Carmen Bernand, Histoire des peuples d’Amérique. Andrés Reséndez, L’autre esclavage, la véritable histoire de l’asservissement des Indiens aux Amériques
Carmen Bernand, Histoire des peuples d’Amérique, Paris, Fayard Histoire, 2019.
Andrés Reséndez, L’autre esclavage, la véritable histoire de l’asservissement des Indiens aux Amériques, Paris, Albin Michel, 2021.
Texte intégral
1À la lecture des deux titres, c’est plein d’espoir de voir renouvelée une des questions essentielles de l’histoire coloniale aux Amériques que le lecteur se saisit des livres de A. Reséndez et C. Bernand. Leurs titres expriment en effet toute l’ambition de deux projets éditoriaux qui proposent, chacun à leur manière, un retour sur une question qui constitue, de longue date, un point central de l’historiographie américaniste. Dans les deux cas, il s’agit de revenir sur l’histoire des populations américaines dont le cours de l’histoire se trouve avoir été brutalement modifié par l’irruption des Européens à la fin du xve siècle. Dans le même temps, chacun de ces livres propose de ce même objet d’étude deux approches qui renvoient à une appréhension bien différente du sujet même si, inévitablement, les réflexions développées par les deux auteurs ne s’en recoupent pas moins.
2Ces deux livres partagent la mise en œuvre d’un projet ambitieux. Pour l’ouvrage de Carmen Bernand, il ne s’agit rien moins que d’écrire une « histoire des Indiens des Amériques », projet originellement forgé en commun avec N. Wachtel. Cette intention initiale s’est au fil du temps transformée pour devenir une réflexion sur l’histoire des peuples amérindiens en mobilisant des sources ne se réduisant pas à celles produites depuis la période coloniale. En d’autres termes, le défi que se lance C. Bernard est de travailler non plus seulement à partir de la documentation sur laquelle repose la recherche américaniste depuis bientôt deux siècles – récits des explorations et de la conquête, chroniques, documents d’archives ou encore sources imprimées ou iconographiques – mais de travailler aussi à partir des résultats produits par les recherches archéologiques. Non sans raison et en vertu de ces dernières sources mobilisées, C. Bernard assimile son approche à celle des études « préhistoriques ». Cette reconstruction originale de l’objet d’étude lui permet de dépasser l’impact des « frontières » inventées à partir du xvie siècle et imposées par les vainqueurs successifs depuis cinq siècles. Ce faisant, c’est à la mise en évidence des constantes ou des invariants sur lesquelles se sont édifiées les diverses civilisations américaines, malgré leurs inévitables variations locales et temporelles, que l’on assiste.
3La première partie de l’ouvrage, intitulée « L’axe du monde » propose une analyse des données qui permettent de comprendre le processus de construction des sociétés amérindiennes. Parmi les divers traits retenus comme fondateurs de ces sociétés, l’auteure retient les éléments suivants : la circulation des hommes et les migrations (chap. 1), les circulations des biens et des produits d’échanges (chap. 2), le temps des origines et des premiers regroupements de populations associé aux premiers vestiges archéologiques (chap. 3), la complexification croissante de ces sociétés accompagnée d’une spécialisation des divers groupes sociaux qui les composent (chap. 4), enfin l’émergence de structures politiques complexes pour lesquels C. Bernand conserve la qualification d’« empire » malgré ce que cette appellation peut avoir d’ambiguë, notamment pour un lecteur occidental (chap. 5).
