un problème de définition, les glotonymes relevant davantage de la représentation et de l’idéologie que de la linguistique. Ces problématiques affectent la création car le choix de la langue poétique sous-tend un positionnement quant aux politiques linguistiques. L’Académie de la Langue Guarani, dont font partie de nombreux poètes bilingues contemporains, est d’ailleurs animée par un débat entre l’usage du guaraniete, qui serait, littéralement, le « vrai guarani », un guarani pur, sans prêts de l’espagnol et le jopara qui serait le mélange produit quotidiennement par les locuteurs entre le guarani et l’espagnol.
6Toutes ces tensions laissent entrevoir la fragilité du modèle étatique construit sur le bilinguisme. Le système éducatif promeut l’égalité entre le guarani et l’espagnol et la possibilité pour les apprenants de devenir des bilingues coordonnés. Cependant, dans les faits, les locuteurs n’ont souvent pas la même compétence dans les deux langues. De plus, comme l’indique Bartomeu Meliá dans La lengua guaraní del Paraguay, il existe une relation diglossique entre les deux langues, l’espagnol étant la langue dominante et le guarani la langue dominée :
- 17 Meliá, Bartomeu, La Lengua guaraní del Paraguay: historia, sociedad y literatura, Madrid, Mapfre, (...)
Por mi parte sigo pensando que la situación lingüística del Paraguay, como hecho social y político, es diglósica. Para todos los efectos el monolingüe guaraní es considerado inferior y sufre pena por este hecho, desde la falta de oportunidades que le ofrece la escuela hasta la merma de opciones de trabajo. […] La misma lengua guaraní ha sido tratada históricamente, sobre todo en el último siglo – el único siglo de castellanización sistemática – como variedad baja (L=low), en el sentido que dan a este término los sociolingüistas. La relación de diglosia entre el castellano y el guaraní es el resultado del proceso colonial y de las formas de neocolonialismo que todavía persisten. La comunidad lingüística paraguaya es claramente diglósica, a nivel de nación. Donde se puede hacer entrar las categorías de poder y solidaridad es entre los bilingües, que teóricamente pueden optar por el empleo del castellano o del guaraní, según los contextos socioculturales y políticos en que desean situarse. Aun ahí, sin embargo, se identifica más fácilmente al castellano con el poder político y cultural. La elección del guaraní para marcar una relación de solidaridad con hablantes monolingües no está exenta – entre los políticos, por ejemplo – de una secreta voluntad de dominación17.
7L’espagnol serait ainsi la langue des instances de pouvoir, de l’administration tandis que le guarani serait la langue du foyer, de la rue. L’espagnol serait la langue d’écriture et le guarani une langue orale, ce qui impliquerait une inégalité de prestige entre la poésie en espagnole et la poésie en guarani. L’on peut donc s’interroger sur les conséquences de cette relation asymétrique entre les deux langues : les poètes peuvent-ils s’émanciper de la diglossie ou celle-ci se répercute-t-elle du plan linguistique sur le plan littéraire ? Cette domination pourrait agir à deux échelles : celle de la tradition poétique et celle du marché éditorial. Dans le premier cas, il convient d’étudier si la poésie en espagnol est encore le modèle à partir duquel se fonde la poésie guarani et bilingue. Dans le second cas, nous nous demanderons si le passage par la poésie en castillan n’est pas une condition obligatoire pour la diffusion de la poésie en guarani.
