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Comptes rendus

Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident xviiie-xxie siècle

Catherine Heymann
p. 179-182
Référence(s) :

Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident xviiie-xxie siècle, Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « La chose publique », 2023, 320 p.

Texte intégral

1Au début, il y a une liasse. Trouvée dans les fonds des Archives historiques de la Ville de Mexico, Section Police, sous la mention : Matanzas de perros. Elle est composée de 67 dossiers datés de 1709 à 1900, qui documentent des massacres de chiens dans la capitale, dont deux à la fin du xviiie siècle : 20 000 individus exécutés de 1790 à 1792 ; plus de 14 300 de la fin 1797 à 1801. S’y fait jour un dispositif technique et administratif qui paraît indiquer une planification des opérations.

2Quelles raisons ont présidé à une élimination d’une telle ampleur, ordonnée par les autorités vice-royales en cette dernière décennie du xviiie siècle alors qu’il n’y avait aucun risque sanitaire avéré (en particulier, pas d’épidémie de rage dont le chien est le principal vecteur) ? À travers l’étude du cas de Mexico, il s’agit pour Arnaud Exbalin de mettre en évidence un moment clé dans la gestion politique du vivant en Nouvelle-Espagne, dans une ville alors en pleine reconfiguration, et, ce faisant, d’étudier le traitement du chien comme révélateur des processus de civilisation à l’œuvre dans le monde occidental (p. 13) jusqu’à aujourd’hui, comme invite à l’appréhender le sous-titre de l’ouvrage. Pour ce faire, la prise en compte d’un temps long permettant de saisir les évolutions dans le champ des représentations et des domestications animales a été essentielle, tout comme le recours à une démarche transdisciplinaire (archéozoologie, ethnozoologie) pour restituer l’univers anthropo-canin des villes du passé.

3Huit chapitres déroulent la trame de cette enquête historique au long cours. En bonne logique, le premier chapitre est consacré à la présentation des chiens, seul animal domestiqué commun aux deux mondes (à la différence du cheval, du mouton ou du cochon arrivés avec les Espagnols), même si les motivations en étaient différentes. Le chien autochtone, le xoloitzcuintle, occupait une place importante tant dans le quotidien des populations indiennes que dans les cosmovisions de certaines d’entre elles : il participait ainsi d’une nourriture rituelle et était chargé de conduire l’âme du défunt au royaume des morts chez les Mexicas, lors des cérémonies funéraires. L’auteur souligne que durant la période coloniale, les représentations canines ont occulté les diverses fonctions du chien au moment de la Conquête, en installant durablement une image duelle : le mâtin espagnol, chien de guerre, dévoreur d’Indiens vs le chien autochtone, de petite taille et qui n’aboie pas, déconsidéré par les chroniqueurs espagnols quand ils le mentionnaient. Plus tard, dans le Mexico révolutionnaire du début du xxe siècle, les muralistes (D. Rivera et D. Siqueiros) « réinventèrent » (p. 47) ce chien, en en faisant l’emblème de la mexicanité.

4Les faits sont abordés à partir du dossier portant sur la tuerie initiée par le vice-roi Branciforte en décembre 1797 : fréquence des massacres, formes (traque), armes (masses, hallebardes), évolution des techniques (recours au poison à base de la hierba de Puebla). Ce massacre est analysé comme la réplique atténuée de celui de 1792, pratiqué sous le mandat du vice-roi Revillagigedo, notable par son ingénierie et son intensité, en dépit de données lacunaires. Fruit d’une décision politique mûrie, il trouve son origine dans le programme d’urbanisation de grande ampleur, lié à l’ensemble des réformes qui visaient à rationaliser la gestion de l’empire. Pour le vice-roi, il s’agissait d’affirmer ainsi son autorité face aux pouvoirs locaux.

5L’étude de la réglementation urbaine et de son application met en lumière, de manière complémentaire, l’émergence d’une catégorie socialement et juridiquement construite – les « chiens errants » – et les conséquences de leur massacre sur la « paix urbaine ». Considérés par les autorités coloniales de la ville comme l’échelon le plus bas du règne animal, les chiens des rues sont désignés comme des fauteurs de troubles. À leur dangerosité accrue du fait de leur liberté, s’ajoutent leur « immoralité » (soit leur « lubricité ») et leur divagation dans les établissements religieux ; leurs aboiements (l’auteur note à ce propos que l’expression tranquilidad pública apparaît au début du xixe siècle parmi les élites comme antonyme à la rumeur et à l’émeute) et leurs excréments qui sont un obstacle à la propreté des rues, selon les critères du nouvel ordre urbain. L’examen du rôle complexe du corps des serenos, en charge du « nettoyage » canin – au sens le plus radical du terme – montre que celui-ci perturba leur activité de base, à savoir le service de l’éclairage (Mexico fut la première ville américaine à en bénéficier à partir de 1790) et qu’ils eurent, en outre, à faire face à des résistances populaires, même si elles sont peu documentées. Ce pour quoi, l’auteur attire l’attention sur la nécessité de nuancer l’affirmation selon laquelle la bienveillance envers les animaux aurait émané des seules élites éclairées, sous l’influence de la philosophie sensualiste.

