- 1 Lors de l’écriture de cet article, les pays de la Communauté Andine des Nations (CAN) préparaient e (...)
1La frontière colombo-vénézuélienne s’étend sur 2 219 kilomètres, entre le désert de la Guajira au nord, la fin de la cordillère orientale des Andes, un secteur de plaines et les débuts des profondeurs amazoniennes au sud. Cette frontière internationale est l’une des plus longues et dynamiques du continent sud-américain, et paradoxalement l’une des plus complexes et moins étudiées, en dehors de la littérature latinoaméricaine hispanophone. Espace privilégié du commerce des marchandises locales et importées depuis le xixe siècle, cette frontière connaît depuis longtemps une activité essentielle de contrebande (vivres, essence, viande, etc.) qui se conjugue avec la puissante économie souterraine régionale, faite d’activités illégales dérivées de transactions monétaires et non monétaires liées aux grands trafics internationaux. Ces échanges sont contrôlés par des structures de plus en plus robustes, liées de nos jours aux grands réseaux de la criminalité organisée internationale qui regroupent notamment les trafics d’armes, de stupéfiants de migrants en situation irrégulière et l’extraction minière illégale, qui redéfinissent les contours de l’action publique et celle des forces de l’ordre1.
2Les enjeux géostratégiques et économiques contemporains de l’agenda global se cristallisent, en général, sur l’ensemble des frontières latino-américaines, mais peuvent être observés et étudiés, en particulier, le long de la frontière colombo-vénézuélienne. Inégalités accrues, affrontements armés, migrations, bouleversements dans le marché de travail, risques climatiques, menaces pour la santé humaine et la biodiversité, insécurité alimentaire, sont autant de manifestations qui mettent en évidence la vulnérabilité de la population et celle des institutions.
- 2 Penagos, Lina María, Transposiciones burocráticas funcionales. De los efectos de las economías subt (...)
- 3 L’article ne s’attache pas à caractériser précisément les acteurs de ces zones. Un travail approfon (...)
3L’article s’intéresse à l’architecture institutionnelle à laquelle donnent forme les économies souterraines présentes à la frontière binationale. Par conséquent, il ne discutera pas la représentation symbolique que se font les habitants de cet espace, dont les liens sont historiques, étroits et incontestés. Il s’agit plutôt d’observer les dynamiques à l’œuvre sur cette frontière et d’interroger l’affirmation d’acteurs illégaux et leurs interactions avec la présence des États. À cette fin, nous mobilisons la notion de transposition bureaucratique fonctionnelle, développée dans la thèse doctorale2 pour désigner la manière dont la criminalité organisée opère en produisant une altération de l’organisation institutionnelle des États, mais sans s’y subsister pour autant complètement, au gré de ses besoins3. Cette réflexion se situe dans les débats contemporains sur les liens entre légalisme et illégalisme et sur les effets des phénomènes transnationaux sur les acteurs étatiques. Par ailleurs, du fait de la continuité de phénomènes de violences et de migrations à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, le thème trouve dans cet espace une acuité et une actualité particulières.
4L’illégalisme et le légalisme se trouvent ainsi enchevêtrés autour des économies souterraines dont leurs acteurs ont la capacité d’infiltrer les institutions étatiques et de s’y substituer à leur guise, comme l’ont mis en évidence les travaux de terrain effectués aux points stratégiques de la frontière entre 2008 et 2020, qui ont comporté observations et entretiens semi-directifs (50 au total) avec la population civile, les institutions clés en Colombie et au Venezuela comme les polices des douanes et les gardes nationales, mais aussi l’Agence des Nations unies pour la réincorporation et la normalisation (ARN) en Colombie et le Service Jésuite des réfugiés. Le travail de terrain s’est concentré sur la manière dont l’ensemble de ces activités tourne autour de l’instrumentalisation de la bureaucratie étatique existante, mais défaillante, pour s’assurer que chaque engrenage de la chaîne fonctionne correctement pour garantir les transactions illégales.
