- 1 Nous parlons de littérature en guarani car la poésie bilingue est représentative d’un phén (...)
- 2 Nous comprendrons la renégociation comme les discussions et les argumentations permettant (...)
- 3 Acosta Alcaraz, Feliciano, Pyhare mboyve /Antes que anochezca, Asunción, Servilibr (...)
1La marginalité et l’exception sont des concepts particulièrement féconds pour penser la poésie bilingue en guarani. Ils nous permettent de revenir au présupposé suivant : la littérature en guarani1 n’existerait pas. Les seules œuvres en guarani seraient alors des exceptions, des tentatives sporadiques de création en guarani ou bilingue, en marge de la littérature en espagnol qui, elle, incarnerait la littérature paraguayenne. Or, cette littérature nationale semble elle-même en marge de la scène littéraire mondiale, longtemps oubliée des histoires de la littérature ou présentée comme une « inconnue ». La littérature en guarani serait donc en quelque sorte à la marge de la marge et vivrait doublement le stigmate de l’exception. Il nous faut remarquer que ce préjugé se maintient malgré l’instauration du bilinguisme officiel lors de la Constitution de 1992. Cependant, nous nous retrouvons face à un paradoxe puisque des œuvres en guarani et bilingues sont tout de même publiées depuis les années 1920. Cette production n’a d’ailleurs cessé de se développer et de se diversifier. Si à ses débuts, la littérature en guarani correspondait essentiellement à des recueils de poésie, elle compte aujourd’hui des œuvres théâtrales, des romans, des essais et des contes. Cette diversification se manifeste aussi au sein du corpus poétique bilingue : certains recueils présentent les poèmes et leur traduction en regard, d’autres alternent les deux langues au sein d’un même recueil ou d’un même poème, d’autres encore présentent un poème en guarani accompagné d’une introduction et d’un commentaire en espagnol. Ce paradoxe fait émerger plusieurs tensions que nous pouvons organiser selon trois axes. D’abord, la permanence du présupposé nous invite à penser aux arguments qui lui confèrent une telle vigueur. Mais elle nous conduit également à nous demander si ce présupposé a toujours une raison d’être aujourd’hui face au constat de la parution des œuvres en guarani et bilingues. Ensuite, si ce préjugé se maintient et n’empêche finalement pas un essor de cette poésie, alors nous pouvons nous demander s’il ne se serait pas produit une renégociation2 des concepts de marge et d’exception, et si un renversement n’aurait pas eu lieu pour faire de ces notions des sortes de « marqueurs de singularité » où une originalité est cultivée dans l’écart par rapport aux centres littéraires traditionnels. Enfin, le paradoxe interroge la modalité bilingue. Permet-elle de procéder à cette renégociation en faisant profiter la poésie en guarani du rayonnement de l’espagnol ? Ces trois axes de réflexion nous mènent à poser la problématique suivante : comment les concepts de marge et d’exception, ainsi que leur possible renégociation, nous permettent-ils de penser les conditions d’émergence et les caractéristiques de la poésie bilingue en guarani ? Il s’agira de comprendre pourquoi et comment la poésie en guarani s’est retrouvée en marge de la littérature paraguayenne. Nous nous demanderons dans un deuxième temps si, face à la force de ce stigmate, cette création se construit comme une poésie de la résistance renversant les notions de marge et d’exception. Enfin, nous considérerons les implications du bilinguisme pour la littérature en guarani. De simples exceptions dans le panorama littéraire à poésie d’exception, le bilinguisme est-il l’atout maître de la revalorisation d’une poésie en guarani ? Nous nous appuierons à la fois sur les discours sur la littérature paraguayenne et sur un corpus issu de huit poètes bilingues contemporains3 pour tenter de discerner comment se construit et se reconstruit une histoire de cette poésie depuis l’extérieur et l’intérieur des œuvres.
2Nous montrerons d’abord que le présupposé, relativement ancien, est une pensée structurante à la fois des études sur la littérature paraguayenne et des représentations liées à la littérature et à la langue guarani. La force de ce présupposé semble indéniable et pourrait mener à la construction d’une sorte d’idéologie ou, du moins, de croyance reposant sur la corrélation entre marginalisation linguistique et exception littéraire.