8Si l’on se base, tout d’abord, sur l’établissement du bilinguisme officiel en 1992 et sur la progressive revalorisation de la langue grâce notamment à des institutions tels que l’Ateneo de la Lengua y Cultura Guarani (créé en 1992) et l’Académie de la Langue Guarani (créée en 2010), le bilinguisme semble être un accélérateur pour la création en guarani. Au début des années 1990 seuls trois poètes écrivent des recueils en guarani et en version bilingue : Susy Delgado, Carlos Federico Abente et Feliciano Acosta. En 2019, l’on peut compter au moins huit auteurs. Le nombre de poètes et de recueils a ainsi connu une hausse entre 1992 et 2019. Cependant, il convient de nuancer cette évolution puisque le cercle de la création en guarani et bilingue se réduit toujours à un petit groupe. Si l’on étudie la bibliographie de chaque poète, l’on se rend compte que l’écriture en espagnol semble être un rite initiatique dans leur carrière. Quatre des huit poètes du corpus (Susy Delgado, Angélica Delgado, Carlos Federico Abente, Augusto Roa Bastos) ont commencé leur production poétique avec des recueils en espagnol. Quant à Mario Rubén Álvarez, il a débuté avec un recueil bilingue, mais il a publié par la suite un recueil monolingue en espagnol. Seulement trois poètes, Feliciano Acosta, Mauro Lugo et Gregorio Gómez Centurión, ont d’abord écrit en guarani. Ces auteurs ont plus tard intégré leurs traductions ou une partie en espagnol dans leurs œuvres, ce qui nous conduit à penser que le passage par la langue espagnole est inévitable. L’on constate un paradoxe dans lequel l’écriture permet et empêche à la fois l’émergence de la poésie en guarani. Elle la rend possible en permettant son intégration sur un marché littéraire plus vaste, incluant les lecteurs monolingues en guarani, monolingues en espagnol (nationaux ou non) et bilingues. Mais elle l’empêche car la poésie en guarani se retrouve en quelque sorte « sous tutelle » de la poésie en espagnol, qui lui impose sa langue comme moyen de diffusion. Christian Lagarde, dans l’article « L’autotraduction, exercice contraint ? Entre sociolinguistique et sociologie de la littérature » souligne ce paradoxe. Il établit d’abord que la hiérarchisation entre les langues, induite par la diglossie, se reflète au niveau littéraire. Il cite ensuite Bourdieu et se réapproprie la notion de capital et de champs culturel et littéraire pour montrer comment l’auteur doit payer un tribut lors de l’autotraduction qui limite sa créativité :
- 18 Alessandra Ferraro, Rainier Grutman (éd.), L’autotraduction littéraire : perspectives théoriques, (...)
En effet, quel que soit le capital symbolique que peut acquérir le créateur (ici, l’auteur), il doit toujours « s’acquitter d’un droit d’entrée qui consiste essentiellement dans l’acquisition d’un code spécifique de conduite et d’expression et […] découvrir l’univers fini des libertés sous contraintes18 […] ».
9C’est dans cette complexité sociolinguistique que s’enracine la poésie bilingue en guarani. Déterminer une typologie de ses formes peut nous apporter des éléments de réponse face aux tensions soulevées par l’analyse, en mettant en relief le rôle clef des modalités de traduction ou de leur absence dans la redéfinition des relations entre les langues induites par le bilinguisme quotidien. Le premier type est celui de la traduction et de l’autotraduction. Susy Delgado, Lilian Sosa et Mauro Lugo expérimentent cette modalité. Les deux langues ne se mélangent pas, mais cohabitent l’une avec l’autre, à pied d’égalité, du moins sur le plan formel. Le jopara n’est généralement pas utilisé, ce qui peut paraître surprenant puisque la majorité de la population y a recours quotidiennement. L’emploi des néologismes en guarani pour éviter les prêts lexicaux de l’espagnol pourrait se justifier par la création d’un effet poétique. L’on peut aussi imaginer que le refus du mélange manifeste un désir d’indépendance : celui de distinguer les deux poésies. Dans le cas de l’autotraduction, la traduction peut être conçue comme transposition mais aussi comme recréation. Dans le cas de la transposition, le poète essaie de reproduire les mêmes mécanismes sonores et les mêmes images dans l’autre langue. Dans le cas de la recréation, la traduction en vient à révéler comment le bilinguisme nourrit le processus créatif, en libérant l’œuvre de son statut de résultat définitif et inaltérable. Chiara Montini affirme dans l’article « Génétique des textes et autotraduction » qu’à l’instar des études en génétique l’autotraduction met en doute l’origine stable de l’œuvre :
- 19 Montini, Chiara, « Génétique des textes et autotraduction », in Ferraro, Alessandra, Grutman, Rai (...)
Cet essai naît de l’intention d’illustrer l’importance de la génétique des textes […] appliquée à l’autotraduction. Cette approche et la pratique de l’autotraduction me semblent en effet liées par un principe commun : la précarité du texte. En effet, les généticiens étudient le travail de l’écrivain qui conduit au texte jamais achevé, texte que reprend à son tour l’autotraducteur pour le modifier. « Second original », l’autotraduction nie le concept même d’original et devient un « supplément » au sens de Derrida, dont la logique oblige à penser à l’idée du primaire et secondaire19.
