Manuel Hernández González, La emigración canaria a Venezuela a lo largo de la historia
Manuel Hernández González, La emigración canaria a Venezuela a lo largo de la historia, Santa Cruz de Tenerife, LeCanarien Ediciones, 2023, 228 p.
Texte intégral
1Les nombreuses études consacrées par Manuel González à l’émigration canarienne vers le Venezuela méritaient depuis longtemps une synthèse sur la question. Telle est chose faite, grâce à la bibliothèque d’auteurs canariens créée par son éditeur, à vocation certes de divulgation historique mais dont la rigueur scientifique n’est pas oubliée pour autant. L’ouvrage se décline suivant plusieurs thématiques chronologiquement situées, la période coloniale et l’Indépendance occupant la moitié des chapitres, un choix vraisemblablement dû à la spécialisation de l’auteur dans ces périodes de la Historia de América, qu’il s’agisse du Venezuela ou encore de Cuba et de Saint-Domingue. Après avoir rappelé le rôle joué par l’émigration canarienne dans la conquête et la colonisation de Tierra Firme, y compris sous une forme principalement familiale pour la période qui va de 1670 à 1749, M. González s’attache à « la fin de la prospérité » et à la rébellion de 1749. À noter que le premier chapitre consacré à la conquête et colonisation fait office d’introduction et de ligne directrice, tant est présent, jusqu’à une période récente, le thème de l’immigration canarienne dans l’histoire du Venezuela. Cette approche se nourrit par ailleurs d’une connaissance duelle et extrêmement pointue, à la fois en ce qui concerne un territoire pourvoyeur d’émigrants vers le Nouveau Monde – les Canaries – et l’Amérique espagnole évoquée précédemment. L’auteur ne manque d’ailleurs pas de rappeler que les Canaries furent le « premier espace des Indes », et même, des Amériques, d’autant qu’en plein xviiie siècle, on pensait encore, depuis la Péninsule, que les îles, déjà point de passage voire escale obligée sur la route des Indes, étaient parties intégrantes de celles-ci.
2Dès les débuts de la colonisation, l’archipel joua par conséquent un rôle majeur dans la diffusion et commercialisation des productions locales, plantes et animaux, de leurs passeurs – dûment enregistrés dans les Catálogos de pasajeros a Indias – et de leurs savoirs, des deux côtés de l’Atlantique, dans une conjoncture où les Canaries jouaient elles-mêmes un rôle d’attracteur pour d’autres colons ou pour les banquiers de Charles V (thème des Welser et de la gobernación de Venezuela). M. González répertorie ainsi les acteurs de cette conquête (y compris dans sa dimension évangélisatrice) amplement documentée par le chroniqueur José de Oviedo y Baños. Il insiste sur le fait que ces acteurs isleños jouèrent un rôle décisif dans l’administration des richesses locales, contribuant à créer un « groupe oligarchique d’origine isleña », partie prenante dans la prospérité de la Capitainerie générale à partir du xviie siècle (pas seulement la frange côtière, de Maracaibo à Cumaná, mais aussi la région andine et llanos compris). Ceci grâce au commerce du tabac et du cacao (hacendados, mercaderes) : ce sont les familles Ascanio, Blanco, Ponte, que l’on retrouve d’ailleurs dans la généalogie du Libertador Simón Bolívar et dans les généalogies nobiliaires/mantuanas de la province. Nombre d’entre eux furent alcaldes, regidores ou alguaciles tout au long de la période coloniale. Cette « fusion d’intérêts entre lignage et commerce canario-vénézuélien » devient ainsi le dénominateur commun des relations extrêmement régulières entre les deux espaces, que conforte jusqu’à la seconde moitié du xviiie siècle une émigration à caractère familial, dans un contexte toutefois de concurrence commerciale exacerbée (Portugal, Angleterre, Pays-Bas), de fin de l’encomienda (1691) et de rivalités dans le commerce d’esclaves (ainsi depuis Curaçao) puis d’affrontements des Empires dans la « Méditerranée des Caraïbes ». L’auteur rappelle également un fait parfois passé sous silence, à savoir la présence de mulâtres et noirs libres dans les îles (10 % de la population), aussi bien en ville (Tenerife) qu’en milieu rural, une population que l’on retrouvera au Venezuela, contribuant de la sorte au métissage socio-culturel et religieux.