3Nous citerons à titre d’exemple particulièrement frappant les propos tenus par Evelio Fernández Arévalos dans « Presupuestos para una “política lingüística” en el Paraguay ». Cet article est publié trois ans après le passage du guarani au statut de langue nationale en 1967 grâce à l’instauration d’une nouvelle constitution. Nous nous situons lors d’une première étape de revalorisation de la langue et de réflexion autour du bilinguisme. Dans ce cadre, Evelio Fernández Arévalos propose une analyse du contexte sociolinguistique et explore différentes pistes pour élaborer une politique linguistique au Paraguay. Tout en insistant sur le manque d’études scientifiques, il brosse un portrait de la diglossie dans le pays. Il en vient au constat suivant : il existe une relation de cause à effet entre la pratique linguistique des locuteurs guarani et leur marginalisation sociale. Il affirme ainsi que :
- 4 Fernández Arévalos, Evelio, « Presupuestos para una “política lingüística” en el Pa (...)
Hay en el Paraguay marginación por partida doble como consecuencia del estado de subdesarrollo y como consecuencia de la incomunicación que crea la valla del lenguaje. No hay ciencia expresada en guaraní, ni técnica vertida a ese idioma. Ni siquiera puede afirmarse que exista creación literaria en guaraní, porque las pocas excepciones son solamente tales4.
4Marge et exception sont ici dotées de connotations négatives, devenant synonyme d’exclusion. Le parallélisme entre les deux premières phrases, qui s’appuient toutes deux sur une tournure impersonnelle martelant le constat, et la triple négation dans les deux dernières « No », « ni », « ni », ne laissent pas de place au doute : il y a une corrélation entre marginalisation linguistique et exception littéraire.
- 5 Bourdieu, Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 205-206. « Pa (...)
5Nous avons choisi d’insister sur le discours de cet auteur car il nous semble mettre en lumière la construction d’une idéologie qui aura un impact non seulement sur la politique linguistique mais également sur les études et la création littéraires. Nous comprendrons ici idéologie, à la suite de Pierre Bourdieu, comme un système de pensée mis en place par des individus dotés d’un pouvoir symbolique mais destiné à l’approbation de tous5. Evelio Fernández Arévalos détient, en effet, un capital à la fois culturel et politique puisqu’il a été professeur de linguistique mais aussi président du Congrès et de la Chambre des Sénateurs. Il pourrait donc correspondre à ces acteurs de l’idéologie « spécialistes de la production symbolique » qui détiennent un pouvoir culturel et symbolique. Il serait donc à même d’utiliser les systèmes symboliques que sont la langue et la science, à travers la linguistique dans notre cas, pour établir un ordre du monde dans lequel la hiérarchie entre l’espagnol et le guarani serait facteur d’exclusion sociale et d’impossibilité d’une littérature en guarani. Cet article qui s’inscrit dans une réflexion politique a une vocation universelle et rappelle l’idéologie et la croyance.
6Mais nous parlons également d’idéologie car cette croyance est au fondement des études postérieures sur la littérature en guarani et va venir structurer le champ littéraire. Nous la retrouvons à la fois dans les discours des auteurs, mais aussi dans ceux des critiques et des historiens de la littérature. À titre d’exemples, nous rapportons les propos d’Augusto Roa Bastos publiés en 1974, défendant la thèse d’une diglossie littéraire :
- 6 Roa Bastos, Augusto, « Cultura popular latinoamericana y creación literaria », Stro (...)
Creo que el planteo del P. Meliá, con respecto a la diglosia, se da efectivamente en un plano más amplio, incluso en la dimensión más compleja de la cultura y por tanto de la mediación literaria; es decir, incluso en la actividad de la elaboración de textos imaginarios o de ficción, puesto que esta mediación específica de la literatura se da concretamente a través del lenguaje. Este concepto de la diglosia se aplica perfectamente al fenómeno de la producción literaria6.
7Nous percevons dans l’article d’Augusto Roa Bastos la même idée selon laquelle la marginalisation linguistique est la cause d’une non-émergence de la littérature populaire et en guarani.
- 7 Moody, Michael, « Entrevista con Tadeo Zarratea », Confluencia, vol. 5, n° 2, 1990, p. 121.
- 8 Delgado, Susy, « El valle de la utopía que resiste en la poesía guaraní », Centro Cul (...)
