Jaime Regan, Gonzalo Espino Relucé et Manuel Cornejo Chaparro (coord.), Intelectuales indígenas amazónicos y Bicentenario, Amazonía peruana
Jaime Regan, Gonzalo Espino Relucé et Manuel Cornejo Chaparro (coord.), Intelectuales indígenas amazónicos y Bicentenario, Amazonía peruana, 2021, vol. XVII, n° 34, CAAAP, 297 p.
Texte intégral
1La revue Amazonía Peruana, qui étudie les réalités amazoniennes au prisme de l’anthropologie et des sciences sociales depuis plus de quarante-cinq ans, a choisi pour sa livraison annuelle 2021, alors que le Pérou était dans la période de célébration du bicentenaire, de s’intéresser aux intellectuels indigènes de cette région, hommes et femmes, à leur engagement dans la défense de leurs droits et la préservation de leur environnement, dans l’éducation et la culture. Pour ce faire, le Centro Amazónico de Antropología y Aplicación Práctica et la Universidad Nacional Mayor de San Marcos, dont l’un des groupes de recherche (EILA) travaille sur « Discours, représentations et études interculturelles » dans les aires andine et amazonienne, se sont associés. Les contributeurs de ce numéro sont principalement des enseignants en Educación Básica Regular (EBR) ou Educación Intercultural Bilingüe (EIB), qui sont souvent aussi des traducteurs ; des chercheurs en anthropologie, en littérature et en linguistique ; deux sont des créateurs. Ils sont en majorité awajún, asháninka, awajún-wampis, kukama, nomatsigenga, matsigenka ou yanesha.
2La première contribution, à caractère juridico-politique, évoque l’auto-délimitation (autodemarcación) de leurs « territoires ancestraux » par les Awajún en 1994, l’autonomisation du contrôle interne de ces territoires et la reconnaissance de la catégorie « pueblo indígena » comme sujet de droit. Son auteur, Gil Inoach Shawit, avocat awajún, qui travaille depuis longtemps avec les organisations indigènes, a été élu, en décembre 2021, gouverneur du premier Gouvernement territorial autonome awajún (GTAA).
3À caractère ethnographique, les quatre articles suivants abordent des questions portant sur la santé, l’éducation ou les effets des migrations sur les usages culturels des populations indigènes. À partir d’une étude menée auprès de la communauté kukama de Santo Tomás (qui vit dans les environs d’Iquitos après une migration forcée à l’époque de l’exploitation du caoutchouc), Pablo Taricuarima Paima analyse l’iconographie et la symbologie de la céramique kukama, ses liens avec la médecine traditionnelle ainsi que l’évolution des techniques de fabrication. Erwy Aquituari Ahuanari s’intéresse, lui, aux causes principales – structurelles, locales ou familiales – de l’absentéisme scolaire dans deux provinces de la vaste région Loreto (Datem del Marañón située à l’extrême ouest et Ramón Castilla à l’extrême est) et à la situation économique précaire des enseignants en zone rurale. Rosendo Gualima Padilla examine la conception de la « maladie » dans les communautés asháninka du Haut Ucayali et la typologie qui en découle avant de détailler la façon de soigner deux syndromes (« el choque de aire » et « el susto »). Enfin, Ruth Sebastián Leonidas étudie l’impact des migrations de familles matsigenka (communauté native Nuevo Mundo, Megantoni, Cusco) sur les changements d’habitudes et les régimes alimentaires, en particulier chez les femmes, afin d’expliquer la construction de l’identité et les relations de genre à partir de l’alimentation.
4La rubrique « Creación » offre un échantillon de l’œuvre poétique de Dina Ananco, poète awajún-wampis. Reflétant le bilinguisme de l’auteure, les six poèmes présentés dans leur langue originelle et en espagnol sont un exemple d’autotraduction littéraire. Cette pratique, qui est toujours le fruit d’un parcours de vie, est issue d’une double acquisition de langues-cultures – en l’occurrence inégalement valorisées – dans des contextes d’échanges, choisis ou contraints. Des travaux linguistiques ont récemment montré que l’autotraduction peut permettre un espace de « négociation » entre identités individuelles et identités collectives.