10L’œuvre s’affirme comme processus, comme work in progress dans l’autotraduction. Celle-ci permettrait de sortir du niveau diglossique en offrant à chaque poésie son espace de création et un rôle égalitaire et complémentaire dans la construction de l’œuvre.
11Le second type de poésie bilingue est celui de la cohabitation sans traduction. Cette coexistence se réalise à deux échelles : celle du recueil et celle du poème. À l’échelle du recueil, une partie est écrite en guarani et l’autre en espagnol. C’est le cas de Mario Rubén Álvarez, Angélica Delgado et Carlos Federico Abente. Les poètes proposent différentes structures. Angélica Delgado et Carlos Federico Abente publient des recueils dans lesquels ils alternent un poème en guarani et un poème en espagnol. Quant à Mario Rubén Álvarez, il élabore un recueil en deux parties, opposées par le sens de la lecture, comme s’il désirait séparer la création en espagnol de la création en guarani et ainsi leur donner leur singularité intrinsèque. Ce serait une manière de donner son indépendance à chaque langue en les séparant et en les mettant sur un pied d’égalité. Bien qu’elles soient séparées et cloisonnées, elles sont aussi les deux faces d’une même médaille. À l’échelle du poème, il existe une alternance des deux langues et un usage possible du jopara, en tant que code-switching, au sein du poème. C’est la posture adoptée par Augusto Roa Bastos et Angélica Delgado. Le recours par fragments aux deux langues donne lieu à un poème polyphonique. L’utilisation du jopara peut s’expliquer quant à elle par la volonté de faire entendre le mélange qui s’opère dans les conversations quotidiennes. Les poètes pourraient faire du jopara un objet poétique.
12Gregorio Gómez Centurión met en place un dernier type de poésie bilingue : un poème en guarani introduit et commenté en espagnol. Tetãygua pyambu comporte plusieurs sections, chacune ayant une introduction donnant des informations anthropologiques et linguistiques. Il s’agit de donner les outils en espagnol pour que le lecteur puisse comprendre et réaliser sa propre traduction. Le paratexte joue un rôle important en donnant une autonomie au lecteur. L’œuvre semble être à la charnière entre poésie et anthropologie, le bilinguisme ouvrant la voie à l’interculturalité. L’absence de traduction pourrait être une façon de libérer la poésie en guarani de son assignation à la poésie en espagnol. Nonobstant, dans chaque type l’espagnol accomplit une fonction de transmission de la poésie en guarani. Les différentes formes de la poésie bilingue mettent en avant deux forces en tension : l’influence du bilinguisme qui fait de la poésie en espagnol la condition d’existence de la poésie en guarani, d’une part, et la volonté émancipatoire des auteurs, d’autre part. L’ambivalence du bilinguisme peut se lire comme une sorte de farmakon, c’est-à-dire de remède et de poison pour la poésie en guarani.
13Les poètes ne donnent pas seulement une forme poétique au bilinguisme, ils en font le cœur même d’une réflexion qui s’ancre dans les poèmes. Le langage devient objet d’étude et objet poétique de deux manières. La première est celle d’un poème qui traite du bilinguisme ou de la langue de manière concrète, en proposant un point de vue. C’est le cas pour Gregorio Gómez Centurión. Dans le poème « Apysa », il incite les lecteurs à écouter comment parle la population et il les invite à réfléchir aux mots pour appréhender le fonctionnement du langage. Pour mieux comprendre, analysons ce poème, qui fait partie du recueil Tetãygua pyambu, pour lequel nous proposons une traduction. Ce poème, dont le titre signifie « l’ouïe », assoie les tensions inhérentes au bilinguisme. La quatrième strophe met en évidence la relation de cohabitation/exclusion entre les deux langues officielles :
Ko tetã omoneĩva mokõimi umi ñe’ẽ
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Este país que reivindica esas dos lenguas
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Hetave umíva ári ñe’ẽnguéra oĩva
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entre las muchas otras lenguas que existen
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Maymavénte ijuky, iporã joaite
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todas sabrosas, hermosas todas
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katu umíva pa’ũgui pe Castílla ñe’ẽ
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puede que entre ésas, la lengua de Castilla
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ojehe’a guaraníre ojoavýrõ jepe
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se mezcle con el guaraní aun siendo contrarias
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ku omendáva oikoháicha ojopýri oikove
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como la pareja que anda junta
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há kiñénto ro’ýma ojopy gotyo oke.