- 9 Foucault, Michel, L’Ordre du discours : leçon inaugurale au Collège de France prononc (...)
8Nous observons aussi que cette croyance, loin de s’effacer avec la revalorisation progressive des droits linguistiques, se renforce et se perpétue. Tadeo Zarratea, avocat, critique littéraire mais aussi auteur, notamment du premier roman en guarani affirmait, par exemple, en 1990, lors d’une interview organisée par Michael Moody, que « se sabe que yo pertenezco a un pueblo que no tiene literatura propia. Digo esto porque la literatura que se le da como propia está en castellano; no es la lengua propia, la lengua primera, la lengua materna de este pueblo7. » Dans une conférence beaucoup plus récente donnée en 2021 et intitulée « El valle de la utopía que resiste en la poesía guaraní », Susy Delgado débutait en rappelant encore que « Cuando abrimos el prisma hacia las dos vertientes lingüísticas de esta literatura, la del castellano y la del guaraní, descubrimos a primera vista que si la literatura paraguaya en general sigue siendo poco conocida, la que se escribe en guaraní lo es todavía menos8. » Nous soulignons le glissement qui se produit dans les discours sur la littérature en guarani puisque l’on passe d’une non-existence affirmée à une non-existence supposée par une méconnaissance de ce corpus. C’est ici en quelque sorte que le présupposé apparaît comme tel. Cependant, nous souhaitons insister sur le contrôle qui s’exerce à l’intérieur de ce discours et qui aboutit au paradoxe suivant : pour pouvoir penser la littérature en guarani, il nous faut penser son inexistence. Les auteurs qui aujourd’hui s’engagent, voire militent, pour la revalorisation de cette littérature se trouvent dans l’obligation de rappeler la circonstance qui motive leur action. En cela, il nous faut peut-être envisager le décalage entre le présupposé et les textes qui en ont découlé sous le prisme du commentaire évoqué par Michel Foucault dans L’ordre du discours. Michel Foucault montre que le commentaire a la double fonction de permettre sans cesse de nouveaux discours en réactualisant le propos initial mais également d’enfermer le discours dans la répétition d’un même argument9. Le présupposé devient alors la condition nécessaire, celle qui ne peut pas ne pas être, de ces discours sur la littérature en guarani.
- 10 Plá, Josefina, « Evolución intermedia (1940-1959) », in Díaz-Pérez, Viriato, Literatu (...)
9Il nous faut comprendre à présent quels seraient les arguments qui alimenteraient et justifieraient la permanence de ce présupposé. Des raisons à la fois historiques et politiques pourraient apporter des éléments de réponse, mais nous nous centrerons aujourd’hui sur le rôle des représentations linguistiques. Nous avançons ici l’hypothèse que la littérature en guarani a souffert de l’adéquation, dans la pensée collective, de cette langue avec l’oralité et l’identité nationale. L’importance de l’oralité est au cœur des représentations de cette langue car elle est synonyme de résistance de la langue face à des années de colonisation et d’oppression. Elle est aussi associée à une mélodie qui représenterait l’essence de la langue guarani. Une difficulté se pose alors : comment rendre cette oralité dans l’écriture sans perdre le caractère oral propre à langue guarani ? Mais l’oralité renvoie également à une double dimension à la fois culturelle et sociolinguistique. Elle renvoie d’une part aux origines de la langue puisque les Guaranis ne possédaient pas de systèmes d’écriture alphabétique. D’autre part, l’oralité serait aussi la conséquence de la diglossie : le guarani serait une langue orale, parlée dans la rue ou à la maison, mais qui n’aurait pas sa place dans les livres. En ce qui concerne le second point, le guarani permettrait, dans une dimension ontologique, l’expression de l’identité paraguayenne. Là où l’espagnol serait la langue de l’universalité et des échanges internationaux, le guarani exprimerait l’essence paraguayenne. En cela, le bilinguisme a pu être considéré comme un obstacle dans le développement d’une littérature paraguayenne. L’autrice et critique littéraire Josefina Plá, par exemple, affirmait que la langue guarani cantonnait la littérature aux frontières nationales et ne pouvait exprimer que la réalité rurale du pays. Elle montre notamment comment à partir de la guerre du Chaco se développe une littérature qui court le risque de devenir « puro consumo interno 10 ».