4La deuxième partie de l’ouvrage, sous le titre « Variations hétérodoxes sur fond de croix » aborde la question de l’impact de l’arrivée des Européens sur le continent américain. Le chapitre 6 traite cette question en se centrant sur l’arrivée des étrangers – dont on rappelle les premiers et lointains contacts établis par les Vikings – qu’accompagne la diffusion de leur mode de vie avec des conséquences souvent dramatiques : maladies bien sûr, mais aussi animaux domestiques, plantes, objets (dont les armes) ou encore techniques, tous ces apports favorisant l’émergence de nouveaux savoirs mais aussi de nouveaux besoins… Les trois chapitres suivants prolongent cette même réflexion en abordant une question centrale de l’histoire coloniale : la problématique religieuse. Le premier souligne combien l’évangélisation systématique des populations amérindiennes est bien sûr pour elles source de désarroi résultant de la mort des dieux qu’elle signifie. Mais leur capacité de résistance favorise aussi l’émergence de réponses syncrétiques qui accompagnent l’américanisation du christianisme romain notamment par le biais du recours aux traductions des textes sacrés mais aussi à celle des images. Sur cette question essentielle, l’étude du Codex Bodmer dessiné à la fin du xvie siècle en offre une excellente illustration. Le chapitre suivant prolonge cette réflexion en abordant la question du recours postérieur, à partir du xviie siècle à d’autres moyens pour mener à bien l’objectif toujours présent de l’évangélisation. L’attention est ici centrée sur la Compagnie de Jésus dont l’adaptation au terrain constitue le principal instrument mobilisé. Si le rôle de la musique est bien sûr rappelé à la fin du chapitre, l’auteure insiste plus largement sur l’importance accordée au recours à l’éducation ou à l’assistance aux démunis, rivalisant ainsi sur le terrain des chamans. Enfin le chapitre 9 parachève cette même analyse en montrant les limites spatiales de cette évangélisation. Centrée sur le « blanc manteau des réductions » pour reprendre l’expression consacrée, celle-ci abandonne aux cultes anciens d’immenses espaces parmi lesquels les « cerros » ou « montagnes » qui sont facilement identifiés à des dieux auxquels on aspire à rendre hommage avec des prières ou des offrandes. Devant l’ampleur du phénomène, l’Église n’hésite pas à les christianiser, à l’image de l’un des « cerros » parmi les plus célèbres d’Amérique latine, celui du Tepeyac qui, depuis le xvie siècle, sert de lieu de culte à la vierge de Guadalupe, à savoir la Sainte patronne des Amériques.
5La dernière partie de l’ouvrage, sous le titre de « Chronique de la fin du monde », s’intéresse aux impacts, nombreux et contradictoires, de la naissance des nouveaux États sur les populations amérindiennes tout au long du xixe siècle. Le chapitre 10 aborde l’effet déstructurant des nouvelles législations nationales pour un monde indien organisé, depuis le xvie siècle, selon les règles juridiques espagnoles. Tout spécialement, en éliminant les différences de statut imposées par le colonisateur, les populations indiennes se trouvaient placées à la merci des « Blancs », c’est-à-dire des populations non indiennes, majoritairement métisses. Ce phénomène qui s’observe dans tous les territoires de l’ancien empire castillan est ici analysé par le menu dans le Yucatan Maya, l’une des régions où le poids démographique des populations indiennes facilita la montée en puissance d’une vive résistance en allant jusqu’à la révolte. Le chapitre suivant prolonge ces observations pour l’espace septentrional du Mexique. Les populations chichimèques, qui y menèrent une longue résistance face à la pénétration espagnole dès le xvie siècle, retrouvent au cours du xixe siècle leur esprit de révolte et de ténacité qui trouve son prolongement dans la Révolution mexicaine de 1910. Le dernier chapitre aborde enfin les réactions indigènes sur différents points de la côte pacifique du continent, de l’Alaska aux terres de l’Araucanie en passant par la région de Vancouver. Ces régions, encore non ou mal contrôlées par les Européens au début du xixe siècle, font l’objet d’explorations systématiques dans le but de les transformer en lieux d’occupation afin de faciliter l’accès à leurs richesses naturelles. Dans ce processus d’opposition systématique, notamment en Araucanie, les Indigènes mobilisent efficacement la mémoire des rébellions plus anciennes menées contre les conquistadors espagnols.
6On parvient au terme de la lecture du livre, dense, de C. Bernand convaincu tant par la démarche que par le raisonnement qui le sous-tend. Tout spécialement, c’est bien la complexité des sociétés amérindiennes qui se révèle au lecteur, tout particulièrement pour les hautes terres mésoaméricaines et andines qui servent de terrain privilégié au parcours proposé. Par ailleurs, c’est d’abord le monde des puissants dont rendent compte les sources mobilisées, la majorité des populations amérindiennes, celle des macehuales comme celle des esclaves, n’ayant laissé que bien peu de traces avant la période coloniale.