5Un troisième volet s’intéresse à la « tradition orale » – forme à travers laquelle les peuples indigènes recréent leur culture de génération en génération – et aux enjeux culturels et mémoriels de son utilisation à des fins éducatives. Quatre articles sont consacrés aux Asháninka, population indigène numériquement la plus importante. Après avoir souligné les difficultés d’accès aux narrations orales encore insuffisamment collectées, Pablo Jacintos Santos en analyse les ressources littéraires et certains mécanismes dans le but d’établir une typologie des récits contemporains recueillis auprès de narrateurs indigènes et de les transcrire. Beatriz Umaña Chiricente s’intéresse, pour sa part, à la cosmovision asháninka à partir de récits touchant à quelques-uns des êtres spirituels dont la fonction est de s’occuper et de protéger l’humanité et la nature, toujours en lien avec les activités quotidiennes de la communauté. Celle-ci se constitue en centre de connaissance et de mémoire culturelle. La démonstration de Rudi Camañari Quinchori porte sur la lecto-écriture visuelle en laquelle elle voit une stratégie efficace de valorisation de la tradition orale et un moyen de transmettre des valeurs, des idées et des usages, en sensibilisant en particulier de jeunes publics. Jacobo Alva Mendo analyse, lui, l’expérience de Enrique Jacobo Díaz, enseignant asháninka, qui a reconstruit l’histoire de la communauté El Milagro (Selva Central) à partir de récits oraux. Il examine la question des sources et de la constitution d’archives dans des situations de subjectivité ; le document présenté comme une histoire de la communauté et son usage pédagogique dans le contexte de demande d’une école rurale et sous l’égide de l’EIB. Deux articles ont trait à d’autres formes textuelles d’oralité, en l’occurrence matsigenka et yanesha. L’un analyse les discours prononcés dans le cadre de l’utilisation de plantes médicinales. Guissenia Rodríguez Espíritu souligne la faiblesse de la dimension interculturelle dans les programmes scolaires nationaux, d’où sont absentes la conception holistique de l’univers propre aux peuples indigènes et la relation d’équilibre entre êtres humains et nature. L’autre article étudie en tant qu’ « actes de langage » les « énoncés expressifs » qui apparaissent au début de chaque chanson yanesha. Le propos de Izhar Dionicio Antazú est de mettre en relief l’information culturelle que contiennent ces énoncés, longtemps demeurée inaperçue.
6Dans une dernière rubrique intitulée « Avances de investigación », Gonzalo Espino Relucé et Silvia Apaza Espinoza explorent les impacts de la modernisation sur la littérature orale asháninka et le lent et complexe processus littéraire de son inclusion à l’écriture. L’analyse est appliquée aux récits traitant des êtres spirituels, collectés auprès de la communauté native Cushiviani dans le cadre de l’EIB. Enfin, déconstruisant le stéréotype d’un espagnol (castellano) amazonien dont les marques seraient des intonations « chantantes » et des altérations syllabiques et syntaxiques, Alberto Chirif montre qu’il en va de la langue comme de l’environnement ou des sociétés : elles sont diverses de sorte qu’il n’y pas un mais plusieurs castillans d’Amazonie.
7Lors du premier centenaire de l’Indépendance, la représentation de l’Amazonie péruvienne avait été celle d’une région aux ressources inépuisables dont l’exploitation était entravée par l’inaptitude à la « modernité » des populations autochtones, leur « sauvagerie » et leur ignorance. Dès la seconde moitié du xixe siècle, le gouvernement péruvien avait encouragé la colonisation de la Selva, attribuant les territoires indigènes aux entreprises et aux colons. Bien que l’Amazonie ait été intégrée au territoire national, de manière formelle, au cours du xxe siècle, les peuples indigènes sont malmenés, comme en ont témoigné les événements de Bagua (2009), et leurs cultures ont été durablement déconsidérées et invisibilisées. En approfondissant l’étude des liens de ces dernières avec les territoires, avec les langues et les stratégies discursives, à partir des représentations qu’offrent d’elles-mêmes les productions orales des peuples indigènes, en particulier d’Amazonie andine ; en inscrivant cette recherche au sein d’une interculturalité appliquée au domaine de l’éducation, ce numéro œuvre au débat épistémique dans l’espace académique tout en contribuant à rendre visible la capacité d’action indigène, qui appelle à une redéfinition du pacte social.
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Heymann, « Jaime Regan, Gonzalo Espino Relucé et Manuel Cornejo Chaparro (coord.), Intelectuales indígenas amazónicos y Bicentenario, Amazonía peruana », Caravelle, 119 | -1, 202-204.
Référence électronique
Catherine Heymann, « Jaime Regan, Gonzalo Espino Relucé et Manuel Cornejo Chaparro (coord.), Intelectuales indígenas amazónicos y Bicentenario, Amazonía peruana », Caravelle [En ligne], 119 | 2022, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/13429 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.13429
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