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y que después de quinientos años no duerme
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abrazada/en el mismo sentido.
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14La comparaison avec le couple de personnes âgées qui ne dort pas enlacé symbolise la relation entre le guarani et l’espagnol. Elle nous donne la sensation d’une relation dans laquelle la cohabitation ne débouche pas sur l’intimité ni le dialogue. Par la suite, la voix poétique aborde un autre conflit, en évoquant le décalage entre la population qui utilise le jopara et ceux qui créent des néologismes. La voix poétique reproduit les deux discours dans un poème qui devient polyphonique. Dans la septième strophe, la voix poétique fait entendre le jopara :
[…]
|
[…]
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ñahendúna lopi, tetãyguára ñe’ẽ
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Escuchemos un poco muchachos, la lengua del pueblo
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« aviõme oime ou » « celular-pe oñe’ẽ »
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« con el avión está viniendo » « al celular habla »
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« kamiõ ryapu ijapysa omyenyhẽ »
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« el sonido de camión llena su oído »
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« ogueru itelerã », « ko latrérõ oguahẽ »
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« trae para su televisor», «a las tres llega »
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15La voix poétique implante l’oralité du discours quotidien à l’intérieur de la strophe. Cette oralité peut être mise à l’honneur car elle renvoie à une tradition orale, celle des mythes et celle de la poésie populaire. Cette stratégie pourrait aussi témoigner d’un renversement de la position d’infériorité du guarani, liée à son statut de langue orale, en faisant de l’oralité un élément poétique. La poésie trouverait ainsi une issue à la diglossie. Andrew Stewart dans l’article « Jopara and the Spanish-Guarani Language Continuum in Paraguay: Considerations in Linguistics, Education, and Littérature » évoque cette idée en montrant comment l’oralité devient la pierre angulaire de l’indépendance créatrice. Mais ce renversement est en réalité factice puisque les poètes ne remettent pas en question la division diglossique (guarani, langue orale/espagnol, langue écrite) et qu’ils n’ont d’autre choix que d’avoir recours à l’écriture en espagnol :
- 20 Stewart, Andrew, « Jopara and The Spanish-Guarani Language Continuum in Paraguay: Considerations (...)
Since the Guarani literary reforms in theater and poetry, an increased emphasis has been placed on the oral nature of the language. The first tool in the separation of Spanish and Guarani was the creation of their roles as written and oral languages respectively. […] Past and present Guarani language writers aligned themselves with the expectations of Spanish literacy by ensuring that their literature represents only oral expression. […] Therefore, although literature in Guarani is written, Guarani speakers still understand that the only pathway for economic or societal ascension is through Spanish20.
16Dans la strophe suivante, la huitième, la voix poétique décrit la réaction de ceux qui écoutent les néologismes créés en guarani pour ne pas recourir à des termes espagnols :
[…]
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[…]
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pe tero oje’e’ỹri sapy’árõ oje’e
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ese sustantivo que no se dice de repente se dice
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omyeñói pukapo toryjárõ oikove
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origina una risa, lo tachan como un payaso
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mavavéva nde’íri, ndoiporúi mavave
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nadie dice, nadie usa
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he’onguéma heñói ndaha’éigui ñe’ẽ.
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ya nació muerta porque no es palabra.
