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Comptes rendus

Susana Sosenski, Robachicos. Historia del secuestro infante en México (1900-1960)

Évelyne Sanchez
p. 214-217
Référence(s) :

Susana Sosenski, Robachicos. Historia del secuestro infante en México (1900-1960), México, UNAM, Instituto de Investigaciones Históricas/Libros Grano de Sal, 2021, 306 p. (version e-book)

Texte intégral

1Susan Sosenski nous offre une analyse historique fouillée sur l’un des problèmes majeurs du Mexique contemporain : la violence, délimitée dans cet ouvrage aux cas d’enlèvements d’enfants perpétrés depuis les dernières années du Porfiriat jusqu’aux années 1960, essentiellement dans la ville de Mexico. Ce choix est d’emblée justifié : alors que les personnes mineures représentent au Mexique jusqu’en 1990 50 % de la population et que les enfants sont l’objet d’un investissement émotionnel croissant (voir l’impulsion donnée d’abord par le Porfiriat puis par le Mexique post-révolutionnaire à l’enseignement, le développement des classes moyennes et urbaines construites autour du noyau familial), la peur des ravisseurs d’enfants va rapidement devenir un problème public. Ce prisme permet à l’historienne de procéder à une vaste étude, qui mêle histoire de l’enfance et histoire des émotions, en ayant recours aux sources complémentaires et souvent contradictoires que constituent les articles de presse et les dossiers judiciaires, auxquels s’ajoutent les œuvres de fiction (films, romans-photos, etc.). Elle aborde alors des thèmes beaucoup plus généraux tels que les restrictions des libertés publiques, la construction de l’opinion, la pression que celle-ci exerce sur l’évolution de la législation et sur les procédures judiciaires et enfin la corruption qui gangrène l’État et la fonction publique. Autant d’axes d’analyse pertinents sur bien d’autres problématiques à commencer par celle des effets du crime organisé, dans toutes ses variantes, sur la société mexicaine et sur le système politique.

2Structuré en cinq chapitres, le livre alterne des analyses thématiques (le travail forcé des enfants dans les haciendas du Yucatán et d’Oaxaca, leur exploitation sexuelle, la construction médiatique de la figure du ravisseur d’enfants, respectivement les chapitres 1, 2 et 5) et celle de deux enlèvements qui eurent lieu en 1945 et 1950 (chapitres 3 et 4) et que S. Sosenski a sélectionnés en raison de leur écho dans l’opinion publique et l’évolution du Code Pénal qui suivit ces deux affaires.

3Plutôt qu’une présentation qui copierait la structure de l’ouvrage, nous préférons aborder ici les thèmes transversaux qui tous concernent l’ensemble des chapitres. Nous en comptons trois principaux – la figure du ravisseur, les victimes (enfants et parents), les responsabilités de l’État et le rôle des institutions – abordés systématiquement du point de vue de la presse et de l’administration judiciaire. Les articles de presse dans un premier temps, puis les fictions, ont construit une image caricaturale du ravisseur d’enfants, ou robachicos. Celui-ci serait pauvre, déguenillé, Gitan ou Noir, il erre dans les rues à l’affût d’enfants qui ont échappé à l’attention des adultes. Ainsi dépeint, le spectre du ravisseur sort bientôt de la presse pour hanter les rues de la ville en se diffusant par la rumeur. Des hommes sont ainsi pourchassés ou sont l’objet de dénonciations calomnieuses alimentées par une paranoïa croissante, une peur qui se propage sur le terrain fertile de l’urbanisation rapide et de l’anonymat qu’elle engendre. S’il arrive d’ailleurs encore dans les années 1920 que des parents retrouvent leurs enfants en parcourant les rues de Mexico à leur recherche, très vite ces heureux dénouements disparaissent des dossiers judiciaires. À l’autre bout du spectre se trouve aussi la femme stérile en mal d’enfant, cas notamment rendu célèbre par l’enlèvement en 1945 d’un jeune garçon de la classe moyenne (le cas Bohigas), disparu pendant plus de 6 mois et retrouvé par les services de police chez un couple, après que la presse et les dénonciations reçues par les enquêteurs eurent pointé du doigt tour à tour les Gitans, les Noirs, les indigènes et les États-uniens. Ces derniers étaient en effet suspectés d’enlèvement à des fins d’adoption illégale en raison de la peau blanche et des cheveux clairs de l’enfant. Une fois la coupable arrêtée – son mari passe inaperçu dans les chroniques judiciaires de la presse – elle est alors immédiatement soutenue par les journaux et incarne l’image de la douleur de la femme privée de son rôle de mère. Celle-ci, pendant les trois années passées en prison a pourtant mis au monde deux filles, sans que le récit journalistique ne s’en trouve modifié.

