Benoît Santini, Julio Zárate, América latina transfronteriza
Benoît Santini, Julio Zárate, América latina transfronteriza, Chambéry, Presses Universitaires Savoie Mont Blanc, 2023, 216 p.
Texte intégral
1Alors que la question du renforcement des frontières est à nouveau au cœur des débats politiques, en particulier en Europe et aux États-Unis, le présent ouvrage s’intéresse aux dimensions conceptuelle, linguistique, socio-économique de « l’Amérique latine transfrontalière » ainsi qu’aux représentations artistiques contemporaines qui en sont issues. En raison de la polysémie de l’adjectif “transfrontalier” qui implique la prise en compte de facteurs variés – géopolitiques, environnementaux, économiques, culturels – pour définir une notion « en pleine construction », la perspective transdisciplinaire a été privilégiée. Dans le cadre d’une collaboration entre les Universités Littoral Côte d’Opale et Savoie Mont-Blanc ont été associés des chercheurs– français et hispano-américains, confirmés ou en devenir – en littérature, arts plastiques, science politique, philosophie et sociologie. Dix contributions analysent les formes et les effets de la traversée des frontières, réelle ou fictionnalisée, selon trois axes dont les contenus permettent de dresser une carte mentale propre à alimenter la réflexion.
2Le premier axe a trait aux représentations plastiques et littéraires. Il met en relief un univers artistique hybride, fait d’influences et d’héritages assimilés et réinterprétés dans un double mouvement centripète et centrifuge, en même temps que sont interrogés les mobilités – en particulier sud-nord –, les nouveaux modes de relation aux territoires et la perspective de forger une unité régionale qui permette de construire une latino-américanité, voire une américanité.
3L’étude de l’œuvre d’INTI Castro (1982) montre ainsi comment cet artiste urbain renommé a fait évoluer la tradition chilienne du muralisme, très présente durant la dictature de Augusto Pinochet. S’ouvrant à l’espace latino-américain puis à un monde globalisé, il a progressivement dépassé les frontières (géographiques, plastiques et culturelles) et configuré une reterritorialisation iconographique. La transgression des frontières est devenue un élément constitutif de son style sans que ses racines artistiques et le contexte chilien soient absents de ses créations. L’examen de El insomnio de Bolívar (2009), essai de Jorge Volpi (Mexique, 1968), questionne l’appellation et l’existence d’une Amérique « latine » envisagée comme le facteur déterminant d’une unité et d’une identité régionales ainsi que l’interdépendance toujours plus forte vers l’extérieur, en l’occurrence celle du Mexique, pays transfrontalier et transcontinental s’il en est, vis-à-vis des États-Unis. De la même façon, l’étude du parcours migratoire d’enfants sans papier qui passent par l’Amérique centrale pour franchir de manière illégale la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis dans Lost Children Archive (2019) de Valeria Luiselli (Mexique, 1983) met en relief les liens et les tensions qui surgissent de cette interdépendance régionale. Un autre volet du phénomène transfrontalier s’applique à la construction littéraire du texte lui-même avec l’effacement des frontières textuelles et génériques au bénéfice d’une « fiction d’archive » qui tisse fiction, archive et témoignage. Enfin, l’analyse de la représentation des frontières dans les villes latino-américaines dans les romans No voy a pedirle a nadie que me crea (2016) de Juan Pablo Villalobos (Mexique, 1973), et El diablo en las provincias (2017) de Juan Cárdenas (Colombie, 1978) décrit la déterritorialisation non comme une forme de dépassement des frontières mais comme un « nœud » où se produit une série de tensions et de liens entre éléments hétérogènes. La frontière est ainsi considérée comme une zone de déploiement d’imaginaires et d’intérêts divers, un lieu où les différences, plus que s’effacer, prennent tout leur sens.
4Le deuxième axe considère le concept transfrontalier dans son rapport à la langue. La réflexion est conduite au prisme des liens entre langue et nationalité, des revendications d’une identité linguistique au sein d’un même pays – ce qui implique de redéfinir les frontières internes des imaginaires nationaux –, de la conception globalisatrice et standardisée de l’espagnol qui produit un effet contraire à la vocation de contact et d’ouverture des langues.
