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Comptes rendus

Marie-Cécile BÉNASSY-BERLING, Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettres exceptionnelle. Mexique XVIIème siècle

Paris, L’Harmattan, 2010
Claire Pailler
p. 267-270
Référence(s) :

Marie-Cécile BÉNASSY-BERLING.- Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettres exceptionnelle. Mexique XVIIème siècle.- Paris, L’Harmattan, 2010.- 262 p.

Texte intégral

1Nous avions signalé en son temps (cf. Caravelle n° 43, p. 177-181) la remarquable thèse de M.-C. Bénassy-Berling : Humanisme et religion chez Sor Juana Inés de la Cruz. La femme et la culture au xviième siècle, qui analysait fondamentalement l’univers culturel et religieux de la « Décima musa », son « univers philosophique » et son rapport à la science de son temps, démontrant que dans son œuvre « letras divinas y humanas » ne s’affrontent pas, et qu’une meilleure connaissance de la « religion » de Sor Juana contribue à éclairer son œuvre littéraire.

2Les études, voire les controverses, se sont depuis lors multipliées, et c’est à la lumière d’une bibliographie sorjuanina considérablement enrichie que M.-C. Bénassy s’attache à présent à cette œuvre littéraire, en la replaçant dans le milieu qui l’a formée et où elle se développe. La tâche, cependant, ne sera pas aisée : bien des documents ont disparu, même si, de loin en loin, quelque papier est exhumé de quelque évêché ou couvent de province (ainsi ces deux lettres trouvées récemment à Puebla, et publiées par Alejandro Soriano Valdés, in Sor Juana Inés de la Cruz, doncella del Verbo, Hermosilla, Sonora, ed. Garabatos, 2010, et dont M.-C. Bénassy nous a aimablement transmis l’information). L’A. souligne à juste titre : « Richesse et pauvreté alternent dans la documentation », après avoir rappelé la formule d’Octavio Paz : « L’histoire du xviième siècle mexicain a longtemps été écrite avec une encre invisible ».

3La société mexicaine, dans la vie quotidienne de nobles hispaniques et petites gens, créoles et métisses, avec ses fastes, ses traditions venues de la métropole et ses traits particuliers, mal connue ou presque ignorée, fait donc l’objet, dans la Première Partie du volume, intitulée sobrement « Mexico », d’une présentation panoramique, dans une approche concentrique, nourrie d’une documentation exhaustive :

« Pour ne pas être victime des apparences, il est impératif de se familiariser d’abord avec la société singulière dans laquelle elle a vécu [...]. On peut décrire sa place dans l’histoire de la culture et aussi dans l’histoire des femmes. Notre méthode voudra être le souci du concret, la soigneuse prise en compte de la chronologie et le respect éventuel du silence des archives » (p. 12).

4C’est d’abord un tableau de la capitale, où « Présence du passé et poids de la géographie » rappellent la formation de la ville et de sa société métisse, puis le rôle, complexe et ambigu, de « la Cour » du vice-roi et, éventuellement, de la vice-reine, et les relations entre « la capitale et ses provinces ». Le chapitre suivant, consacré à « Culture et religion », souligne l’omniprésence et la puissance de l’Eglise, qu’il s’agisse du clergé séculier ou des ordres religieux proliférants, Eglise dont la puissance est fondée sur la richesse, et dont l’omniprésence est manifeste dans le domaine de l’éducation et de la culture tout autant que dans les hôpitaux :

« Le clergé possédait ...la moitié de la richesse foncière de la ville et de nombreuses propriétés à la campagne » (p. 52).

5Le chapitre suivant, « Les femmes et les couvents », développe et précise l’importance de la vie religieuse dans ce Mexique du xviième siècle, en s’intéressant plus particulièrement à la place faite aux femmes dans la société coloniale. Il rappelle le nombre des couvents et des beaterios, leur richesse, les mœurs et coutumes qui les régissent ; il souligne leur importance : « Cet univers que d’aucuns peuvent juger tout à fait parasitaire (...) est une des meilleures expressions d’une société spécialement dévote et cléricale qui vivait au rythme des cloches, ensuite et surtout, parce qu’il a exercé un rôle considérable dans la formation de l’identité mexicaine » (p. 69) – mais aussi leurs particularités, que l’A. qualifie joliment de « version exotique de la vie monacale » (p. 81).

6Cet aspect ambigu ressort clairement du chapitre très nouveau consacré à un personnage « emblématique », qui se trouve être le confesseur de Sor Juana : le jésuite Antonio Núñez de Miranda, régalé quelques années après sa mort d’une biographie en forme d’hagiographie. Prédicateur prestigieux, confesseur des vice-rois, théologien pondéré mais moraliste rigoureux, préfet d’une puissante congrégation, sa biographie cependant présente des « trous énormes et, chaque fois, très surprenants », que l’on peut rapprocher sans doute des indiscreciones et temeridades que lui ont reprochées certains supérieurs. Et l’A. conclut :

« Il est possible que les curieux jugements prononcés contre un homme aussi prestigieux s’appliquent en particulier à la conduite du père Antonio envers sa plus illustre pénitente, Sor Juana Inés de la Cruz ».