7C’est sans doute dans la prise en compte inégale de cette complexité amérindienne que se différencie l’ouvrage de A. Resendes même si l’ambition qui l’anime n’est pas moindre. Son propos est de rompre avec les représentations exclusivement attachées au mot même d’esclavage, à savoir « des corps d’ébène entassés dans la cale d’un navire ou de domestiques en tablier blanc s’affairant dans une demeure d’avant la guerre de Sécession ». C’est donc clairement pour infirmer une représentation fondamentalement étasunienne du travail servile que l’auteur s’est lancé dans cette ambitieuse synthèse sur l’esclavage indien aux Amériques.
8Sans doute faut-il d’abord rappeler que ce n’est pas une totale nouveauté que de vouloir offrir ainsi une vision ample – dans le temps comme dans l’espace – de cette modalité d’exploitation de la main-d’œuvre, au-delà de la déportation des millions d’Africains vers le continent américain entre le xvie et le xixe siècle. On pense bien sûr à la remarquable synthèse proposée par O. Pétré-Grenouillau il y a une vingtaine d’années sous le beau titre Les Traites négrières. Essai d’histoire globale que l’auteur ne semble pas connaître.
9L’ouvrage commence avec l’arrivée des Européens sur le continent américain au xvie siècle et prolonge l’étude de cette « autre servitude », celle des Indiens, jusqu’à la fin du xixe siècle. L’espace retenu pour mener à bien l’enquête s’étend du centre et nord du Mexique colonial au sud-ouest des États-Unis, offrant ainsi une intéressante continuité chronologique et spatiale.
10Le propos de l’auteur est de mettre en relief l’esclavage des populations indigènes qu’il considère comme ayant été occulté par les représentations prégnantes attachées à la catégorie d’esclave dans le monde américain. Si on est d’emblée tout à fait prêt à le suivre dans ce travail de révision historiographique dont il fournit, au fil des chapitres, des arguments convaincants, le caractère systématique de la démarche ne peut qu’interpeller le lecteur en raison notamment des simplifications ou des généralités auxquelles elle ouvre la porte.
11Comme spécialiste du monde colonial hispanique, on limitera ici les commentaires aux premiers chapitres du livre qui portent sur cet espace géopolitique. La trame de ces chapitres suit une chronologie somme toute assez classique. Elle s’ouvre sur le désastre caraïbe avant de se poursuivre en Nouvelle Espagne avec l’exploitation de la main-d’œuvre indigène dans le cadre de l’expansion minière. Celle-ci est abordée dans deux chapitres qui revisitent la question du travail dans l’économie minière mésoaméricaine avant de s’achever par l’étude de la révolte des Indiens Pueblos qui, à la fin du xviie siècle, mirent à mal une présence espagnole encore très clairsemée dans une région lointaine et périphérique de leur empire, celle du Nouveau-Mexique. Chacun de ces moments offre à l’auteur la possibilité de revenir sur certains des acquis parmi les plus établis de l’historiographie coloniale ibérique. On regrettera ici que certaines des bases documentaires mobilisées se révèlent parfois défaillantes, à l’image de la question du nombre. Dès l’introduction, l’auteur offre en effet une pesée globale de cet esclavage indigène aux Amériques qui oscillerait entre 2, 5 et 5 millions sur tout le continent américain entre 1492 et 1900. Malheureusement, la solidité de cette estimation est loin d’être établie comme le reconnaît d’ailleurs l’auteur lui-même p. 513, sans considérer pour autant que cela fragiliserait sa démonstration. En fait et à ce stade, pour cet « autre esclavage », on est encore très loin des pesées solidement étayées proposées pour la traite négrière qui d’ailleurs ne suscitent aujourd’hui aucune réelle discussion.