10Cette première partie visait à comprendre comment se construit le présupposé initial et quelles représentations limitantes il renfermait. La littérature en guarani serait qualifiée d’exception et subirait une marginalité car la langue guarani n’aurait pas vocation à être écrite ni lue sur le marché éditorial national et international. Face à ces rapports de force, nous verrons à présent comment la poésie bilingue en guarani s’érige en poésie de la résistance.
11Nous avons pu observer que les chercheurs et critiques contemporains ainsi que les auteurs eux-mêmes abordent la littérature en guarani depuis la conscience de la marginalité et de l’exception. C’est ce constat qui les amène à fonder une poésie de la résistance. Cette rhétorique de la résistance se construit en réseau et se fonde sur plusieurs arguments. D’abord, il s’agit de montrer comment cette poésie se développe malgré des conditions difficiles d’accès au marché éditorial. À l’échelle nationale, le marché éditorial est principalement dominé par des œuvres publiées en espagnol. Par ailleurs, nous soulignons le manque de lecteurs qui s’explique par différents facteurs : le manque de diversité linguistique dans les œuvres publiées ou encore le coût trop onéreux des livres, par exemple. La loi 24 sur la promotion du livre de 2021 est à ce titre révélatrice de ces obstacles et ouvre la voie à de possibles solutions. Enfin, nous ne pouvons que revenir sur un système éditorial déficient ne mettant que partiellement en valeur les « bons » auteurs. Ces derniers doivent financer eux-mêmes l’impression et parfois la promotion de leurs œuvres, sans compter qu’ils ne touchent aucun droit d’auteur. Il s’agit donc de résister d’abord à la marginalisation de cette poésie. Mais, cette rhétorique de la résistance littéraire est intrinsèquement liée à celle de la résistance linguistique. À travers la littérature, les poètes deviennent des gardiens de la langue guarani : ils prouvent sa vitalité, ses capacités créatrices, ils entrent dans l’arène de l’écriture pour l’élever au même statut que l’espagnol qui tire en partie son prestige de sa dimension littéraire. La littérature devient la preuve que la langue guarani a su résister à toutes les formes d’oppression : la colonisation, la dictature, la hiérarchisation des langues liée au système capitaliste et à la mondialisation. La rhétorique de la résistance se forge alors dans le paratexte et le texte lui-même. Elle se joue dans les recueils de poèmes mais aussi dans les anthologies, les articles de la presse et de la littérature scientifique. Les auteurs de l’Anthologie Paraguái ñe’ẽ, Bernardo Neri Farina, Susy Delgado et Javier Viveros, concluent par exemple la présentation de cet ouvrage en précisant que :
- 11 Neri Farina, Bernardo, Delgado, Susy, Viveros, Javier, Paraguai ñe’ẽ. Antología de poesía (...)
En estos tiempos de internet y globalización, el Paraguay sigue siendo, en gran medida, un país desconocido. En estos tiempos de identidades fragmentadas, en el Paraguay se escribe una poesía rica y diversa, que muestra como ayer, sus singularidades, que juega y se proyecta con sus dos lenguas, reivindicando su preciada herencia de la “palabra alma”. Una poesía desconocida que resiste y crece, de espaldas al persistente olvido que imponen los lectores del mundo a este género11.
12On retrouve ici le présupposé initial qui incarne un poids contre lequel résiste la poésie en guarani.
13La mise en place d’une résistance passe par la revendication d’un corpus conséquent et d’une tradition littéraire ancestrale. Il s’agit de montrer que la littérature en guarani ne correspond pas à de simples exceptions en marge de la scène littéraire nationale. Les anthologies jouent alors un rôle clef, comme le démontre Carla Fernandes dans l’article « Nuevos rumbos para la literatura paraguaya », en contribuant à l’affirmation de la littérature paraguayenne et en guarani :
- 12 Fernandes, Carla, « Nuevos rumbos para la literatura paraguaya », Cuadernos (...)
De eso [la existencia de la literatura paraguaya] ya no cabe duda y tampoco de que no es una incógnita. La afirmación de esta existencia y de esta identidad pasa por la elaboración y el cultivo de los diferentes tipos de antologías que acabamos de nombrar. Este género metaliterario está conquistando, en el panorama histórico-crítico de las letras paraguayas, un espacio colindante con las diferentes generaciones, promociones o décadas en las que se suele organizar cronológicamente la literatura paraguaya12.