5L’analyse développée dans cet article se centre sur la partie nord-est de la frontière colombo-vénézuélienne, entre le département du nord de Santander (Colombie) et l’État de Táchira (Venezuela), où se concentrent une grande partie des trafics. Cela représente environ un cinquième de la ligne frontalière entre les deux pays, qui s’étend au total sur sept départements colombiens et quatre États fédéraux vénézuéliens. La complexité et la dangerosité dans l’accès au terrain pour les chercheurs et les enjeux sécuritaires majeurs dus aux affrontements armés expliquent aussi le choix du secteur frontalier étudié.
6Dans une première partie, il s’agit de présenter les relations de pouvoir qui se jouent sur la frontière colombo-vénézuélienne autour des économies souterraines. Nous examinons ensuite plus précisément les transformations dans les échanges frontaliers, soit le passage des trafics historiques tels que les vivres et l’essence vers la montée en puissance du trafic de drogues contrôlé par des réseaux liés à la grande criminalité organisée internationale. La dernière partie discute l’application sur cette frontière de la notion de transposition bureaucratique fonctionnelle, dans le but de comprendre la manière dont le crime organisé concourt à la transformation de l’architecture institutionnelle formelle de l’État.
7La frontière colombo-vénézuélienne est considérée comme l’une des plus dangereuses du continent sud-américain. Elle est un point majeur d’attention en termes de sécurité, de défense et de droits de l’Homme. Son fonctionnement met en évidence la manière dont les entreprises transnationales de la criminalité organisée opèrent et s’adaptent aux évolutions du marché international, en profitant de la déréglementation et/ou du relatif abandon de territoires par les pouvoirs publics pour déployer les actions nécessaires au succès de leurs profits.
- 4 Le nom des Aguilas Negras a surgi au début des années 2000 dans le nord-est de la Colombie, près d (...)
- 5 Ávila, Ariel et al., La Frontera Caliente entre Colombia y Venezuela, Corporación Nuevo Arco Iris, (...)
8La frontière colombo-vénézuélienne témoigne des rapports de domination très divers qui s’inscrivent dans un espace géographique stratégique pour les trafics. De nombreux groupes ont une forte présence dans la zone. S’y déploient des groupes de guérillas colombiens, tels que le front 33 de la dissidence des FARC-EP, l’ELN (Armée de libération nationale) et l’EPL (Armée Populaire de Libération), mais aussi d’autres organisations comme le Bloc nord des forces d’autodéfense, et les groupes criminels appelés initialement, par le gouvernement colombien, « bandes criminelles émergentes au service du narcotrafic » (BACRIM) et, depuis 2017, « Groupes armés organisés » (GAO). Les GAO correspondent notamment aux structures du Clan du Golfe, des Rastrojos, de l’Armée paramilitaire du nord de Santander (EPN) et des Puntilleros. Certains de ces groupes ont étendu leur action au Venezuela ; d’autres, comme Los Rastrojos, Las Águilas Negras4, et l’armée privée du narcotrafiquant Daniel Barrera Barrera, plus connu sous le surnom du « fou Barrera », se sont formés au Venezuela et, de là, ont étendu leurs opérations vers des régions proches de la Colombie5.
- 6 Créés par le gouvernement de Hugo Chávez après la tentative de coup d’État de 2002 et la grève des (...)
- 7 Ibid.
9Progressivement, les GAO se sont articulés aux structures vénézuéliennes dites « colectivos »6. Dans le cas colombien, « la consolidation violente de ces structures (…) s’est accompagnée de montée des élites politiques locales associées à la criminalité, et de reconfiguration du différend territorial avec les groupes de guérilla »7. Dans le cas du Venezuela, des secteurs issus des hautes sphères de l’État réunis dans le cartel de los Soles, ainsi que de la Garde bolivarienne, ont participé activement à des activités illégales telles que le trafic de drogue, le trafic d’essence et l’exploitation minière illégale. Des hommes d’affaires, des propriétaires terriens et des membres de la force publique ont également collaboré à ces activités comme le révèlent les rapports périodiques de la Fondation Idées pour la Paix depuis 1999.
10Qu’il s’agisse de corrompre le système institutionnel ou de coopérer avec la force publique lorsque cela est nécessaire, ces organisations ont la capacité de forcer la population à se déplacer en fonction de la demande de travail (par exemple dans les plantations de coca) ou d’autres intérêts comme s’assurer de routes sûres pour leurs trafics, et la capacité manifeste de pénétrer et de s’approprier les réseaux les plus visibles mais aussi les plus subtils de l’architecture étatique.