5L’analyse de la figure de Silvia Baron Supervielle (1934), qui vit entre deux langues et deux fleuves, la Seine et le Río de la Plata, l’inscrit dans une dynamique « ouverte, nomade et transfrontalière » et fait de son écriture un espace sans frontière. Elle est l’illustration de l’expérience individuelle et littéraire du déplacement et de la traversée de frontières qui permettent à l’écrivain d’accéder à des sources culturelles d’espaces distincts et de fabriquer un langage et un moyen d’expression uniques. L’emploi du bilinguisme, interprété comme une manifestation intrinsèquement transfrontalière, peut aussi être appréhendé comme un outil de nature à faire bouger les frontières. C’est ce que montre l’étude qui porte sur huit courts récits produits par des auteurs serranos du Pérou qui traitent du conflit armé interne (1980-2000), en mêlant quechua et espagnol. Ces deux langues qui clivent une même société renvoient à la représentation géographique traditionnelle du Pérou (fondée sur une opposition entre la Costa et la Sierra) et à l’idéologie progressiste héritée du xixe siècle, qui a durablement marginalisé la population andine, majoritaire, en faisant des « barbares » face au monde « civilisé » de la Côte. L’objectif de ces récits est de déconstruire la relation de domination et de mettre les deux langues sur un pied d’égalité, en rappelant que l’andin quechuahablante a été l’un des principaux « visages de la violence ». Une telle démarche invite à repenser l’imaginaire national et à redéfinir la frontière interne. Enfin, la politique de standardisation de l’espagnol, envisagé comme une ressource naturelle exploitable et fonctionnant dans une logique d’échanges transnationaux qui créent un espace commun à des fins, par exemple, commerciales, est mise sur la sellette dans une réflexion critique sur l’« hispanophonie » en Amérique latine. Une telle politique s’exerce au détriment de la diversité linguistique de l’ensemble des pays hispano-américains et de la multitude de productions culturelles qui traversent les frontières.
6Un dernier axe aborde les problématiques liées aux migrations parmi lesquelles le caractère forcé multifactoriel des migrations massives en Amérique latine (origines climatiques, politiques, économiques et sociales), les politiques en matière de circulation, régularisation et intégration des migrants, les relations entre pays voisins et du Sud avec le Nord ainsi que l’absence d’une véritable coopération entre les États concernés.
7La migration des Colombiens en Équateur est étudiée à partir des représentations qu’en ont les Équatoriens, la construction de l’État-nation influant sur la conception des régimes et des politiques migratoires. Si la Constitution équatorienne de 2008 garantissait une série d’avancées en matière de respect des droits des migrants, leur stigmatisation ainsi que celle de la figure du réfugié restent très présentes. Une vision générale du processus migratoire vénézuélien est proposée selon trois angles : l’origine politique et économique des migrants ; les conditions et le volume de la migration et les politiques migratoires établies par huit pays récepteurs desdits migrants. Il s’agit d’une étude comparative des critères d’action de chaque État en matière de réception, de régularisation et de contention. En ressort l’absence d’une stratégie commune de concertation ainsi que d’une intégration régionale capable de déboucher sur une solidarité politique pour gérer « la plus grande crise migratoire en Amérique latine au xxie siècle ». Les différents phénomènes migratoires concernant la région centraméricaine sont aussi examinés en partant du fait que la caractéristique essentielle des migrations contemporaines est leur caractère forcé. Ces migrations sont présentées comme des processus sociaux transfrontaliers en raison de la situation des pays centraméricains : lieux d’origine, de passage et de destination. L’analyse souligne l’urgence qu’il y a à prendre en compte l’interdépendance régionale et l’intérêt de concevoir des politiques publiques articulées, qui intègrent la sécurité et la qualité de l’accueil des migrants.
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Heymann, « Benoît Santini, Julio Zárate, América latina transfronteriza », Caravelle, 123 | -1, 183-185.
Référence électronique
Catherine Heymann, « Benoît Santini, Julio Zárate, América latina transfronteriza », Caravelle [En ligne], 123 | 2024, mis en ligne le 05 décembre 2024, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/15973 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1315n
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page