6Dans ce qu’il définit comme « deux essais d’interprétation policière » (p. 26), A. Exbalin traite ensuite de l’évolution et des caractéristiques du traitement politique du vivant en milieu urbain et de la contention du vagabondage, mettant en relief les analogies dans la volonté de contrôler les bêtes et les personnes. Cristallisant tous les maux urbains, le chien des rues, comme le vagabond, devient un « nuisible ». Dans son premier volet, le raisonnement est basé sur une analyse comparative entre le sort des chiens errants et celui réservé à d’autres animaux domestiques, en particulier les porcs en état de divagation. Si, au cours du xviiie siècle, on n’observa pas une augmentation des troubles à l’ordre public, les seuils de tolérance diminuèrent au fur et à mesure que « les standards de la vie civilisée [devenaient] plus exigeants » (p. 149), conduisant les animaux domestiques à l’enfermement et à l’expulsion progressive des villes. Dans le parallèle chiens errants/vagabonds, l’auteur articule un double questionnement ayant trait au versant répressif de cette politique : les canicides peuvent-ils être considérés comme un paradigme du nouvel ordre policier qui se dessine à Mexico à la fin du xviiie siècle dans le contexte de l’ambitieuse politique réformatrice, manifestation de l’exercice d’une violence légitime et souveraine ? L’éradication des canidés fut-elle un moyen utilisé à dessein par les vice-rois pour « dresser » la ínfima plebe, toujours potentiellement « dangereuse » pour le pouvoir ?

7En fait, l’expulsion des animaux domestiques des villes, leur claustration, leur régulation et leur sélection devinrent la norme dans le monde occidental en même temps que le canicide (terme qui se diffusa dans la presse française au xixe siècle) s’érigeait en système, comme le montre la description des massacres réalisés dans trois capitales : à Madrid, en 1832, lors de la seconde restauration de l’absolutisme ; à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle, en 1878, année où la décanisation culmina (p. 203) ; à Istanbul, en 1910, après la prise de pouvoir par les Jeunes Turcs, où le canicide prolongea une politique répressive envers les mendiants et les vagabonds (p. 229). Au fil du temps, les méthodes évoluèrent et se perfectionnèrent (strychnine, fourrière moderne, invention de la chambre à gaz). La mise en œuvre des « biopolitiques contemporaines », objet du dernier volet de l’enquête, fait apparaître de nouvelles logiques et de nouveaux usages, liés à l’évolution des sensibilités.

8Arnaud Exbalin offre au lecteur une très stimulante enquête historique qui repose sur le traitement d’une documentation inédite portant sur un phénomène encore mal connu, à savoir les campagnes d’extermination canine, en l’occurrence à Mexico, à la fin du xviiie siècle, ce qui n’est pas le moindre de ses intérêts. Son approche plurielle des canicides lui permet d’en explorer les multiples facettes – matérielles, politiques, environnementales entre autres. La comparaison des massacres mexicains avec ceux de Madrid, de Paris et d’Istanbul – et les témoignages qui l’accompagnent en fin d’ouvrage – montre combien le recours à la micro-histoire globale est une démarche féconde. C’est finalement l’aboutissement du processus d’exclusion des chiens des rues et la « place » qui leur est dévolue aujourd’hui dans les espaces publics des villes du monde occidental, ainsi qu’à leurs « maîtres », au sein de sociétés supposément plus « policées », que ce livre examine. Un épilogue consacré à la visite de l’auteur à Iztapalapa (l’une des communes de la ville de Mexico les plus étendues, les plus peuplées et les plus pauvres de la capitale), en 2021, pour faire le point sur une histoire tragique – la mort de cinq personnes, survenue dans un parc situé sur une hauteur de la capitale, fin 2012-début 2013 – clôt l’ouvrage. Il montre le bien-fondé, la richesse et toute la complexité d’une réflexion sur la gestion des populations animales dans le monde urbain en l’occurrence, observatoire implacable des politiques mises en œuvre, de leur portée, de leurs limites et des résistances qu’elles rencontrent.

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Heymann, « Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident xviiie-xxie siècle »Caravelle, 121 | -1, 179-182.

Référence électronique

Catherine Heymann, « Arnaud Exbalin, La grande tuerie des chiens. Mexico en Occident xviiie-xxie siècle »Caravelle [En ligne], 121 | 2023, mis en ligne le 11 décembre 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/15073 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.15073

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