- 8 D’après les calculs de l’Institut des études sur le développement et la paix, INDEPAZ, rapport 2020
- 9 Cibles fréquentes de l’activité criminelle sous forme d’extorsion, exploitation sexuelle et micro-t (...)
- 10 D’après l’estimation du bureau du Procureur de Colombie.
11L’ampleur, l’évolution et l’impact des économies souterraines dans la vie de la région ont été constatés lors des visites de terrains depuis 2007. Les échanges classiques tournaient autour de la contrebande, notamment d’essence et de viande, toutes sortes de trafics de biens et services. Les acteurs qui en sont à l’origine vont de groupes fragmentés dédiés au micro-trafic aux plus grands maillons de la criminalité organisée autour du trafic de cocaïne (42 043 hectares de culture en 2022 dans la région du Catatumbo, d’après l’Office de l’ONU contre la drogue et le Crime), d’armes (2 694 membres armés dans les groupes criminels)8, de migrants (503 682 personnes entrées de manière irrégulière en Colombie depuis le Venezuela entre 2015 et 2022)9 et de minerais tels que l’or et le coltan (essentiel dans l’industrie des appareils électroniques, avec un chiffre d’affaires de 590 000 € pour les groupes armés en 202110). Cette diversification des économies souterraines rend compte du dynamisme des activités illégales ; elles sont très lucratives malgré les effets néfastes sur la structure sociale et politique de la région.
12Les données empiriques recueillies sur le terrain montrent que les distorsions des marchés, la corruption et les fragilités institutionnelles ont créé des conditions idéales pour le développement des économies souterraines. La contrebande, phénomène toléré tant par les autorités que par les populations comme signalé par des fonctionnaires lors des entretiens anonymisés, a été l’un des secteurs dont l’évolution a largement contribué à la construction et à la transformation de l’organisation du pouvoir dans la région. Depuis le déclin économique vénézuélien de 2015, les gens sont prêts à transporter individuellement des quantités plus petites, attachées au corps, pour livrer les « commandes » de l’autre côté de la frontière, en Colombie. Payer des pots-de-vin aux agents de la police de deux côtés de la frontière est une action quotidienne.
13Cette frontière est ainsi particulièrement sensible aux évolutions de l’offre et la demande. Lors des terrains effectués, des images tournaient en permanence pour mettre en évidence la connivence des mondes parallèles : par exemple, dans le secteur chaotique de La Parada, à cinquante mètres du pont international Simón Bolívar, des produits colombiens et surtout des produits de la contrebande « made in Venezuela », sont commercialisés dans des vitrines à ciel ouvert. Les produits qui manquent au Venezuela se trouvent facilement de l’autre côté de la frontière, en Colombie : denrées alimentaires, produits de toilette, pièces détachées pour voitures et motos, barils de diesel et d’essence, pour ne mentionner que quelques produits offerts, le tout à des prix dérisoires.
14D’après les témoignages anonymes recueillis auprès de la Direction des impôts et des douanes nationales de Colombie (DIAN), en 2020, les camions qui transportent des marchandises de contrebande sont identifiés par des marquages identifiables (une petite trace rouge sur la bâche, un ballon ou un numéro de plaque communiqué au préalable) par les douaniers véreux pour qu’ils les laissent passer sans les contrôler, et qu’ils puissent être réceptionnés sans problème par les contrebandiers stratégiquement placés de l’autre côté des ponts San Antonio et Simón Bolivar. Il y a un dynamisme du marché et une variété de marchandises insoupçonnée, qui passent sous les yeux fermés des fonctionnaires.
15Ces fonctionnaires participent à ces trafics en taxant les passeurs pour en tirer à leur tour un bénéfice. Bien qu’il serait inexact de dire que tous les fonctionnaires de la douane colombienne et vénézuélienne participent à des transactions illégales, il est évident qu’il ne serait pas possible d’alimenter ce système sans le concours de personnes stratégiquement placées tout au long de la chaîne commerciale allant de la contrebande aux grands trafics d’armes, stupéfiants, minéraux et migrants.
