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Comptes rendus

João Pacheco de Oliveira, La naissance d’une nation. Formation des altérités au Brésil

Sébastien Rozeaux
p. 211-214
Référence(s) :

João Pacheco de Oliveira, La naissance d’une nation. Formation des altérités au Brésil, Aubervilliers, Éditions de l’IHEAL, 2022, 432 p.

Texte intégral

1João Pacheco de Oliveira, professeur à l’université fédérale de Rio de Janeiro et conservateur des collections ethnologiques du Musée national de Rio de Janeiro, est l’une des grandes figures de l’anthropologie au Brésil. Il est l’auteur d’une œuvre importante, fruit tout à la fois de ses recherches ethnographiques auprès de communautés indigènes et de ses travaux en anthropologie historique. L’originalité de sa réflexion, ancrée dans une pratique interdisciplinaire déjà ancienne, nourrit les pages de cet ouvrage qui, après sa parution au Brésil en 2016, a reçu le prestigieux prix du meilleur livre de sciences sociales, décerné par l’Associação Nacional de Pós-Graduação e Pesquisa em Ciências Sociais (ANPOCS).

2Intitulé dans sa traduction française La naissance d’une nation. Formation des altérités au Brésil, l’ouvrage réunit neuf chapitres qui ont tous fait l’objet d’une publicité plus ancienne, sous la forme d’article ou de conférences. Les éditions de l’IHEAL proposent ici une version révisée et enrichie de l’ouvrage dans sa traduction française. Après un glossaire très utile et une préface d’Alban Bensa, Pacheco offre une longue introduction qui a cette vertu de donner un surplus de cohérence à l’ensemble parfois hétéroclite que compose le livre. En effet, si l’ouvrage propose indéniablement des réflexions très riches quant à la façon d’écrire l’histoire du Brésil, le lecteur doit avouer une certaine gêne à la lecture d’un livre dont on peine à suivre la progression d’un chapitre à l’autre, outre que ceux-ci contiennent beaucoup de redites.

3Pacheco propose dès l’introduction une réflexion puissante sur les « mythes fondateurs et autoreprésentations nationales » en vigueur au Brésil. À partir de la description d’une œuvre d’art majeure de l’indianisme romantique, La Première messe au Brésil (1860) de Victor Meirelles, il rappelle combien les indigènes ont été au cours des siècles passés placés dans une position de « témoins passifs » (p. 35) de l’histoire. À rebours des préjugés véhiculés par des représentations encore vives qui plongent leurs racines dans l’histoire de la colonisation de l’Amérique portugaise, et en dialogue avec une discipline historique qui n’a de cesse depuis plusieurs décennies déjà de rendre justice à l’agentivité de ces acteurs longtemps considérés comme subalternes que sont les esclaves, les indigènes, les femmes ou les métis libres, Pacheco propose dans cet ouvrage de « composer un récit différent de la nation brésilienne » (p. 39), en mettant l’indigène au centre de l’attention.

4Pacheco livre ainsi un contre-récit de la naissance du Brésil qui s’inscrit dans la veine de nombreuses publications contemporaines portant sur l’histoire indigène. Les populations autochtones ont en effet subi une guerre de conquête dont l’ampleur s’est accélérée rapidement au cours des premières décennies de la colonisation. Qu’il s’agisse de la « guerre juste » menée par les colons ou des déplacements imposés par les missionnaires religieux, l’assujettissement des indigènes se traduit par une exploitation abusive de cette main-d’œuvre réputée libre, qui prend souvent la forme de l’asservissement, au nom du devoir d’évangélisation et de civilisation. Les premiers textes à caractère légal adoptés au premier siècle de la colonisation mettent en place un régime de tutelle auquel les indigènes ont si longtemps été soumis.

5La discrétion des sources et de l’histoire quant à ces exactions s’inscrit dans une stratégie de l’oubli qui a longtemps servi le récit national, notamment au xixe siècle, lorsque la souveraineté nationale et le principe de citoyenneté s’accommodent dans les faits d’une guerre continue contre les índios bravos qu’il s’agit de soumettre et de mettre au travail. Ces exactions sont commises cependant qu’une toute autre figure de l’Indien est érigée en symbole de la nation par les poètes et écrivains. L’indianisme, en offrant une image idéalisée et ancrée dans un passé lointain de l’indigène, contribue à invisibiliser l’indigène contemporain.

6Cette invisibilisation a frappé les indigènes d’Amazonie et, plus encore, ceux des autres provinces bientôt réputées sans Indiens, tel que le décrète le gouverneur du Ceará en 1863, afin d’accélérer la colonisation des terres « inoccupées ». Or, le Nordeste est un terrain très riche pour qui s’intéresse aux indigènes, du fait de l’ancienneté de la colonisation : de nombreux peuples indigènes y ont survécu dans une grande invisibilité, étant considérés comme misturados, métissés et acculturés, par contraste avec la pureté « primitive » des peuples isolés d’Amazonie. À rebours de cette catégorie du mépris, Pacheco rend justice aux « Indiens du Nordeste », victimes depuis l’arrivée des colons de « processus de territorialisation » qui ont modifié en profondeur leur cadre de vie et leur organisation, sans pour autant qu’ils ne disparaissent complètement.

