Paz Nunez-Regueiro, Promesse de Patagonie, L’exploration française en Amérique australe et la patrimonialisation du « bout du monde »
Paz Nunez-Regueiro, Promesse de Patagonie, L’exploration française en Amérique australe et la patrimonialisation du « bout du monde », PUR, coll. « Amériques », Rennes, 2022.
Texte intégral
1Avec la naissance des États indépendants issus des Empires ibériques, l’Amérique latine devient l’objet de l’intérêt des principales puissances européennes en pleine phase d’affirmation impériale et coloniale. Celui-ci se manifeste notamment par la multiplication des voyages dont le modèle ou la référence reste celui mené, au tout début du xixe siècle, par A. Von Humboldt. Parmi ces voyageurs aux motivations les plus diverses, les Français ne sont pas en reste comme l’ont confirmé les nombreuses études menées depuis une vingtaine d’années dans le droit fil des travaux pionniers de J. G. Kirchheimer. Dans Promesse de Patagonie, l’auteure reprend cette thématique du voyage d’exploration en s’attachant à l’un des derniers espaces encore peu ou pas parcourus par des Occidentaux à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, à savoir l’extrémité méridionale de l’Amérique du Sud assimilée à un véritable « bout de monde » par les Européens.
2Le contexte politique dans lequel s’inscrivent ces explorations françaises combine les ambitions coloniales à la volonté des deux États concernés – Argentine et Chili – de s’affranchir de ce qui est perçu par leurs responsables politiques comme une frontière interne, véritable obstacle à l’affirmation de leurs nations. Dans le même temps, la naissance puis le développement de la science anthropologique offrent aux explorateurs européens une « couverture » scientifique, voire un prétexte à l’organisation de ces expéditions, où le scientifique voisine de très près avec la volonté d’établir un inventaire des richesses dignes d’intérêt. Ce double contexte se traduit par l’arrivée en Europe de collections d’objets de toute nature alimentant la curiosité et la volonté de mieux connaître ces populations « primitives ».
3Tel est l’objet de l’ouvrage, structuré en quatre parties de taille inégale. La première présente les divers contextes dans lesquels se construit progressivement une politique culturelle et scientifique consacrée à la Patagonie. Les trois parties suivantes étudient par le menu trois de ces voyages réalisés par des explorateurs français à des dates et au contenu forts divers, se traduisant d’ailleurs dans leurs extensions qui le sont tout autant.
4On saura gré à l’auteure d’avoir particulièrement soigné la rédaction de la partie contextuelle : elle y offre une synthèse très claire et parfaitement documentée, d’une époque qui découvre avec intérêt et curiosité des contrées lointaines jusqu’alors méconnues. En deux chapitres d’une soixantaine de pages sont reconstitués les divers éléments qui contribuent à cette découverte dont l’impact se fait sentir en Europe comme dans les deux pays concernés. Le développement de la géographie, l’affirmation de l’anthropologie dans le prolongement du collectionnisme archéologique, le goût de l’exotisme et enfin la curiosité pour ces mondes indigènes « primitifs » qui rassurent l’Occident sur sa « supériorité » débouchent sur la création de lieux destinés à recevoir les objets collationnés, évitant ainsi leur dispersion, leur détérioration et parfois même leur disparition. Dans le cas français, ces préoccupations nouvelles débouchent sur la fondation du Musée du Trocadéro où sont progressivement déposées et regroupées toutes les pièces rapportées par les explorateurs successifs depuis la fin du xviiie siècle et qui ne trouvent pas de place légitime dans les autres musées. C’est dans ce contexte d’affirmation de l’observation ethnographique qu’est progressivement élaborée une nouvelle représentation des habitants de ces contrées. L’œuvre de F. Moreno vient témoigner de cette invention du « Patagon ancien » qui va d’ailleurs de pair avec l’invention du « gaucho » contemporain par la littérature argentine. Un phénomène analogue opère pour le Chili avec la construction de l’Araucan qui coudoie la « Pacification de l’Araucanie ».