- 11 Par exemple, celles des MERCALS ou Marchés Alimentaires, créés en 2003 dans le cadre de la mission (...)
16L’étatisation peu claire de l’économie vénézuélienne sous l’égide du « socialisme du xxie siècle » a largement contribué à la fragilité institutionnelle, qui a ouvert la voie à la consolidation de plusieurs marchés illégaux, dont le narcotrafic géré par les sphères les plus influentes du gouvernement du président Nicolas Maduro, comme vu plus haut. Il convient d’ajouter que le caractère associatif des économies illégales et la sophistication de leurs liens avec les autorités régionales, ont été renforcés, d’une part, avec les politiques de subvention au Venezuela11 et, d’autre part, par les marges d’utilité élevées que la contrebande a toujours générées.
17Les mesures prises comme la fermeture de la frontière ou le renforcement des contrôles par les autorités sont restées sans effet. Bien au contraire, les chemins de passages illégaux (ou trochas comme on les appelle familièrement) ont tendance à se multiplier. Les évolutions du marché binational de la criminalité organisée offrent des possibilités d’emploi peu coûteuses mais facilement accessibles à une population à la recherche d’un revenu immédiat. Tant sur la frontière que dans la région du Catatumbo, du côté colombien, l’économie fluctue en fonction des exigences des structures armées dominantes, une situation qui, loin d’être conjoncturelle, parvient à recomposer en profondeur la structure sociale, économique et politique de la région.
- 12 Le terme de zone grise désigne un espace « hors-la-loi » dans lequel la survie de l’État serait men (...)
18La frontière dessine ainsi une zone grise12 où les rapports de force entre acteurs oscillent entre la coopération et la concurrence, entre l’intensification des conflits non conventionnels et l’exercice du pouvoir autoritaire, qui déterminent la vie économique, sociale et politique de cette zone transfrontalière. Bien que le phénomène des zones grises ne soit pas spécifique de la frontière colombo-vénézuélienne, il est ici profondément ancré depuis la fin des années 1990 et a pris une ampleur inédite avec le déclin de l’économie vénézuélienne depuis la Révolution bolivarienne initiée par Hugo Chavez. C’est ce qui fait la singularité de cet espace frontalier qui, au début des années 2000, représentait 70 % du commerce intrarégional des pays andins.
- 13 UNODC (Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime), World Drug Report 2022, 2022 [https: (...)
- 14 234 200 hectares en 2020, soit 5 % de moins que le pic atteint en 2018 (UNODC, 2022).
- 15 Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC), World Drug Report 2022, 2022.
19Le trafic de drogue reste sur cette frontière l’activité la plus emblématique. Les chiffres les plus récents du World Drug Report 2022 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), datant de l’année 2020, montrent une augmentation importante de la production de cocaïne malgré la pandémie mondiale de COVID-19. Avec une augmentation estimée à 11 % par rapport à 2019 (soit 1 982 tonnes de cocaïne pure), le marché approvisionne la demande de 21 millions de consommateurs dans le monde13. Ces chiffres traduisent une augmentation de la rentabilité de la zone cultivée en Colombie : entre 2018 et 2021, le Système intégré de surveillance des cultures illicites (SIMCI) a enregistré une réduction de la superficie semée de coca pour la troisième année consécutive14 et une augmentation du potentiel de production de chlorhydrate de cocaïne pure15. En d’autres termes, les trafiquants parviennent à extraire beaucoup plus de produits avec moins de superficies cultivées, arrivant à un rendement de 7,8 kg par hectare cultivé selon les dernières estimations.
- 16 Acosta, Maria-Claudia, et al., Violencia, Crímen y Tráfico Ilegal de Armas en Colombia, UNODC, 2005
- 17 InSight Crime & Colombian Observatory of Organized Crime, Venezuela: A Mafia State ?, 2018.
20En 2020, les saisies de coca dans le monde ont augmenté de 4,5 %, atteignant un chiffre record de 1 424 tonnes, dont 41 % saisies en Colombie16. Ce marché a représenté pour ce pays près de 0,3 % du PIB en 2020, équivalent à près de la moitié de l’activité du café ou à l’ensemble des activités financières et du secteur des assurances dans le pays (Bohorquez Guevara, 2020). L’accès facile à l’essence à très bas prix en provenance du Venezuela, ainsi qu’à une main-d’œuvre de moins en moins chère pour récolter, traiter et transporter les intrants nécessaires à la production de cocaïne, constitue un marché exceptionnellement rentable, avec des populations migrantes prêtes à prendre des risques importants pour des salaires plus bas que les Colombiens17.