7Le cadre de vie ayant ainsi été précisé, on aborde la IIème Partie : « Sor Juana Inés de la Cruz », qui retrace la formation et l’évolution de la hiéronymite. Ses enfances, où cette fille illégitime passe de son village natal à la capitale, puis à la cour du vice-roi ; son entrée au couvent, où elle peut se livrer à sa passion d’apprendre, « lire, converser, écrire », qu’il s’agisse de lettres profanes, des textes sacrés ou de sujets savants. De sa curiosité intellectuelle, de l’activité de son esprit qui s’intéressait aux domaines les plus divers, ses écrits donnent la preuve. Mais si elle défend, en première ligne, l’accès des femmes à la culture, elle sait ne pas aller trop loin, et sa prudence en mainte occasion s’exerce dans une conscience très nette de sa condition de religieuse conventuelle, de telle sorte que, comme le rappelle l’A., il convient de nuancer nos appréciations :

« Sor Juana est souvent courageuse et non-conformiste. Mais notre bilan provisoire est décevant. (...) Sor Juana est très loin de ses contemporains européens. (...) C’est son attitude mentale qui mérite l’attention. Et c’est sur sa plume de poète qu’elle peut compter pour transcender sa prison intellectuelle » (p. 122).

8Les chapitres suivants s’intéressent donc, avec de nombreuses références aux textes, à cet aspect essentiel qu’est l’œuvre littéraire de Sor Juana. Ils en suivent les différentes étapes, autant que le permet le corpus incomplet qui nous est parvenu :

« On sait que beaucoup de textes sont perdus, et l’on ne peut dater qu’une partie de ce qui est conservé. (...) Ajoutons que l’essentiel de ses œuvres a été édité le plus souvent de l’autre côté de l’Atlantique. Même si elle sut parfois imposer sa volonté, elle était l’otage de ses amis et la victime éventuelle de ses imprimeurs » (p. 123).

Sor Juana apparaît ainsi dans le rôle de l’« écrivain sur commande », auteur de villancicos, romances, liras, de livrets d’emblèmes ornant tel ou tel arc de triomphe, que ce soit pour l’Eglise ou pour la cour du vice-roi, qu’elle fournit en comedias, poèmes de circonstance – loas ou quaestio, ainsi que la carta atenagórica – y compris en autos sacramentales. La poésie lyrique, sonnets, romances et villancicos, sont montrés dans leur perfection, comme illustration du « génie lyrique de Sor Juana ». Une étude toute particulière concerne le grand poème du Sueño, et le curieux auto sacramental El divino Narciso, avec les questions qu’il pose sur sa portée théologique ; ce chapitre d’analyses des textes fondamentaux se clôt sur un rappel du texte en prose Respuesta a Sor Filotea.

9Sor Juana est donc devenue « la décima Musa », reconnue, adulée, publiée en Espagne et au Portugal autant que dans toutes les Amériques, du Mexique jusqu’au Pérou : le chapitre suivant en apporte les multiples témoignages. Sa vie semble comblée, en dépit des jalousies et de quelques controverses, et le silence que la religieuse s’impose deux ans avant sa mort en semble d’autant plus inexplicable. Pour tenter d’éclairer cette énigme, à l’aide de documents récemment découverts et en reconstituant « un contexte historique assez fascinant », l’A. propose des hypothèses plausibles qui évitent les « simplifications abusives ». Elle rappelle le rôle du confesseur, le père Antonio Núñez, et les prolongements de l’affaire de la Carta atenagórica / Carta de Sor

10Filotea de la Cruz, mais aussi les émeutes de la faim qui avaient secoué Mexico en 1692. Un faisceau d’indices permet de proposer quelques solutions, même si des objections raisonnables empêchent toute certitude :

« En conclusion il faut bien redire que la nature intime de Sor Juana nous échappe. (...) Les explications extrêmes ne sont plus acceptables... » (p. 207).

A quoi nous ajouterons que la mort de Sor Juana si peu de temps après a donné un poids définitif à ce qui aurait pu n’être qu’une pause, un répit momentané dans une carrière soumise à tous les feux.

11Le silence qu’avait choisi la hiéronymite est peut-être à l’origine du long silence qui suit sa mort :

« Aussi bien en Espagne que dans le Nouveau Monde, il s’est produit pendant deux siècles un mélange d’oubli et de méconnaissance » (p. 209).

Et c’est de la longue série des avatars de la Dixième Muse que rend compte le passionnant dernier chapitre : « Le destin posthume », ou... comment lire ou ne pas lire, l’œuvre de Sor Juana.

12Avant une bibliographie « abrégée » mais essentielle, deux Annexes présentent deux textes peu connus : une lettre à son confesseur, qui apparaîtra comme une première version, ou une ébauche, de la Respuesta a Sor Filotea, et cette « Supplique au Tribunal divin », texte intime, aucunement destiné à la publication, que l’on peur rapprocher du « Mémorial » de Pascal.

13Servie par un style amène, voire primesautier, parfois même familier, avec des notes qui souvent, dans un basculement chronologique, tendent à illustrer l’actualité toujours vivante des prises de position de la religieuse mexicaine, Marie-Cécile Bénassy-Berling donne là, pour un public qui ne saurait se restreindre à quelques spécialistes, un aperçu complet sur la production d’« une femme de lettres exceptionnelle ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Claire Pailler, « Marie-Cécile BÉNASSY-BERLING, Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettres exceptionnelle. Mexique XVIIème siècle »Caravelle, 96 | 2011, 267-270.

Référence électronique

Claire Pailler, « Marie-Cécile BÉNASSY-BERLING, Sor Juana Inés de la Cruz. Une femme de lettres exceptionnelle. Mexique XVIIème siècle »Caravelle [En ligne], 96 | 2011, mis en ligne le 01 août 2019, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/4990 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.4990

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Auteur

Claire Pailler

Université de Toulouse

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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