- 13 Roa Bastos, Augusto, Fernández, Miguel Ángel, Poesías reunidas, op. cit., p. 91-98.
- 14 Unkel, Curt Nimuendajú, Los mitos de creación y de destrucción del mundo como fundame (...)
14Il nous faut souligner à ce propos l’effort considérable des auteurs de notre corpus dans l’élaboration d’anthologies soit de littérature en guarani soit de littérature paraguayenne dans laquelle ils intègrent la littérature en guarani. Susy Delgado a ainsi publié quatre anthologies : La voz mediterránea: muestra de poesía del Paraguay (2008), Literatura oral y popular del Paraguay (2008), Ne'ẽ Rendy (1re édition en 2011 et 2e en 2019), Paraguái ñe’ẽ (2017). Feliciano Acosta a également travaillé à la publication de trois anthologies : Ñe’ẽpoty Aty (2005), Guarani Ñe’ẽ Porã, Literatura Guaraní (2011),Tetãgua Mba’e (Literatura Popular) (2012). L’on peut retrouver dans ces anthologies de brèves histoires de la littérature qui se proposent de réintégrer la littérature en guarani au sein d’une littérature nationale. Par ailleurs, il nous semble important de montrer comment, face à une absence supposée de tradition littéraire, les auteurs de notre corpus se revendiquent les héritiers d’une tradition littéraire orale : celle des mythes et chants guarani. Peut-être peut-on voir aussi ici un acte décolonial dénonçant ce que Mignolo appelle les « cultures du livre », c’est-à-dire les cultures occidentales associant la littérature à l’écriture alphabétique. Cette filiation est un argument d’autorité dans la mesure où elle confère à la littérature en guarani une ancienneté et une antériorité par rapport à la littérature en espagnol dans le pays. Elle s’inscrit également dans une dimension identitaire, en mettant en lumière l’héritage guarani, que la littérature en espagnol ne pourrait pas représenter. Cet héritage de la culture guarani se manifeste dans notre corpus où le mythe devient à la fois source d’inspiration et mode de signification. Sur les huit auteurs de notre corpus, au moins cinq (Susy Delgado, Lilian Sosa, Gregorio Gómez Centurión, Augusto Roa Bastos et Mauro Lugo) explorent cette dimension mythique. Nous pouvons évoquer à titre d’exemple les poèmes « El principio », « Nacimiento de kuña » ou encore « El primer hombre13 » d’Augusto Roa Bastos inspirés de Los mitos de creación y de destrucción del mundo como fundamentos de la religión de los Apapokuva-Guaraní14, recueillis par l’ethnologue Curt Nimuendaju Unkel. Nous citons les premières strophes de « El principio » :
- 15 Roa Bastos, Augusto, Fernández, Miguel Ángel, Poesías reunidas, op. cit., p. 91.
Ñanderuvusu oguãhẽ ouvo,
Ñanderuvusu…
Le precedía un trueno silencio.
La oscuridad tapaba los caminos,
Pero su diestra relampagueante
Apartaba las tinieblas
Aproximándose
Con un sol sobre el pecho15.
- 16 Delgado, Susy, Ka’aru purahéi, op. cit., p. 83-84.
- 17 Lugo, Mauro, op. cit., p. 121.
15Nous pouvons également penser à « El último vuelo de Maino’i / Ka’arupytũ kerayvoty16 » de Susy Delgado qui réinvente le parcours du colibri, l’oiseau mythique de la genèse guarani qui, dans le poème, est annonciateur d’une apocalypse. Mais nous citerons aussi le poème « Avañe’ẽ/ La lengua del hombre17 » de Mauro Lugo qui se réapproprie le mythe de l’origine du langage guarani.