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17L’allusion à la moquerie souligne la violence tacite qui devient explicite à la fin de la strophe avec la mort d’un mot qui n’est pas parvenu à être. La métaphore de la mort au moment de la naissance indique que les termes n’arrivent pas à obtenir la dignité du langage et de la communication. À la fin du poème, la voix poétique exprime sa propre vision, en invitant à la réconciliation, à écouter le langage courant pour arriver à se comprendre :
Jaipotárõ añeĩ guarani imbarete
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Si queremos afirmar la fortaleza del guaraní
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jahekána hapópe ñe’ẽrã, ñe’ẽte
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busquemos por favor en sus raíces, las verdaderas palabras
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jaiporúna apysa ñahendu umi ñe’ẽ
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usemos un poco el oído para escuchar esas palabras
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ypykuéra oiporúva guarani teete
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a nuestros indígenas que usaban el verdadero guaraní
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ha ñe’ẽ ojehe’áva anive ñamboyke
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y la palabra mezclada no debemos discriminar
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tetãyguára ñoitéko ñe’ẽ jára tee, ñahendu umi oje’éva apysa rupive.
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el pueblo es el verdadero dueño de la palabra,
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escuchemos esas palabras que se dicen por nuestro oído.
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18Le projet d’écriture de Gregorio Gómez Centurión tend à renforcer la légitimité de la poésie en guarani, en positionnant le bilinguisme comme objet poétique. Le poème pourrait être une voix alternative dans laquelle la diglossie est remise en question depuis la langue marginalisée. La parole poétique guarani serait une façon de reprendre le pouvoir. Cette idée se verrait renforcée par la figure de l’auteur qui jouit d’une légitimité dans l’expression des opinions. Comme l’explique George Steiner dans Extraterritorialité :
- 21 George Steiner, Extraterritorialité : Essais sur la littérature et la révolution du langage, Pari (...)
L’écrivain est tout spécialement maître du langage. En lui se déclarent avec une force évidente les énergies de l’usage idiomatique, de l’implication étymologique. Comme le dit D. W. Harding dans un passage bien connu, il fait « agir le langage sur la pensée naissante à un stade de son développement plus précoce » que ne le peuvent les gens ordinaires21.
19Cependant, il existe une autre manière d’ouvrir le dialogue avec la langue au sein du poème. D’autres poètes, tels que Mario Rubén Álvarez, Mauro Lugo, Augusto Roa Bastos et Susy Delgado utilisent dans les poèmes en guarani le terme ñe’ẽ, polysémique, pour exprimer un rapport à la langue, paradoxalement, plus abstrait et plus personnel. Le mot ñe’ẽ peut se traduire par « langue », « voix », « parole » et « âme ». La polysémie englobe les différentes dimensions de la communication. Le terme décrit la langue comme entité abstraite, comme langage. Il renvoie à la langue de l’individu, à sa relation intime à la langue. Il fait allusion à la langue en tant que parole, en tant que langue parlée qui s’oppose au silence. La variété des sens de ce mot conduit à présenter le ñe’ẽ du poète, autrement dit le langage poétique. Le ñe’ẽ permettrait d’aller au-delà de la division diglossique, en élaborant une langue poétique qui supplante les catégories limitantes du bilinguisme. Il s’agirait de dépasser le bilinguisme pour penser la langue en tant qu’instrument de communication et non en tant que variété linguistique. La polysémie faciliterait l’accès à cette « langue pure » dont parle Walter Benjamin dans la Tâche du traducteur. Pour lui, la traduction devrait révéler cette langue pure qui précède et réunit les différents idiomes dans l’intention :
- 22 Benjamin, Walter, La tâche du traducteur, (1re éd. 1923), Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 120.
Toute parenté supra-historique des langues repose plutôt sur le fait que, dans chacune d’elles en tant que tout, une seule et même chose est signifiée qui ne peut être atteinte par aucune d’entre elles individuellement, mais seulement par la totalité de leurs intentions se complétant les unes les autres : la langue pure. En effet, alors que tous les éléments individuels des langues étrangères, les mots, les phrases et les liens associatifs s’excluent les uns les autres, ces langues se complètent les unes les autres dans leurs intentions en tant que telles22.
- 23 Pour illustrer ces idées, le lecteur peut se référer au poème « Guyra saite » de Mario Rubén Álva (...)
20La polysémie permettrait de sortir de l’exclusion linguistique qu’évoque Walter Benjamin pour se centrer sur l’intention de la langue23.