7Après l’avènement de la république en 1889, une politique indigéniste est bientôt mise en place par le Service de protection aux Indiens (SPI), sous la direction initiale du maréchal Rondon. Ce dernier est favorable à la mise sous tutelle de « l’Indien sauvage » afin de l’intégrer à la nation et d’en faire un « Brésilien », dans une logique assimilationniste déjà à l’œuvre au xviiie siècle, avec le Directoire des indiens (1755). La création du SPI s’inscrit dans le contexte des bouleversements et exactions majeurs subis par les peuples indigènes en Amazonie, depuis que le caoutchouc, exploité jusque-là de manière extensive et artisanale, devient l’objet d’un commerce d’une ampleur inédite, à compter des années 1870. La pression du marché international est telle que l’indigène est bientôt perçu comme un obstacle à l’exploitation intensive, au point de justifier son extermination et faire place ainsi aux travailleurs pauvres venus du Nordeste.

8Pacheco propose une analyse originale de l’expansion du caoutchouc en Amazonie à partir du concept de « frontière », entendu comme « un mécanisme d’occupation et d’intégration de nouveaux territoires, en condition subalterne, au sein d’un mode spécifique de production qui s’articule au marché international » (p. 217). Ce faisant, il met en évidence, derrière le paravent d’un « cycle du caoutchouc » marqué par l’enrichissement de quelques-uns et la construction d’édifices remarquables à Manaus ou Belém, la « conquête violente d’immenses étendues de territoires habités par des indigènes, exterminés de manière quotidienne et méthodique dans le processus d’expansion des seringais dans la forêt amazonienne » (p. 217).

9Cette « idéologie de la frontière » à l’œuvre en Amazonie s’est accompagnée d’un vaste mouvement de privatisation des terres et d’assujettissement de la main-d’œuvre, qu’elle soit indigène ou nordestine, par le biais de la politique – classique en Amérique latine – de l’endettement. L’extermination de communautés indigènes en Amazonie, documentée par le SPI, ne suscite alors guère d’émois chez les élites républicaines. D’ailleurs, après 1890, les données sur les indigènes disparaissent des recensements pendant un demi-siècle. Et ce n’est qu’à la fin du xxe siècle que l’IBGE instaure la règle de l’autodéfinition dans ses recensements qui rendent compte depuis d’un dynamisme démographique remarquable de la catégorie « Indien ». À rebours d’un imaginaire incarné par quelques peuples isolés perdus dans l’immense forêt amazonienne, ces données montrent que les indigènes sont présents dans près des deux tiers des municipalités brésiliennes et l’ensemble des États.

10Un tel constat révèle en creux l’existence longtemps occultée de communautés indigènes dans les campagnes, les sertões mais aussi les grandes villes du Brésil ; preuve s’il en est de la diversité des expériences de vie et des trajectoires que recouvre le « monde indigène ». Cette visibilité nouvelle se double d’un activisme inédit, qui va croissant depuis la fin de la dictature militaire. Diverses modalités de la citoyenneté indigène sont apparues depuis pour faire pression sur les gouvernements et obtenir la reconnaissance de leurs terres. En effet, la Constitution de 1988, rédigée et adoptée sous la pression des indigènes, marque un point de rupture dans l’histoire pluriséculaire du Brésil, en mettant un terme au régime de tutelle et aux politiques d’intolérance vis-à-vis des identités et cultures indigènes, par le renoncement au devoir de civilisation à leur égard.

11Est-ce à dire que l’égalité et la tolérance ont imprégné depuis 1988 en profondeur l’État et la société brésiliennes ? Le dernier chapitre, qui mène une comparaison subtile entre le traitement de la question indigène sur le temps long et les récentes politiques de « pacification » des favelas à Rio de Janeiro, montre qu’il n’en est rien. La pacification des Indiens était de mise à l’époque coloniale, et elle fut reprise selon des modalités différentes dans le cadre de la politique indigéniste, au début du xxe siècle. On retrouve dans la politique de pacification en direction des favelas cariocas la vieille antienne de la mission civilisatrice, au nom ici de la lutte contre le crime organisé. Outre le fait que cette politique sécuritaire tend à stigmatiser les populations vivant dans les favelas, celle-ci s’en est suivie d’une montée de la violence et des homicides. Ainsi, la politique de pacification, qu’elle vise l’indigène ou les favelados, échoue dans son entreprise d’ordre et de civilisation. En outre, les crimes et exactions commis à Rio bénéficient d’une impunité qui rappelle celle des colons et missionnaires à l’époque coloniale. Pire, la violence de ces crimes s’accomplit dans une relative indifférence de l’opinion publique, laquelle résulte selon Pacheco d’une « forme corrosive et létale de racisme » (p. 368) qui structure encore la société brésilienne aujourd’hui.

12L’on comprend dès lors pourquoi l’auteur achève son ouvrage par un bref aggiornamento qui sonne comme un appel à la résistance des anthropologues face au retour en force de la « rhétorique usée du discours colonial » sous la présidence de Jair Bolsonaro – pages sombres d’une histoire qu’il est urgent de tourner pour renouer avec d’autres rapports aux indigènes et d’autres récits plus justes de l’histoire nationale – une entreprise à laquelle les travaux de Pacheco apportent sans nul doute une précieuse contribution.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sébastien Rozeaux, « João Pacheco de Oliveira, La naissance d’une nation. Formation des altérités au Brésil »Caravelle, 119 | -1, 211-214.

Référence électronique

Sébastien Rozeaux, « João Pacheco de Oliveira, La naissance d’une nation. Formation des altérités au Brésil »Caravelle [En ligne], 119 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 11 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/13473 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.13473

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Auteur

Sébastien Rozeaux

Université Toulouse 2 – Jean Jaurès

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