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Comptes rendus

Laura Machuca, Daniela Marino, Évelyne Sanchez (ed.), Justicia, infrajusticia y sociedad en México siglos xviiixxi

Frédérique Langue
p. 171-174
Référence(s) :

Laura Machuca, Daniela Marino, Évelyne Sanchez (ed.), Justicia, infrajusticia y sociedad en México siglos xviiixxixviiixxi, Madrid, Casa de Velázquez, 2023, 229 p.

Texte intégral

1Fruit d’une collaboration franco-mexicaine et d’un colloque international sur le thème de la justice au Mexique du xvie au xxie siècle, cet ouvrage à plusieurs mains s’inscrit dans une historiographie déjà conséquente autour des relations entre la justice et ses acteurs, institutionnels ou sociaux, et leurs pratiques effectives en Amérique hispanique. Adoptant une approche d’histoire régionale comparée, il prend en considération des régions « périphériques » voire « frontières » (Yucatán, Zacatecas, Chiapas…), évitant de se limiter à la région centrale habituellement prisée de l’historiographie mexicaine. Il privilégie par conséquent une hypothèse qui fait de la justice locale le régulateur de conflits, à travers la figure des letrados présents dans les différents types de tribunaux. Le choix de la longue durée obéit en effet à une réalité persistante, celle de la quête de modernisation de la justice, depuis les réformes mises en œuvre par les Bourbons au xviiisiècle, puis la professionnalisation de ses acteurs au xixe siècle et l’élaboration de nouveaux codes. Pour le xxe siècle, on relèvera l’importance acquise par la garantie des droits des citoyens et des minorités, ainsi que la présence de nouvelles institutions souvent mises en avant, comme la Suprema Corte de Justicia ou les tribunaux afférents.

2L’ouvrage insiste à juste titre sur le fait que, depuis la période coloniale et tout au long du xixe siècle, les représentants de la justice, un exercice assumé parfois à titre honoraire, occupèrent fréquemment des charges politico-administratives (gouverneur, alcalde mayor, subdelegado, juez de paz, fonctionnaires de tribunaux locaux, vecinos alphabétisés, etc.) sans pour autant pouvoir faire état d’une formation de juriste. Le xixe siècle est, de ce fait, devenu le siècle des tinterillos en tout genre, avant que l’autonomisation de l’institution et la professionnalisation de celle-ci, une tendance perceptible dans d’autres domaines de la vie politique et sociale mexicaine, n’impose une relative transparence et la justification des jugements rendus. Le xixe siècle est donc appréhendé comme le siècle de la modernisation de la justice, aussi bien de ses institutions que de ses acteurs (professionnalisation des magistrats) et des codes qui la régissent (civil et pénal). L’originalité de cet ensemble repose dès lors sur cette approche diachronique passée au prisme de régions considérées a priori comme non centrales dans le système judiciaire mexicain, ainsi que sur la prise en compte de la culture juridique sur le long terme. Il tire par ailleurs le meilleur parti des développements récents de l’histoire du droit à différentes échelles.

3Trois moments, posés comme de « transition », sont mis en exergue : les décennies suivant la promulgation de la Constitution de Cadix (1812) et le passage de la tradition juridique de la Monarchie hispanique (derecho indiano) à un nouveau système juridique à même de répondre aux attentes des jeunes nations ibéro-américaines ; la période qui commence en 1871, avec la promulgation définitive d’un certain nombre de codes modernisateurs, et englobe le Porfiriat et la Révolution ; enfin, dans les dernières décennies du xxe siècle, un temps de réforme des tribunaux et de retour à une justice de « proximité » (et pas seulement des élites). La problématique s’ouvre de fait à certaines questions, liées aux revendications agraires, notamment. En témoigne le recensement historiographique proposé en ouverture, lequel permet de discerner, au Mexique comme dans d’autres pays du continent – en particulier l’Argentine –,l’émergence d’une nouvelle histoire de la justice en lien avec ce qui serait une nouvelle histoire politique, en liaison également avec le recours à la prosopographie et la prise en compte d’une histoire agraire faisant désormais une place de choix aux communautés indigènes.

4La légitimité du pouvoir et de ses pratiques, et la « culture juridique » qui fonde les relations entre société et justice, se trouvent par conséquent au cœur de cette réflexion en trois temps sur les transitions identifiées dans le cadre du système juridique. La justice est présentée dans une première partie comme un « instrument de contrôle politique et social », et ce, depuis l’Ancien Régime. Les archives judiciaires et leurs historien(ne)s revisités par Michel Bertrand permettent à cet égard de faire apparaître la variété des situations, de leur « réception » et des univers culturels en présence, comme celle des acteurs sociaux, fréquemment absents d’autres types de sources. Elles autorisent par conséquent un certain nombre de questionnements à l’endroit de l’historiographie existante sur la justice coloniale, et que l’on retrouvera tout au long de l’ouvrage, et sur le maintien, en définitive, d’un « ordre social » par le droit. On relèvera ici que des choix bibliographiques ont nécessairement été faits, compte tenu de leur accessibilité parfois, ou de leur disponibilité immédiate (en ligne) dans la sélection des travaux mentionnés. Se fondant sur des études de cas, Soizic Croguennec s’attache pour sa part à considérer parallèlement deux espaces relevant tous deux du Tribunal de l’Inquisition de Mexico, ceux de la Nouvelle-Espagne et de la Louisiane, confrontés au « défi des mobilités atlantiques » et des circulations d’idées révolutionnaires affectant les périphéries impériales dans les années précédant la Révolution d’Indépendance. Ce type d’approche conduit à considérer également la « capacité d’action » des acteurs sociaux en prise avec le facteur de la distance aux centres de pouvoir. Une situation similaire et les tensions politiques liées à l’exercice d’une justice en manque de magistrats et aux revendications des communautés indigènes, dans un contexte de centralisation tardive, sont abordées par Juan Carlos Sarazúa Pérez pour le Chiapas. Y est revendiqué le principe d’une « transition juridique » située « entre colonie et annexion » (1820-1945).