- 18 Acosta, Maria-Claudia, et al., Violencia, Crímen y Tráfico Ilegal de Armas en Colombia, UNODC, 2005 (...)
- 19 Ibid.
21Le trafic d’armes est également largement présent sur la frontière. Selon le rapport de l’UNODC18, les renseignements militaires colombiens ont établi que 80 % des armes illégales qui entrent dans le pays ont été acquises par les groupes de guérilla (ex-FARC-EP et ELN), ainsi que par les ex-Autodéfenses unies de Colombie (AUC) ayant la capacité de participer au trafic illégal international organisé et auquel la criminalité de droit commun n’a pas accès. L’origine des armes est diverse : elles peuvent être achetées sur des marchés blancs (fabricants privés agréés ou entreprises d’État), sur des marchés gris (vente initiale par fabricant autorisé, mais à destination d’un acteur illégal) ou sur des marchés noirs (ensemble de la transaction illégale). Dans le cas de la Colombie, 80 % de l’ensemble des armes entrent dans le pays via le marché noir19. Cette réalité a gravement affecté la frontière, créant un marché florissant d’achat et de vente d’armes légères de courte et moyenne portée, utilisées par des membres des colectivos vénézuéliens pour la délinquance commune, entre autres.
22Les économies souterraines de la frontière sont ainsi alimentées par un large éventail d’actions illégales : extorsion, enlèvements, contrebande, micro-trafic (dans les zones urbaines principalement), trafic d’armes, contrebande de viande et de vivres, prostitution, etc. Les combats entre les GAO de part et d’autre de la frontière sont des disputes pour le contrôle territorial afin d’assurer la protection d’une structure plurinucléaire qui tourne autour du narcotrafic. Depuis 2015, en raison de la situation critique au Venezuela et de l’expulsion massive de Colombiens, l’extorsion de fonds à des migrants sans papiers, le trafic de faux papiers, le recrutement pour travailler dans des exploitations agricoles et des mines illégales, la migration massive des Vénézuéliens, et l’association d’anciens membres des colectivos aux groupes de la criminalité organisée font partie de la nouvelle liste des phénomènes identifiés.
23Outre les trafics, la frontière colombo-vénézuélienne est animée par de nombreuses circulations humaines qui ont connu des évolutions majeures. Après plusieurs décennies de fuite des populations colombiennes vers les pays voisins, et notamment le Venezuela, les flux se sont aujourd’hui inversés sur cette frontière, laissant place à la migration des Vénézuéliens cette fois vers la Colombie, avec plus de deux millions de personnes.
24Confrontée aux problématiques de sécurité et de défense internationale, mais aussi impliquée dans le débat global de la protection des droits de l’Homme, de la gestion des migrations, et dans la lutte pour l’atténuation du changement climatique, la Colombie a gagné du terrain sur la scène internationale. Cette légitimité lui est conférée par plus de cinquante ans d’expérience en création d’institutions pour la prise en charge des populations déplacées internes (huit millions d’après les chiffres officiels), en lien avec des acteurs internationaux clés comme le Haut-Commissariat aux Réfugiés, l’Organisation Internationale pour les Migrations, le Fonds européen pour la paix et la Banque mondiale, entre autres.
- 20 Haut-Commissariat aux Réfugiés, Global Compact on Refugees Indicator Report 2021, ONU [https://www. (...)
- 21 Penagos, Lina María, “Autoritarismo competitivo: Experiencias desde la frontera colombo-venezolana (...)
25Un exemple de ce leadership est le décret 216 de 2021 d’adoption du Statut Temporaire de Protection pour Migrants Vénézuéliens, qui a permis, en pleine pandémie, de régulariser plus d’un million de personnes entrées dans le pays de manière irrégulière depuis 2015 et qui, grâce à la délivrance du Permis Spécial de Permanence (PEP), ont pu accéder à l’offre publique de santé, d’éducation et d’emploi en Colombie. Ce mécanisme juridique, salué par la communauté internationale, est une référence du Global Compact on Refugees de 202120 comme réponse et engagement concret d’un gouvernement pour la gestion du défi que représentent les migrations21, marquant une différence notable avec l’approche européenne et américaine dans la gestion du sujet.