21Ces démarches poétiques portent à notre connaissance deux manières d’ouvrir le dialogue sur la langue. Cependant, les poèmes sont aussi le théâtre de tensions, voire de conflits, entre les deux langues. L’écriture poétique dote les mots de nouvelles valeurs et dans le cas de la poésie bilingue, elle assigne aussi des valeurs aux langues. La diglossie se reflète dans les poèmes, puisque les deux idiomes n’ont pas la même fonction. L’on perçoit à l’échelle du poème les mêmes dissociations diaphasiques et diastratiques que dans le bilinguisme quotidien, comme l’indique Christian Lagarde. En se réappropriant le concept de « textualisation de la diglossie » de Robert Lafont, il affirme que :
- 24 Lagarde, Christian, « L’autotraduction, exercice contraint ? Entre sociolinguistique et sociologi (...)
Lafont part ainsi du principe selon lequel la mise en texte transpose à sa manière, du point de vue linguistique (par la coprésence avérée ou en creux des codes, par le rapport quantitatif qui s’y manifeste, par la fonction qui est affectée à chacun d’eux), le rapport diglossique présent dans la société au sein de laquelle est produit et à laquelle il est destiné. Le texte est du coup un certain reflet […] des idéologies, entre autres linguistiques, qui se manifestent sur ce terrain24.
22La textualisation de la diglossie pourrait se traduire également par une mise en scène de la diglossie, ce qui permettrait d’inverser le rapport de force. Les tensions linguistiques alimenteraient la tension dramatique. La force du bilinguisme en tant qu’oppression se convertirait en force poétique, comme on peut l’observer dans le poème « Ka’aru purahéi » / « Canto del atardecer » de Susy Delgado. Dans celui-ci le crépuscule s’installe et donne naissance à une atmosphère menaçante. Une tension s’instaure par un double mouvement : descente du soleil et ascension de la crainte à mesure que l’obscurité envahit l’espace. Il s’agit d’un poème en guarani accompagné de sa traduction en espagnol. Dans la version en guarani interviennent des fragments en espagnol. Il est intéressant de constater qu’ils ne sont pas traduits en guarani, signe que la traduction n’est pas une pure transposition et que le choix de la langue détermine des valeurs. Un autre élément attire notre attention : la nature de ces fragments en espagnol. Ils se construisent comme des répliques de théâtre qui font entendre la voix du crépuscule qui a été personnifié. L’on observe un premier rapport de force car le détenteur de la parole est un personnage qui s’exprime en espagnol. Le castillan agit comme langue d’expression face au guarani qui fonctionne comme voix off. La théâtralisation de ces fragments exhibe la violence et la domination :
- 25 Delgado, Susy, Ka’aru purahéi, Asunción, Arandurã, 2018, p. 8.
–Quien se mueve sentirá
lo que llevo en la cintura.
Quietitos y aténganse
a lo que les puedo echar
desde estas manecitas25…
23Ce sont des phrases courtes et tranchantes, des menaces exprimées avec le futur prophétique et les impératifs. La ressemblance au niveau sonore entre « sentirá » et « cintura », mise en relief par leur place en fin de vers, permet d’associer la sensation physique avec la ceinture et d’imaginer un coup de fouet. Les périphrases « lo que llevo en la cintura » et « a lo que les puedo echar » renvoient en filigrane à la violence physique et produisent une sensation de malaise chez le lecteur-spectateur. Celui-ci se transforme en témoin d’une scène d’agression. Que ce soit par le biais d’un discours sur la langue ou par celui d’une mise en scène du conflit entre les deux langues, les poètes se réapproprient le bilinguisme comme objet poétique pour nourrir leur création.
24Penser et problématiser la langue depuis l’intérieur des poèmes paraît être le premier maillon d’une réflexion à la fois anthropologique et littéraire. Un dialogue interculturel s’ouvre et pourrait être le socle de la poésie bilingue. L’interculturalité peut prendre deux formes. D’abord, elle peut unir la culture du lecteur, qu’il apporte au moment de la lecture, avec la culture que présente la voix poétique. Celle-ci devient en quelque sorte un « passeur culturel ». Le poème « Apysa », de Gregorio Gómez Centurión, dévoile par exemple comment la réflexion linguistique donne lieu à une analyse de la cosmovision guarani. Dans l’introduction qui précède le poème, le poète présente le thème. Son hypothèse est la suivante : la formation des mots relatifs au corps humain, comme l’ouïe, la tête, le cerveau, doivent révéler où se situe l’âme dans le corps humain selon la vision guarani. Dans l’introduction, il affirme :
- 26 Gómez Centurión, Gregorio, Tembiasa ryapu: temiendurãmi, Asunción, ServiLibro, 2013, p. 20.