5Dans un deuxième temps se trouve soulignée la quête d’« adhésion sociale » et du « juge idéal ». Dans cette perspective, Víctor Gayol met l’accent sur le fonctionnement des tribunaux « par le bas ». L’analyse est, de fait, centrée sur le rôle des réseaux de parenté, d’amitié, de clientèles et d’intérêts, en d’autres termes, celui des agents ou plutôt des vecinos dans la juridiction de Tulancingo dans les dernières décennies du xviiie siècle et au début du xixe. S’y trouve rappelée à juste titre l’adaptation des « « pratiques culturelles locales de pouvoir et des intérêts en présence suite à la promulgation en 1786 de la Real Ordenanza de Intendentes pour la Nouvelle-Espagne et au rôle dévolu aux subdelegaciones. Pour sa part, la justice rurale dans la première moitié du xixe siècle retient l’attention de Laura Machuca, à travers les charges de alcalde conciliador et de juez de paz, qui, après la promulgation de la Constitution de Cadix, mettent en avant le rôle de la conciliation. Celle-ci s’impose plus particulièrement dans des conflits relevant de la vie quotidienne, dont la résolution s’impose localement aux autorités politiques. Là encore, le recours à des juges non professionnels (malgré l’intérêt croissant porté à la formation juridique de ces derniers), ainsi certains vecinos et notables, demeure une constante. La rareté des professionnels de la justice, que l’on relève autant à Mérida qu’à Zacatecas (Cristián Rosas Iníguez)) explique par ailleurs le souhait des États de s’impliquer dans leur formation (colegios). Il reste que la justice de proximité demeure le maillon faible de ces réformes, y compris en ce qui concerne les pueblos originarios situés au sud de la ville de Mexico et leur « intermédiaire oublié », le subdelegado (Verónica Briseño).

6Les insuffisances et les zones d’ombre du système font l’objet d’une troisième partie qui tend à définir plusieurs scenarios ou catégories d’acteurs, depuis la corruption au tribunal, le manque de professionnels et la difficulté à rendre une justice sociale face à la grande propriété terrienne. Les réseaux d’acteurs s’avèrent incontournables, tels les réseaux familiaux ou clientélistes du Chiapas (Rocío Ortiz Herrera) à la fin du xixe siècle. Quant aux employés dits subalternes des instances judiciaires locales, mal rémunérés et contraints d’exercer d’autres activités, comme c’est le cas à Tlaxcala dans les premières décennies du xxe siècle, ils demeurent soumis au bon vouloir des magistrats du Tribunal de l’État dont à peine la moitié avait le profil et l’expérience requis pour exercer une telle charge (Évelyne Sanchez). Prolongeant cette réflexion, l’analyse de Gabriela Torres-Mazuera sur la justice agraire de 1992 à 2019 met l’accent sur « l’urbanisation et la « désagrarisation » » du Mexique rural, en d’autres termes, l’autonomie de principe désormais accordée aux tribunaux agraires (en 1992 est créée la Procuraduría agraria).

7Evelyne Sánchez conclut cet ensemble d’études relevant de la micro-histoire en revenant sur certains points soulevés par les contributeurs, qu’il s’agisse de l’organisation des tribunaux, de l’accès à la justice ou de ses absences dans certaines régions, de la corruption et du népotisme et, in fine, du peu de crédit accordé aux acteurs « collectifs ». On voit bien que la dimension infra-judiciaire du règlement des conflits s’inscrit ici dans le long terme, non au profit d’une nouvelle histoire de la justice mais bel et bien de ses évolutions normatives et de ses relations avec les sociétés et les pratiques judiciaires locales dans un contexte de réforme du système judiciaire à l’échelle nationale. Cette lecture critique et qualitative des principes défendus par les diverses réformes vers davantage de transparence et d’égalité, rejoint à cet égard l’interprétation de la culture juridique telle que l’a proposée Timo Schaefer. Des mesures destinées à faciliter l’application d’un même droit pour tous, telle la publication des codes civil et pénal et la justification des sentences rendues, se trouveraient en fait « à contretemps de l’évolution de la culture juridique de la population ». S’y ajouterait la méfiance ressentie depuis des espaces voire des marges de négociation construits depuis des siècles par rapport à une modernisation relativement rigide et une conception centralisatrice de la justice. Les hypothèses formulées par les auteurs autour de la « transition juridique », concept forgé dans les années 1980 par María del Refugio González, permettent en revanche de mettre en évidence la permanence de ces espaces de conciliation ainsi que la question de la légitimité des juges. La culture juridique apparaît, en définitive, fondée sur un continuum, malgré la dégradation des relations entre justice et société survenue depuis la Révolution. Cette belle « histoire polyphonique de la justice » est donc loin de clore un débat aux multiples facettes et aux héritages non moins diversifiés, y compris du point de vue historiographique, et constitue par là même une invitation à approfondir ces hypothèses sur le long terme pour l’ensemble des régions mexicaines.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédérique Langue, « Laura Machuca, Daniela Marino, Évelyne Sanchez (ed.), Justicia, infrajusticia y sociedad en México siglos xviiixxi »Caravelle, 123 | -1, 171-174.

Référence électronique

Frédérique Langue, « Laura Machuca, Daniela Marino, Évelyne Sanchez (ed.), Justicia, infrajusticia y sociedad en México siglos xviiixxi »Caravelle [En ligne], 123 | 2024, mis en ligne le 26 novembre 2024, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/15950 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/1315j

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