26L’activité économique illégale à la frontière Colombie-Venezuela tourne autour des formes oligopolistiques d’exercice du pouvoir et de contrôle des marchés. Elle repose sur l’exploitation fonctionnelle, par des acteurs peu nombreux mais très puissants, des institutions sociales et étatiques, dans le but que chaque rouage de la chaîne fonctionne « correctement » et fasse en sorte que les transactions illégales puissent être réalisées. Les acteurs de l’économie souterraine font preuve d’une grande flexibilité et adaptabilité. Grâce au pouvoir qui résulte de l’exercice des fonctions régaliennes de l’État, les interactions entre les différents acteurs impliqués donnent naissance à des structures organisationnelles complexes, capables d’influencer l’architecture institutionnelle au travers des relations sophistiquées entretenues au niveau des plus hautes sphères de la puissance publique. Par le biais de la coercition, de la cooptation ou de la coopération, l’objectif n’est pas d’affronter l’État mais de réduire au maximum les sources potentiellement nuisibles à la réussite de l’activité illégale.
27Du point de vue de l’informalité et de l’émergence des économies illégales, la Banque de la République de Colombie, le Département administratif national des statistiques (DANE) et le Centre de Recherche Économique et sociale Fedesarrollo, produisent chaque année des études qui font référence en la matière. Avec une portée internationale, le think tank InsightCrime a également marqué un tournant dans la compréhension des phénomènes de la criminalité transnationale avec la publication en 2018 du rapport Venezuela : À Mafia State ?, qui dévoile les liens entre les groupes illégaux de la région binationale et les hautes sphères de l’État, ainsi que leur impact sur la formulation des politiques publiques dans le domaine de la sécurité et de la défense au Venezuela.
- 22 Ávila, Ariel et al., La Frontera caliente entre Colombia y Venezuela, Bogota, Corporación Nuevo Arc (...)
- 23 Ávila, Ariel, Detrás de la guerra en Colombia, Bogota, Editorial Planeta, 2019 [https://www.overdri (...)
28Les deux ouvrages majeurs La frontera caliente entre Colombia y Venezuela22 et Detrás de la Guerra en Colombia23, ont documenté la transformation particulière de la criminalité organisée à la frontière, la multiplication des groupes armés qui contrôlent territorialement et socialement la population en profitant de la décentralisation politique des deux pays, ainsi que l’infiltration de plus en plus raffinée des fonctionnaires de l’État.
- 24 En Colombie, la Defensoría del pueblo est l’institution publique chargée de la défense, la promotio (...)
- 25 Escobedo David, R., Güiza Suárez, L., Rojas Álvarez, G. C. Informe especial de riesgo: Economías il (...)
29Le Défenseur du peuple colombien24 identifie une variété inhabituelle de formes d’organisation armées avec contrôle territorial, démographique et économique qui tournent autour de la promotion et de la capture de rentes tant licites qu’illicites, situation accentuée par le vide de pouvoir laissé par les FARC-EP après la signature en 2016 des accords de paix de La Havane. Selon les chercheurs R. Escobedo, L. Güiza et G.Rojas25, il existe :
un encouragement à la consolidation de structures armées de divers types, articulées à des dynamiques économiques illégales et informelles (cultures illicites et trafic de drogue ; extraction minière d’or et de coltan ; contrebande), avec une capacité de régulation de la vie sociale et d’interférence, de menace et de cooptation des autorités d’ordre local (…). Ces acteurs mènent des actions de coexistence, de concurrence où se partage le territoire national avec d’autres structures armées » (2018, p. 11).