4Les dossiers judiciaires offrent des profils de ravisseurs plus variés, ignorés par la presse. Il s’agit par exemple, sous le Porfiriat, d’une organisation visant à « importer » une main d’œuvre captive dans les grands domaines, plantations de tabac de l’État de Oaxaca et de sisal au Yucatán, transportée depuis le centre du pays par voie de chemin de fer, dans les wagons à bétail. Grâce aux dossiers judiciaires, S. Sosenski reconstitue de façon remarquable l’organisation, identifiant chaque maillon du réseau, ses fonctions et jusqu’au salaire fixe et primes reçues pour chaque personne (adultes et enfants) remise aux hacendados (voir le tableau 1 p. 48). Tandis qu’aucun des grands propriétaires impliqués dans le trafic n’est appelé à la barre – ne serait-ce que pour témoigner –, les peines infligées à leurs employés, soit les ravisseurs, sont alors moins que symboliques, témoignant aussi bien de l’impunité dont jouissaient les criminels que du fait que les enfants pauvres étaient considérés comme quantité négligeable. La presse n’est d’ailleurs pas en reste puisqu’elle blâme essentiellement la négligence des parents des enfants enlevés et s’empresse de relayer le discours des hacendados et gouverneurs selon lesquels les enfants auraient été bien traités et auraient même insisté pour demeurer dans les exploitations. C’était pourtant l’opiniâtreté de la mère d’un enfant de huit ans kidnappé qui avait permis d’ouvrir l’enquête en 1902.

5Le traitement judiciaire et médiatique de cette affaire est représentatif de la manière dont les victimes des enlèvements ont été traitées. Que ce fût pour prévenir les rapts, en distillant la peur auprès des parents et des enfants, ou pour défendre des accusés en essayant de gagner à leur cause l’opinion publique (dans les cas de femmes en mal d’enfant), l’attitude des victimes était mise en cause : enfants désobéissants qui s’exposaient aux dangers de la rue, mères et nourrices au mieux distraites et au pire indignes. Les enfants sont alors sommés de quitter l’espace public, or les discours sécuritaires peuvent être contradictoires. Tout d’abord parce que, comme le souligne l’autrice, les limites entre l’espace privé et espaces publics ne sont pas clairs et évoluent avec le temps. Le quartier, la « cuadra » et le patio des vecindades étaient vécus comme des espaces semi-privés où les personnes croisées étaient toutes connues. Ensuite parce que cette restriction ne visait pas à s’imposer à tous les enfants, non seulement parce que l’espace privé des familles pauvres était très limité, sans espace de jeu possible, mais aussi parce que les auteurs des articles de presse considéraient que les enfants à la peau claire des classes moyennes et hautes couraient bien plus de risques que les enfants pauvres. S. Sosenski montre comment le cinéma continue de véhiculer cette image jusqu’aux années 1960 en montrant des petites filles de familles aisées sauvées par des enfants pauvres qui maîtrisent les dangers de la rue. Cette distorsion de la réalité – visible dans les procès intentés aux kidnappeurs – est due non seulement aux préjugés socio-raciaux des éditorialistes, mais aussi au fait que les enlèvements dont la presse se faisait l’écho étaient surtout ceux perpétrés dans l’espoir d’obtenir une rançon (voir le chapitre 4 sur la « fillette millionnaire », enlevée en 1950). L’exploitation des enfants, comme domestiques ou pour la prostitution, était largement passée sous silence alors qu’elle concernait exclusivement les enfants des familles pauvres.

