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Comptes rendus

Thomas Rogers, À la recherche de la modernité en agriculture : le programme de production d’éthanol dans le Brésil des années 1970’s

Christine Dabat
p. 194-196
Référence(s) :

Thomas Rogers, À la recherche de la modernité en agriculture : le programme de production d’éthanol dans le Brésil des années 1970’s, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2022.

Texte intégral

1À une époque de grandes préoccupations écologiques et environnementales, l’expérience brésilienne dans le domaine des énergies renouvelables – production d’éthanol à partir de la canne à sucre – mérite la grande étude que le Professeur Thomas Rogers, brésilianiste de l’Université Emory aux États-Unis d’Amérique, vient de publier dans la prestigieuse maison d’éditions Chapell Hill.

2Spécialiste de l’agro-industrie de la canne dans le Nord-Est du Brésil, en particulier au Pernambouc – on se souvient de sa thèse The deepest wounds. A Labor and Environmental History of Sugar in Northeast (Brazil, Chapel Hill: The University of North Carolina Press, 2010) traduite et publiée au Brésil sous le titre As Feridas Mais Profundas. Uma história do trabalho e do ambiente do açúcar no Nordeste do Brasil (São Paulo, UNESP, 2017) – il a choisi une autre échelle, nationale cette fois, pour brosser un vaste panorama de ce secteur dans deux régions cruciales : le berceau historique de cette activité imposée par les colonisateurs portugais, Pernambouc, justement ; et la région considérée génériquement comme étant la plus moderne, São Paulo. La période contemplée dans cet ouvrage connaît d’ailleurs l’ascension de cette dernière qui devient le centre phare de cette production.

3Sous divers angles l’auteur associe avec rigueur et clarté des données de sources bien diverses, allant de l’analyse des mesures adoptées par l’État à diverses échelles pour favoriser et financer ce secteur de pointe, jusqu’à l’histoire orale à tous les niveaux sociaux, des décideurs et patrons aux simples travailleurs des cannaies, en passant par la presse (nationale et locale, mainstream et syndicale…) et pour plusieurs thématiques, l’appareil légal, et même, entre autres, les archives du judiciaire. En effet, au Pernambouc, par exemple, l’Université Fédérale met à la disposition des chercheurs, au sein du LAHM, dirigé par le Professeur Antonio Montenegro, un ensemble considérable de procès entre les travailleurs de la région (y compris les coupeurs de canne) et leurs employeurs.

4L’art de l’historien se manifeste avec maestria dans sa capacité à tisser, pourrait-on dire, les données de ces diverses sources en un exposé cohérent et impressionnant par sa solidité démonstrative mais aussi très agréable à lire.

5L’un des arguments clés de cette somme tient au paradoxe ancien de conjuguer, en quelque sorte, l’ambition modernisatrice – la Révolution Verte pour simplifier – et la vision occidentale traditionnelle sévissant aussi au Brésil, selon laquelle le monde rural est porteur intrinsèque d’arriération. Bien que Caio Prado Jr, grand intellectuel engagé ayant marqué l’historiographie nationale, ait proclamé que le Brésil était un « don du sucre », cela ne dota pas l’approche de ces thèmes de couleurs plus séduisantes, ce qui rappelle aussi l’œuvre de Gilbert Rist, Le développement, histoire d’une croyance occidentale (Paris, Presses de Sciences Politiques, 1997).

6Quant à la structure de la démonstration, chaque chapitre se concentre sur une thématique très claire. Le premier reprend précisément cet historique au Brésil, évoquant les débats sur le sujet durant un siècle. Le suivant se propose d’ébaucher ceux qui occupèrent des sphères politiquement diverses, du moins jusqu’au coup d’État de 1964. Le suivant traite en détail des modalités de ce virage technologique, y compris son financement.

7Le chapitre 4 a pour thématique les conséquences sociales de cette option, entre autres sur les travailleurs ruraux, numériquement les plus nombreux. Affectés très profondément ils furent expulsés – parfois manu militari – du périmètre des plantations et transformés en migrants internes, habitant dorénavant à la périphérie des villes de la région, dans des circonstances aussi ou peut-être même plus misérables. Un travail de terrain presque anthropologique vient complémenter utilement ce que les sources écrites fournissent.

8Le chapitre 5 met en évidence un paradoxe de plus dans la mesure où l’adoption de la production d’un combustible renouvelable s’accompagne de graves atteintes à l’environnement. En effet, les exigences des modalités de la production provoquent de nombreux dommages, comme la pollution atmosphérique par l’adoption généralisée du brûlis au moment de la récolte, mais aussi – et presque surtout – celle des cours d’eau du fait du processus de production industrielle avec ses rejets, sans parler des intrants chimiques dans le domaine agricole qui affectent les travailleurs et les zones proches des cannaies. L’auteur souligne aussi à plusieurs reprises tout au long de l’ouvrage l’impact des politiques gouvernementales sur la concentration foncière et la suppression des restes de forêt – après tout, on parle de Zona da Mata, zone de la forêt, pour la région – et l’avancée des cannaies au point de transformer le paysage en ‘désert de saccharrose’ selon l’expression du poète.

9L’art de l’écrivain apparaît avec brio dans les références historiques distribuées avec à-propos tout au long de l’ouvrage, rendant la lecture beaucoup plus agréable que le sujet souvent ardu ne le supposerait. Ainsi, au chapitre 6, est évoqué le grand abolitionniste André Rebouças appelant déjà à associer abolition de l’esclavage (1888) et réforme agraire de sorte à « créer une démocratie rurale » (p. 169).

10La question occupa les débats officiels dès les premières décennies du xxe siècle avec l’exposition toujours plus marquée des conséquences d’un quasi-monopole de la terre aux mains des producteurs de sucre et dorénavant d’éthanol, sur la santé des populations rurales. La faim endémique dans la région la plus riche de l’état fut diagnostiquée et dénoncée par le médecin Josué de Castro dès 1934. La thématique continua au fil des années, au point de devenir incontournable, même durant le régime militaire, car la situation était critique. Un autre médecin, Nelson Chaves, dénonçait alors le fait que les travailleurs et leurs familles n’absorbaient que la moitié de ce qu’il leur serait nécessaire pour survivre. La mortalité infantile atteignait 25 fois le taux enregistré au Danemark (p. 178).

11Les dénonciations ne provoquèrent pas de mesures sérieuses, et l’auteur démontre la progression des cannaies au détriment de cultures vivrières comme le riz, le maïs, les arachides, le manioc, etc.  Il répertorie aussi les efforts de communication du patronat pour amortir ces graves accusations.

12En conclusion, Thomas Rogers recense les records de production du pays et rappelle le coût humain qui leur sont associés de même que les inconsistances entre l’idée de développement et les conséquences des modalités de son application au Brésil, et le bien-être des populations travailleuses les plus affectées, en particulier les producteurs eux-mêmes. L’auteur suggère que l’expérience brésilienne de l’éthanol peut inspirer prudence face aux propositions de modernisation, y compris environnementale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Dabat, « Thomas Rogers, À la recherche de la modernité en agriculture : le programme de production d’éthanol dans le Brésil des années 1970’s »Caravelle, 121 | -1, 194-196.

Référence électronique

Christine Dabat, « Thomas Rogers, À la recherche de la modernité en agriculture : le programme de production d’éthanol dans le Brésil des années 1970’s »Caravelle [En ligne], 121 | 2023, mis en ligne le 11 décembre 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/15121 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.15121

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