16Un dernier point nous paraît illustrer la subversion de la rhétorique de la marge et de l’exception. Il se produit une revalorisation de l’espace rural comme territoire marginal et périphérique. Cette revalorisation est à la fois intra et extratextuelle, le village devenant doublement le lieu d’une création poétique. D’une part, tous les poètes de notre corpus, sans exception, traitent la thématique de la nature et de l’espace rural. Cet espace est la plupart du temps associé à un locus amoenus ou aux traditions et mythes guarani. Nous citons à titre d’exemple quelques vers du poème « Guyra saite » de Mario Rubén Álvarez que nous traduisons :
Guyra saite |
Oiseau sauvage |
Aheka pe ñe’ẽ Hakua, Haĩmbe, Ipypuku, Hesakã, hyakũa porãva. Yvytu rembére kuimba’e ry’áipe ka’aru kirirĩme kuña resa’ãme ko’ẽju rakãre mitã pukaykére, opa rupi aheka. Ha’e katu cherechávo añemboja, ku guyra saitéicha, oipysóma ipepo, araíre opu’ã. Oiméneku oimo’ã aipota ipurahéi añapytĩ haguã ipu sakã che py’a sãre |
Je cherche cette langue/parole Pointue, Tranchante, Profonde, Claire, À la bonne odeur. À la lisière du vent dans la sueur de l’homme dans le silence de l’après-midi dans le regard de la femme dans les branches de l’aube à côté du sourire de l’enfant, partout je cherche. Mais elle lorsqu’elle me voit approcher, comme un oiseau sauvage, elle déploie son aile, dans les cieux elle s’élève. Peut-être qu’elle pense que je désire son chant pour attacher le son clair qu’elle émet aux liens de mon âme. |
17Ce poème met en lumière le lien fort entre la langue et l’espace rural. La langue poétique semble trouver sa source dans la nature, et même se confondre en elle, comme l’indique le champ sémantique de la végétation ou encore la comparaison de la langue avec l’oiseau sauvage.
18D’autre part, il nous faut souligner les initiatives des auteurs pour créer une poésie depuis « l’intérieur » du Paraguay, depuis les villages ou les communautés indigènes. Ils organisent, par exemple, des ateliers d’écriture dans les communautés indigènes et publient par la suite ces recueils de poésie. Nous ferons aussi allusion à l’atelier poétique bilingue « Jaheka ñe’ẽ porã » (Cherchons la littérature) mené par Susy Delgado en 2014 qui a eu lieu dans différents villages de l’intérieur du pays (Pilar, Villarica par exemple). Mais nous pouvons également évoquer l’initiative « Clubdelibros » fondée par Feliciano Acosta qui a pour objectif de construire des bibliothèques ou de les améliorer dans les endroits les plus reculés du Paraguay. Il se produit donc une déviation assumée : il s’agit de déplacer les centres de création poétique jusqu’à présent resserrés autour de la capitale, Asunción. Cette poésie semble donc explorer les notions de marge, d’exception, voire de déviation, pour en déjouer les implications ou pour transformer l’écart en espace de création originale. Il nous reste à présent à savoir quel est le rôle ou l’impact du bilinguisme sur cette production.
19L’évolution dans la rhétorique autour de la littérature en guarani s’accompagne d’un changement dans la représentation du bilinguisme. Ce dernier devient l’emblème de la singularité du Paraguay, premier pays d’Amérique latine à avoir instauré un bilinguisme officiel avec une langue d’origine indigène. Cette renégociation du bilinguisme se scelle dans les années 1990 au moment du passage à la démocratie et donc à l’instant même où le pays se dote d’une nouvelle identité en accord avec cet élan démocratique. L’instauration du bilinguisme lors de la Constitution de 1992 et de la mise en place du Plan d’Éducation Bilingue en 1994 marquent un tournant dans l’histoire du pays en accédant aux revendications pour les droits linguistiques des locuteurs du guarani et en tournant ainsi le dos à un passé d’oppression. Le développement d’une littérature bilingue, qui vient corroborer cette nouvelle trajectoire, est donc bienvenue puisqu’elle incarne là encore la nouvelle identité paraguayenne. De plus, ce bilinguisme est un atout à la fois à l’échelle nationale et à l’échelle continentale et mondiale. Il ancre le Paraguay dans une dynamique latino-américaine de revendications des droits politiques, sociaux mais aussi linguistiques des peuples amérindiens. Enfin, l’on se situe à une époque où la représentation du bilinguisme au niveau mondial a changé. Celui-ci ne représente plus un retard ou un obstacle, mais bien un atout pour s’intégrer dans un monde globalisé et qui vise des rapports pacifiés. La poésie bilingue est donc au cœur de la renégociation des notions de marginalité et d’exception car elle est l’image de la nouvelle identité moderne du Paraguay, identité qui peut bénéficier d’un rayonnement international. Il se produit alors un changement radical : là où on considérait que le guarani était le corollaire de l’encloisonnement du pays, il devient à présent une ouverture sur le monde.