Para sostener con mayor fuerza la hipótesis de que en la visión guaraní el ã o ánga alma está situada en la cabeza resulta interesante ensayar igualmente el análisis etimológico de algunos de aquellos nombres mencionados al inicio de este escrito26.
25Pour l’ouïe, « apysa », il décompose le terme de la façon suivante : ã = âme, py = intérieur, sa = œil. Il arrive à la conclusion que l’ouïe est la porte vers l’intériorité de l’âme, ce qu’il illustre ensuite dans le poème. De cette manière, le lecteur vient à entrer dans la culture guarani. La poésie de Gregorio Gómez Centurión s’inspire peut-être ici de l’hypothèse de Sapir-Whorf selon laquelle le langage de l’individu véhicule une vision singulière du monde.
- 27 Sosa, Lilian, Ha ko’ẽ sapy’a (y de pronto amanece), Asunción, Arandurã, 2011, p. 88-89.
26La seconde forme d’interculturalité consiste à forger un langage poétique qui fait dialoguer deux cultures, en s’inspirant d’elles, pour créer une nouvelle cosmovision poétique. Les poètes sont conscients du double héritage culturel guarani-espagnol qui caractérise l’identité paraguayenne. Ils se réapproprient les mythes de chaque culture pour créer leur propre univers poétique. Pour approfondir davantage dans ce processus de création d’un mythe poétique interculturel, l’on peut s’intéresser à un poème de Lilian Sosa qui s’intitule « Mano mocha » ou « Po chapĩ27 » en guarani. Le poème décrit comment un homme est mordu à la main par un serpent :
Hace tiempo, a poco de estrenar su hombría,
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Yma, ikuimba’e ñepyrũme;
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él se pensaba dueño del cielo y de la tierra.
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yvy ha yvága járaramo oikórõ,
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Altanero, puñal en mano,
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kyse ipópe ojepytasórõ
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cual toro cebado en el monto arrasaba.
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tóro pochýicha
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Toda cosa en movimiento, sólo por existir,
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ka’aguy ohug̃uaitĩ.
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desataba su soberbia furiosa.
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Omýiva, omyikuévo omýirentema voi okaguai hese,
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Mas el espíritu del bosque, indignado,
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ijaivehápengo pe yvyra rogue,
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debajo de un matorral, hecho sierpe
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ka’aguy jarýi pochy
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acechante lo esperaba.
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aña mbói ima’ẽ rata karúpe oipykua omýi
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No viendo más allá que lo deseado,
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ha oha’ãrõ chupe.
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enceguecido,
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Ha tesapytũ, tesambyky ha techa’ỹme tesatũ
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el hombre ni remotamente imaginó,
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tapicha ni rei ndohechái,
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o quizás no supo ver,
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mba’éichapa mbói paje
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a la serpiente embrujada
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ipepórõ guáicha isýi opo, oveve
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que, casi brincando, volando casi,
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ha ipo mbytépengo og̃uahẽ.
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hasta la palma de su mano llegó.
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Ñemondýi rymba ojehaitypo huguýpe,
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El animal del miedo
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iñakánga’u
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ya anida en su sangre
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iñakãjere
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y lo aturde el desvanecimiento en ciernes:
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ha oipirakutúvo
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antes de la oscuridad sus ojos divisan
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ha pytũ ho’a mboyve hese,
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los dos puntos rosáceos,
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ohechavy mokoĩ kuarami
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las huellas de la mordida inyectora.
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su’upyte rãimbore.
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No ha muerto.
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Nomanóigui,
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Estragado el cuerpo,
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upeguive hetepy imarachachãmba,
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seca y tullida la mano ha quedado,
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ipohypa, ijypi,
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acaso para que nunca olvide
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ichapĩ opyta juguy apakuare;
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aquel apretón de manos de la yarará.