6Les silences médiatiques ne concernent pas seulement certains types de crimes mais aussi les responsabilités de l’État. Les dossiers judiciaires ont permis à l’historienne de les mettre en cause sur plusieurs plans, depuis la négligence jusqu’à la complicité, en passant par le fléau de l’impunité. L’ouvrage démontre de manière efficace comment cette dernière est culturellement construite, à partir de préjugés largement partagés qui mènent à l’indifférence des autorités envers une grande partie de la population. Les préjugés concernent d’abord l’ensemble des enfants, considérés comme des biens qui, comme l’indique l’expression de robachicos, appartiennent à leur famille mais peuvent être volés, vendus, rendus en échange d’une rançon et dont on peut établir une échelle de valeurs en fonction de leurs qualités physiques. Ainsi, la publication dans la presse des paroles prononcées dans le tribunal par la femme qui avait enlevé le petit Bohigas n’ont-elles pas été l’objet de commentaires alors qu’elle expliquait que, puisque la mère avait plusieurs autres enfants, en avoir un de moins n’était pas si grave. Pourtant la médiatisation de cette affaire, qui inspira deux films et une pièce de théâtre – « larmoyante » nous dit Sosenki – signée de José Vasconcelos, déboucha sur une mobilisation encore inédite. Une association fut créée contre les enlèvements d’enfants en novembre 1945 par la fille de l’ex-ministre de l’Éducation, Carmen Vasconcelos de Ahumada, à la tête de laquelle se trouvaient plusieurs avocats et autres membres des élites de la capitale. Se produisit alors un phénomène de surenchère dans l’arsenal législatif de la répression dont la première fonction semble d’être éluder les véritables raisons de l’impunité : l’indifférence et la corruption. L’association n’a pas réussi à rétablir la peine de mort qui, au Mexique, a été abolie en 1929. Elle obtint en revanche un durcissement du Code Pénal avec des peines pour enlèvement d’enfants qui sont passées de 5 à 20 ans d’incarcération à de 10 à 30 ans et une modification de l’âge maximum des victimes de 7 à 10 ans (p. 140 et suivantes). Aujourd’hui, le même crime est puni de 70 ans de prison et les peines cumulables peuvent aller jusqu’à 140 ans (p. 22). En mettant ces chiffres face à ceux de l’impunité – 78 % des accusés pour corruption de mineurs étaient innocentés au début du xxe siècle, on estime aujourd’hui que plus de 90 % des crimes restent impunis –, l’auteure touche un point essentiel de l’inaction de l’État. Elle montre en effet comment les élites politiques contournent les problèmes de corruption et la gangrène du crime organisé qui s’étend jusqu’au cœur des institutions en se focalisant sur des normes qui sont d’autant plus dangereuses qu’elles ne s’appliquent pas nécessairement à des coupables. Ainsi, le cas de la « fillette millionnaire » (chapitre 4) montre comment des témoignages clefs de l’enlèvement sont délibérément ignorés afin de ne pas mettre en cause de puissants concurrents du père de l’enfant dans le monde du cinéma. L’enquête est alors orientée vers deux frères connus de la police pour une série d’agressions et vols et dont les confessions ont été obtenues sous la torture. Dans cette affaire, seul le juge semble résister aux pressions en n’imposant qu’une peine minimale à l’un des accusés et en libérant l’autre (p. 161).

7Le prisme des enlèvements d’enfants sert ainsi bien à construire une histoire totale de la criminalité et de son traitement institutionnel. Susan Sosenski parvient à montrer le poids de la construction culturelle du robachicos, ses conséquences sur la restriction des libertés des enfants en particulier et des familles, ainsi que les réponses d’un État gangréné par la corruption et incapable d’apporter d’autres solutions que ponctuelles, lorsqu’un juge ou un policier parvient à remplir – trop rarement – sa mission. Elle rappelle enfin, qu’avec aujourd’hui encore sept disparitions d’enfants et d’adolescents par jour, cette histoire risque de s’écrire encore longtemps.

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Pour citer cet article

Référence papier

Évelyne Sanchez, « Susana Sosenski, Robachicos. Historia del secuestro infante en México (1900-1960) »Caravelle, 119 | -1, 214-217.

Référence électronique

Évelyne Sanchez, « Susana Sosenski, Robachicos. Historia del secuestro infante en México (1900-1960) »Caravelle [En ligne], 119 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/13482 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.13482

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Auteur

Évelyne Sanchez

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