3La création du monopole de la Compañía Guipuzcoana (1728) puis les réformes des Bourbons, écarteront en partie les immigrants canariens du pouvoir politique local et du commerce du cacao. Cette date est présentée comme le point de départ de rivalités sociales et commerciales, voire de rébellions bien connues des spécialistes du xviiie siècle, que tendent à accentuer les guerres entre puissances européennes et la concurrence des empires déjà citée, sur lesquelles l’auteur revient en s’attachant principalement à la période de la Révolution d’Indépendance. Y sont décrits aussi bien les conséquences d’une conjoncture aux origines européennes que son impact sur la poursuite de l’émigration depuis les Canaries. Deux chapitres sont thématiques, l’un consacré à l’émigration et à la vie conjugale, là aussi dans un contexte normatif changeant (Reales Pragmáticas de matrimonio, en particulier celle de 1776, et la question de la « blancheur » revendiquée par les élites et au-delà, le rôle de la parenté y compris « spirituelle ») désormais bien connu des spécialistes d’histoire sociale, l'autre porte sur la vie quotidienne des Canariennes au Venezuela (là aussi étudiée avec précision par les spécialistes d’histoire des femmes in situ). Y sont évoqués l’endogamie ethnique et les processus d’acculturation. Ces deux chapitres thématiques assurent dans une certaine mesure la transition vers la période de l’Indépendance et la « peur de l’insurrection », particulièrement étudiée pour la région. Il est souligné, à travers de multiples d’études de cas, que les isleños (dont les blancos de orilla, ou petits-blancs) y participèrent dès 1808, assumant la rupture avec la Régence, malgré l’opposition manifeste des « oligarchies locales » (Maracaibo, Coro, Guayana).
4Avec le xixe siècle s’ouvre une nouvelle phase de l’émigration canarienne, caractérisée par sa promotion officielle par les classes dominantes et les gouvernements conservateurs dès les années 1830, suite au désastre démographique consécutif à la longue guerre d’Indépendance puis à l’abolition de l’esclavage. Cette immigration sélective, favorisée par exemple par Páez, bénéficiait ainsi de l’octroi immédiat de la citoyenneté, de cessions de terre, d’exemption de la conscription et même d’exemption de contribution directe sur la production. À noter que l’arrivée au pouvoir des libéraux, avec les Monagas (cependant d’origine canarienne) eut pour conséquence une limitation de ce nouveau flux migratoire – à son maximum dans les années quarante – et de cette main-d’œuvre néanmoins confrontée à un processus d’exploitation, dûment rappelé par l’auteur, parfois minée par la pauvreté, prompte à la rébellion comme le rappelèrent bien des chroniqueurs, mais tout aussi bien dénoncée par les inspirateurs de la Guerre fédérale après 1859, notamment dans les vallées du Tuy. L’auteur rappelle aussi que la médiation des États-Unis fut sollicitée à cette occasion, avant que les Canariens ne soient à nouveau le prétexte à dissensions diplomatiques, cette fois avec l’Espagne, en lien avec l’occupation de la République dominicaine.
5Ultérieurement, le Venezuela devait conforter sa deuxième place (après Cuba) dans la liste des destinations prisées des émigrants, une émigration qui demeure cependant difficile à quantifier en raison de sa composante clandestine. L’ouvrage met également en valeur le fait que le gouvernant positiviste Guzmán Blanco tint à favoriser cette émigration dès 1874, au moyen d’un décret favorisant les « agriculteurs », par la prise en charge de leur voyage et le développement de « colonies agricoles ». On voit également que la presse de l’époque se fit l’écho d’un nouveau débat à l’endroit de l’immigration canarienne et de son intérêt pour l’avenir du pays, intérêt remis en question dans les premières décennies du xxe siècle – sous la dictature de Juan Vicente Gómez – avant de redevenir la « panacée », en d’autres termes une destination refuge, à l’occasion de la guerre civile d’Espagne. Le processus s’inversera à nouveau lors de la crise économique et sociale des années 1990 et l’arrivée au pouvoir de H. Chávez, l’aggravation de la crise sous la présidence de son successeur, la montée de l’hyperinflation et les expropriations de terres, qui affecteront durablement une communauté canarienne désormais tentée par le retour. Le mouvement de va-et-vient est, une fois encore, inscrit dans le devenir des migrants canariens.
6Ce parcours à travers des épisodes et des circonstances parfois peu connus ou moins mobilisés par les historiens venezolanistas, que complète une bibliographie cependant quelque peu succincte, a indéniablement valeur de synthèse aussi bien pour l’histoire sociale du pays que pour son histoire économique, ainsi que pour celle des Canaries en termes de circulations transatlantiques, à la fois sociales et culturelles. Il constitue une invitation pour le lecteur à poursuivre ces itinéraires de migrants via la lecture d’ouvrages encore plus documentés de l’auteur, sur l’émigration canarienne en Amérique notamment, « tout au long de l’histoire ».
Pour citer cet article
Référence papier
Frédérique Langue, « Manuel Hernández González, La emigración canaria a Venezuela a lo largo de la historia », Caravelle, 123 | -1, 174-177.
Référence électronique
Frédérique Langue, « Manuel Hernández González, La emigración canaria a Venezuela a lo largo de la historia », Caravelle [En ligne], 123 | 2024, mis en ligne le 26 novembre 2024, consulté le 14 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/15951 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1315k
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