5Le premier des trois voyages étudiés correspond à la mission scientifique française au Cap Horn en 1882-1883, opération pionnière à plus d’un titre. Elle se caractérise notamment par la pluridisciplinarité de la démarche mise en œuvre consacrée à un espace relativement limité, l’assimilant à une mission scientifique bien plus qu’à une exploration traditionnelle. Elle s’inscrit d’ailleurs dans la lignée du voyage d’un Alcide d’Orbigny un demi-siècle plus tôt. Le premier chapitre reconstitue les contextes scientifiques et politiques de cette mission placée sous l’autorité des savants et des musées français selon une démarche post-coloniale. Au retour de la mission, l’énorme quantité de spécimens et de matériels rapportés est répartie entre divers musées parisiens, dont le Muséum et le Musée du Trocadéro. Étudiés dans les mois qui suivent, ces objets donnent lieu à une production éditoriale remarquable, sous la forme de sept volumes publiés. C’est le dernier de ces tomes, produit par P. Hyades et J. Denicker sous le titre d’Anthropologies qui fait l’objet du chapitre suivant en offrant une reconstruction de la collecte ethnographique menée auprès des populations Yahgans. Cette présentation de l’action de terrain de P. Hyades est parachevée par une étude de sa démarche et de ses apports décisifs à la connaissance des peuples fuégiens, rompant ainsi avec les nombreux mythes qui leur étaient associés, certains anciens mais d’autres bien plus récents suscités par les expéditions de C. Darwin et R. Fitz-Roy.
6L’exploration suivante concerne la mission menée par Henry de La Vaulx en Patagonie en 1896-1897. À la différence de la précédente, il s’agit ici d’une expédition individuelle et auto-financée même s’il n’en demande pas moins l’aval du Muséum. Dans une exploration qui se prolonge 16 mois durant lesquels l’explorateur parcourt 5 000 km, H. de La Vaulx s’adonne à la collecte d’une multitude d’objets les plus divers qui, à son retour, finissent tous dans les musées français qui avaient appuyé son expédition. La quantité de matériel ainsi ramenée par un homme seul incite l’auteure à s’interroger sur sa stratégie de collecte dans un chapitre intitulé « Les politiques de l’échange et du don ». S’appuyant sur le récit que l’explorateur lui-même a laissé sur les conditions lui ayant permis d’obtenir les nombreux objets ramenés, l’auteure conclut sur « la politique du don, fondamentale pour obtenir les objets de la collection et pour que les autochtones tolèrent ses fouilles » qui anime Le Vaulx (p. 220). Sans remettre en cause cette appréciation, on regrettera de ne pas disposer d’autres sources – indigènes notamment ! – qui viendraient probablement nuancer le propos...
7Le dernier voyage étudié concerne enfin celui du frère Claude Joseph en Araucanie entre 1926 et 1932. Il réalise durant cette longue période un travail ethnographique de premier plan en combinant observations, photographies et même travail filmique. Par contre, à la différence des expéditions précédentes, il ne s’attache pas à une véritable collation d’objets, la collection en dépôt au musée du Quai Branly provenant de son séjour en Patagonie chilienne ne comptant que… dix pièces ! Selon l’auteure, l’intérêt de cette expédition réside avant tout dans l’ethnographie remarquable des populations mapuches qu’il offre en suivant une démarche proprement scientifique qui associe analyse de séries, expérimentations et descriptions ethnographiques précises. Cette expédition, d’une nature bien particulière ouvre à l’auteure la porte d’une réflexion finale fort intéressante sur le sens des collectes réalisées par les voyageurs européens et les appréciations ou réflexions auxquels les objets rapportés, déposés et bien sûr exposés ont pu donner lieu, contribuant à construire une « esthétique mapuche » ou fuégienne.
8Pour terminer on aimerait signaler que ce long et beau parcours à travers l’Amérique australe de la fin du xixe siècle est accompagné d’un magnifique cahier photographique de 60 illustrations, nombre d’entre elles en couleur. Ne serait-ce que pour le plaisir de découvrir des reproductions de très grande qualité du matériel collecté par les trois explorations françaises dans l’Amérique australe ici étudiées, on ne peut que recommander la consultation et, bien sûr, la lecture d’un ouvrage passionnant richement documenté.
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Bertrand, « Paz Nunez-Regueiro, Promesse de Patagonie, L’exploration française en Amérique australe et la patrimonialisation du « bout du monde » », Caravelle, 119 | -1, 208-211.
Référence électronique
Michel Bertrand, « Paz Nunez-Regueiro, Promesse de Patagonie, L’exploration française en Amérique australe et la patrimonialisation du « bout du monde » », Caravelle [En ligne], 119 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/13463 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.13463
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