12L’auteur fait par ailleurs le choix d’accorder à la catégorie d’« esclave » un sens très ample, ce dont il s’explique p. 20 et suivantes. Pour lui, sont considérés comme tels tous les Indiens soumis à un travail contraint, quels qu’en soient la nature, le lieu et la période. C’est ainsi notamment que le travail dans le cadre de l’encomienda d’abord puis ensuite, une fois son interdiction proclamée officiellement avec les Lois Nouvelles, dans celui des repartimientos est comptabilisé comme relevant de l’esclavage. De même, la servitude pour dette, qui apparaît au cours du xviie siècle dans le cadre de l’hacienda et qui ne concerne d’ailleurs pas que des Indiens, est aussi assimilée à l’esclavage. Avec une telle approche du sujet on s’étonne par contre que les indios de guerra – qui, eux, pouvaient en effet être soumis à l’esclavage en toute légalité – ne soient pas pris explicitement en compte dans l’analyse. Sont-ce tous les mêmes « esclaves » ? On peut en douter. À donner à « l’autre esclavage » une acception trop large, ne risque-t-on pas d’escamoter toute la complexité d’une société où précisément la diversité des statuts est l’un des traits essentiels propres à une société d’Ancien Régime dans un contexte colonial ?
13Les deux chapitres sur l’économie minière abordent quant à eux une autre question d’importance dans l’histoire de la Nouvelle Espagne : celle de l’expansion septentrionale du monde colonial mésoaméricain en lien avec le statut de la main-d’œuvre employée dans les mines d’argent de ces régions. À juste raison, l’auteur souligne combien cette expansion minière joue le rôle d’un aspirateur à main-d’œuvre dont il souligne, pour El Parral par exemple, la part prise par les travailleurs indigènes, notamment Yaquis. Mais comme le montrent les études sur les espaces du centre et nord de la Nouvelle Espagne, ces derniers sont loin d’être les seuls à être attirés par un travail rémunérateur. Dans ces vastes espaces où la densité des populations indigènes était particulièrement faible, l’expansion minière s’accompagne du recours à une main-d’œuvre nombreuse provenant des régions les plus diverses et aux origines ethniques tout aussi variées. Dans le cadre minier – comme dans celui de l’hacienda d’ailleurs –, c’est à un véritable brassage de population auquel on assiste, accélérant un processus qui est à l’œuvre en Amérique espagnole dès le début du xvie siècle, à savoir le métissage. Peut-on alors toujours considérer une partie cette main-d’œuvre comme « indigène » alors qu’elle ne vit plus dans son cadre communautaire qui fonde, à l’époque coloniale, le statut de l’Indigène ? À ces interrogations sur l’identité de ces salariés, il faudrait ajouter la question de leur statut. L’endettement qui lie nombre d’entre eux à leur employeur en fait-il des esclaves ? N’est-il pas plus légitime de parler, pour ce cas d’espèce, d’une modalité de servage ? Là encore, la discussion aurait mérité d’être engagée plutôt que de mobiliser une seule et même catégorie d’analyse pour décrire des conditions de vie et de travail extrêmement diverses.
14En se lançant dans cette aventure, A. Reséndez fait sans doute œuvre utile en nous invitant à reprendre la discussion sur certains des acquis parmi les plus partagés de l’histoire coloniale hispanique. Mais cette première synthèse sur « l’autre esclavage » peut apparaître à ce stade comme quelque peu prématurée, faute d’en maîtriser et d’en discuter tous les aspects dont certains parmi les plus établis de l’historiographie ibéro-américaniste. Souhaitons simplement que d’autres lui emboîtent le pas afin d’étayer un champ de recherche sur l’esclavage indigène américain qui est loin d’avoir donné à ce stade tous ses fruits.
Pour citer cet article
Référence électronique
Michel Bertrand, « Carmen Bernand, Histoire des peuples d’Amérique. Andrés Reséndez, L’autre esclavage, la véritable histoire de l’asservissement des Indiens aux Amériques », Caravelle [En ligne], 119 | 2022, mis en ligne le 13 mars 2023, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/13388 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.13388
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