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máramo hesarai’ỹ hag̃uáicha
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jarara popyhy rapykuere
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27L’histoire se structure en prenant la forme d’un mythe, ce que l’on peut observer dès le début grâce au repère temporel « hace tiempo »/ « Yma » qui renvoie au temps lointain et imprécis du mythe. Par la suite, l’adversatif « mas » introduit l’obstacle, la force supérieure que doit affronter le héros. À l’instar des mythes, le récit dans le poème organise un cosmos. L’homme se croit « dueño del cielo y de la tierra » et le serpent qui l’attaque est « espíritu del bosque ». Des êtres vivants, tel que le serpent, sont donc personnifiés et ressemblent ainsi à des dieux. Il est intéressant de percevoir que ce mythe poétique entremêle des références de cultures différentes. D’abord, le lecteur peut déceler des allusions associées à la culture chrétienne. L’expression « dueño del cielo y de la tierra » est présente dans la Bible (Deutéronome 10:14-16) pour se référer à Dieu. Quant à l’image du serpent, c’est un lieu commun de la culture hispanique et de la culture guarani. Pour la culture chrétienne, le serpent est l’incarnation du diable, l’instrument du mal. Dans le poème, la voix poétique insiste sur cette valeur dans les expressions « sierpe acechante » et « serpiente embrujada ». Pour la culture guarani, le serpent possède aussi une valeur mythologique. Il peut s’agir d’abord d’un clin d’œil à la mythologie inventée par Rosicrán. Selon son invention, il existe deux serpents. Il y a, d’une part, Moñai, un serpent gigantesque avec deux crochets et des dents pointues, et d’autre part, Mbói tu’ĩ, un serpent très grand à tête de perroquet. Mais un élément attire l’attention du lecteur : dans la version du poème en guarani la voix poétique présente la vipère comme « ka’aguy jaryi pochy » qui pourrait se traduire par « la déesse maligne de la forêt ». Le terme « jaryi » fait allusion aux êtres qui organisent la cosmovision guarani. Gregorio Gómez Centurión explique à ce propos dans Tembiasa Ryapu :
- 28 Gómez Centurión, Gregorio, Tembiasa ryapu : temiendurãmi, Asunción, ServiLibro, 2013, p. 17.
En la visión guaraní, la mayor parte de los seres vivientes, al igual que los modos de ser o comportamientos incluyendo los que benefician o perjudican a la humanidad, tienen sus respectivos jára o jaryi, es decir dueños o númenes protectores28.
- 29 Umberto, Eco, Dire presque la même chose : expériences de traduction, Paris, Librairie générale f (...)
28De fait, il existe une « ka’a jaryi », déesse protectrice des forêts, dans la cosmovision guarani. La « ka’aguy jaryi pochy » pourrait être un renversement de cette figure au sein du mythe poétique. L’interculturalité établit alors un pont entre oralité et écriture ainsi qu’entre culture populaire et culture savante. L’autotraduction signale la complémentarité des deux langues. La traduction enrichit la lecture, en décuplant les possibilités d’interprétation comme le souligne Umberto Eco dans Dire presque la même chose en parlant de sa propre expérience : « je sentais comment, au contact d’une autre langue, le texte exhibe des potentialités interprétatives restées ignorées de moi29 ». Il s’élabore ainsi un poème à deux langues qui consolident ensemble le mythe poétique.
29La réflexion nous conduit à penser que la poésie bilingue nourrit son langage poétique de l’exploration des rapports entre les langues et cultures guarani et espagnole. L’on a pu observer la complexité sociolinguistique dans laquelle s’enracinent et se forment la poésie en guarani et la poésie bilingue. Le bilinguisme semble être une force ambivalente : elle est le pivot qui permet à la poésie en guarani d’avoir une existence mais elle est aussi une condition limitante de son pouvoir créatif. En conséquence, le poème est à la fois le lieu de dialogues et de conflits entre les langues. Les poètes se réapproprient cette complexité pour fournir une pensée linguistique et littéraire depuis l’intérieur des poèmes. Cette réflexion pourrait signaler l’émergence d’un nouveau genre : celui de la poésie bilingue dont l’interculturalité serait le fondement. Au travers de la langue, la voix poétique sonde la culture paraguayenne et s’inspire des deux cultures pour ériger un univers poétique singulier. Il reste cependant à savoir si cette interculturalité poétique se concrétise hors du cadre littéraire.