30Les observations effectuées sur le terrain nous permettent de proposer la notion de transposition bureaucratique fonctionnelle, qui se caractérise par : I) le constat d’une dynamique politique et sociale imposée par les acteurs dominants sans contester l’appartenance territoriale à un État ; II) le caractère fonctionnel avec lequel les rouages institutionnels (bureaucratie) sont utilisés ; III) l’ancrage international des activités illégales dans les grandes tendances de la criminalité organisée favorisant les formes autoritaires de pouvoir dans des régions déjà fragilisées. Les trois actions sont purement utilitaires. Il en va de même avec la substitution de l’offre institutionnelle de l’État : sécurité et fiscalité sont assurées soigneusement par les groupes criminels. L’exercice autoritaire du pouvoir est ainsi visible dans le Catatumbo et dans la région du Táchira. Il est aussi possible que des groupes « ennemis » coopèrent pour empêcher que l’offre institutionnelle de l’État (santé, éducation, culture, fiscalité) puisse se développer durablement dans la région.
- 26 Phénomène du crime organisé qui désigne le pouvoir exercé par un group mafieux lui permettant de se (...)
- 27 Le Cartel de los soles est un groupe constitué par les militaires de haut rang ayant des relations (...)
31La notion de transposition bureaucratique fonctionnelle nous semble plus à même de rendre compte des mécanismes à l’œuvre que celle de gouvernance mafieuse. En effet, si le cas de la frontière entre la Colombie et le Venezuela illustre clairement le chevauchement des rôles illégaux et légaux dans l’application conjointe de moyens coercitifs illégitimes et légitimes (conduits par des acteurs armés de divers types), la thèse de la construction d’une gouvernance mafieuse26 en Colombie n’est visible que dans des territoires très reculés. Malgré l’importance indéniable des acteurs criminels dans l’établissement des conditions de vie de la population, l’État colombien reste bien présent dans des secteurs clefs de la frontière au travers d’institutions telles que les services migratoires (Migración Colombia), sociaux (Bienestar Familiar) et la police fiscale et douanière (POLFA). Ceci n’est pas le cas du Venezuela où des exemples de gouvernance mafieuse sont constatés dans les plus hautes sphères du pouvoir, notamment dans le cas du Cartel de los soles27.
- 28 Grajales, Jacobo, « Privatization and fragmentation of violence in Colombia. The central position o (...)
32La notion de transposition bureaucratique fonctionnelle met en évidence la grande capacité des acteurs des économies souterraines à se substituer à la bureaucratie étatique en adaptant, modifiant ou créant ses propres institutions. Plus qu’une gouvernance mafieuse, les travaux de Jacobo Grajales28 signalent par exemple un mode de fonctionnement hybride dans les fonctions régaliennes y compris la sécurité, exercée par des acteurs diversifiés allant de l’État aux groupes criminels. Cette réalité ambiguë issue du recours à la violence en dehors des institutions constitutionnelles qui détiennent le monopole des armes, mène à l’exercice du pouvoir autoritaire, toujours dans une dialectique de confrontation pour le contrôle des territoires, notamment de ceux stratégiques pour les trafics.
33Que ce soit par le biais de l’organisation du marché de travail ou la régulation de l’activité productive autour de la contrebande ou le micro-trafic, les acteurs assurent chaque étape, depuis le repérage des lieux jusqu’au recrutement de travailleurs nécessaires à leur activité, et depuis le contrôle des connexions avec les postes influents de l’administration jusqu’au blanchiment d’argent et au réinvestissement, qui se réalise cette fois-ci dans le système légal. À Cúcuta, chef-lieu du département colombien du Norte de Santander, la croissance du marché immobilier et le cycle assez suivi d’ouverture et de fermeture de petits commerces qui ont visiblement peu de clients, soulèvent de forts soupçons dans une ville qui a un taux de chômage de 15,7 % (le deuxième plus élevé du pays) et un taux d’informalité de 70,6 %.
- 29 Varese, Federico, How Mafias Migrate: Transplantation, Functional Diversification, and Separation, (...)
34La structuration de véritables firmes transnationales de la criminalité, organisées sous des formations oligopolistiques, invite à de nouveaux angles d’analyse par rapport aux aspects centraux du comportement et de l’évolution des activités illégales identifiées jusqu’à aujourd’hui : d’une part, elles rendent compte de la faiblesse de l’État dans le contrôle de la criminalité, mais aussi du poids des incitations du marché qui amènent les acteurs illégaux à coopérer ou à se concurrencer en fonction de leur position dominante. Par ailleurs, l’émergence de nouvelles élites directement liées au fonctionnement des institutions de l’État reconfigure les relations de domination traversées par le poids stratégique de l’activité économique illégale dans la région29 (Varèse, 2020), sans que son but ultime soit de constituer une mafia in stricto sensu.
35L’impact de la criminalité organisée sur les capacités institutionnelles, la structure de l’État de droit et la gouvernance locale, constituent un défi mondial, comme signalé par le National Security Council de la Maison-Blanche dans sa stratégie de lutte contre la criminalité organisée transnationale, sous l’administration du président Barack Obama. Cette stratégie reconnaît la Colombie comme un acteur central de la coopération avec les pays homologues pour le renforcement des capacités institutionnelles, l’assistance juridique, la coopération judiciaire pour lutter contre les diverses formes liées à la criminalité organisée. Cette expérience qui a donné des résultats de coopération technique avec divers pays d’Afrique et d’Amérique centrale.
- 30 Voir l’article de D. Cristancho Serrano sur le nouveau trafic de coltan en Colombie et au Venezuela (...)
36La frontière entre la Colombie et le Venezuela rend ainsi compte des adaptations institutionnelles fondées sur le système politique, et met en lumière l’articulation de deux systèmes d’organisation économique et sociale divergents qui coexistent sur une frontière à haute valeur géostratégique. Les observations de terrain ont permis de proposer la notion de transposition bureaucratique fonctionnelle pour comprendre l’évolution les reconfigurations institutionnelles du pouvoir. Cette notion, plus adaptée que celle de la gouvernance mafieuse, s’articule autour de trois attributs qui sont, premièrement, l’ambiguïté du monopole de la violence qui oscille entre la coercition, la cooptation et la coopération, autour des acteurs d’activités illégales ; deuxièmement le caractère fonctionnel de l’institutionnalisme existant, la sécurité étant partagée ou déléguée et la fiscalité instrumentalisée ; enfin, troisièmement, l’organisation de la vie collective autour des économies souterraines. On observe que les économies souterraines de cette région perdurent en se renouvelant, à la fois dans leurs modalités et dans les produits concernés30, autour d’accords institutionnels qui définissent les modes d’organisation territoriale nécessaires au fonctionnement de trafics diversifiés : drogue, contrebande, blanchiment d’argent, sous la forme d’entreprises avec des effets sur le comportement de variables fondamentales telles que le chômage (réduction de 4 points entre 2018 et 2023 selon les chiffres officiels) et les inégalités (informalité du 60,4 % en 2023).
37La frontière colombo-vénézuélienne offre un formidable laboratoire pour l’étude comparative des phénomènes de transposition bureaucratique fonctionnelle et, notamment, pour la compréhension de la reconfiguration du pouvoir entre les acteurs, un scénario à mi-chemin entre la notion classique de bureaucratie, son adaptation fonctionnelle et son lien puissant avec la criminalité organisée internationale. Lorsque les acteurs des économies souterraines parviennent à s’infiltrer dans la structure institutionnelle, ils sont capables de déclencher des guerres non conventionnelles pour le contrôle du territoire. On observe sur cette frontière l’imposition d’un nouvel ordre social, économique et politique, qui détermine les priorités de l’agenda en matière de sécurité, de défense et de droits de l’homme, laissant place à diverses formes fonctionnelles d’exercice effectif du pouvoir.
- 31 Foucher, M., L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2012.
38La frontière colombo-vénézuélienne n’est pas la seule à connaître des défis majeurs ; les frontières entre le Mexique et le Guatemala, la Turquie et la Grèce, l’Algérie et la Libye, le Tchad et le Niger, le Kosovo et l’Albanie, par exemple, illustrent également la dimension des économies souterraines et pourraient conduire à des comparaisons fructueuses. Si les frontières sont le lieu par excellence des manifestations du pouvoir souverain de l’État31, elles constituent en effet aussi des espaces spécifiques d’instabilité et de fragilité où l’incertitude des crises systémiques, les fragmentations du pouvoir et les discussions sur l’usage légitime de la force ont des impacts amplifiés. La discussion est donc ouverte à une réflexion plus globale sur les défis auxquels sont confrontés les États au xxie siècle face à leurs frontières.