- 18 Casanova, Pascale, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 20.
- 19 Ibid., p. 35.
20Il s’agit également de sortir de la marginalité en intégrant la République mondiale des lettres. Pascale Casanova modélise les rapports de force au sein du champ littéraire par le prisme de cette métaphore politique. Cette république d’échelle planétaire constitue un espace où les littératures sont hiérarchisées selon un modèle centre-périphéries et dans lequel elles sont sujettes aux luttes de pouvoir18. Or, dans ce que Pascale Casanova nomme « la bourse » ou « le marché des valeurs littéraires », il existe plusieurs critères qui peuvent donner une plus grande valeur au bien littéraire. L’un de ces critères est la littérarité qui correspond en réalité au capital linguistico-littéraire. Il y aurait dans cette république un rapport d’identité et de renforcement mutuel entre la langue et la littérature. Des langues seraient plus littéraires que d’autres car elles auraient accumulé une longue tradition littéraire et compteraient parmi leur patrimoine littéraire des chefs-d’œuvre. La langue agit alors comme un « certificat littéraire19 ». Cette littérarité est déterminante de la hiérarchie entre les langues et le bilinguisme devient alors un atout maître puisqu’il fait profiter la littérature en guarani du capital linguistico-littéraire de la littérature en espagnol :
Il faudrait ainsi opposer des langues de « grande culture » – c’est-à-dire les langues à forte littérarité – aux langues de « grande circulation ». Les premières sont celles qui sont lues non seulement par ceux qui les parlent, mais aussi par ceux qui pensent que ceux qui écrivent ou sont traduits dans ces langues méritent d’être lus. Elles sont en elles-mêmes des « permis » de circuler littérairement, puisqu’elles attestent l’appartenance à un « foyer » littéraire20.
21Nous avançons aussi l’hypothèse que le bilinguisme représente une renégociation des notions de marginalité et d’exception de la poésie en guarani car il est sa condition d’existence. Il devient un objet poétique qui lui donne un fondement et une légitimité intra et extratextuelle. Les poèmes explorent les tensions entre les deux langues, assument la marginalité du guarani et réfléchissent même parfois à des politiques linguistiques. Leur modalité bilingue leur permet d’avoir une réception à la fois nationale et internationale, de prétendre à la singularité et à l’universel. Nous analyserons brièvement le poème « Purahéi mo’ã » de Susy Delgado issu du recueil Ogue jave takuapu/Cuando se apaga el takuá qui illustre à la fois cette hypothèse et les différentes réflexions que nous avons pu mener dans cet article.
Purahéi mo’ã
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Casi un cantoa
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Si yo pudiera hablar
Ñandejára
Si mi lengua supiera pronunciar ne’ẽte
Si yo pudiera deshacer el alfabeto
Del tiempo y la memoria
Cheresapyso nga’u raka’e
Y amasara en mi boca ñe’ẽ porã joguahami
Si descifrara el pentagrama de los vientos
Ajora ojokuáva che kũ
Si pudiera convocar a los antiguos
ayvu jára
Ogueru nga’u chéve su dulce mimby
Si anidaran aquí che ahy’okuápe
Tojora che pytúpe okéva
Si me escucharan todos
Umi nacherenduvéiva
Si supiera cantar
Aña membyre
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Dios
Si mi lengua supiera pronunciar la palabra verdadera
Si yo hubiese tenido una visión aguda
Y amasara en mi boca algo parecido a la palabra hermosa
Liberara lo que ata mi lengua
Si pudiera convocar a los antiguos
dueños de la palabra
Si me trajeran su dulce flauta
Si anidaran aquí en el fondo de mi garganta
Desatara lo que duerme en mi aliento
Esos que ya no me escuchan
Hijo del diablo
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a. À l’exception du titre, la traduction est celle de l’autrice qui apparaît sous forme de glossaire dans ses différentes versions. Il est intéressant de remarquer que dans la version originale issue de Ogue jave takuapu/Cuando se apaga el takuá (2010), les parties en espagnol et en guarani ne sont pas différenciées par les italiques. Ce procédé se produit en 2017 lors de la parution de l’anthologie Kirirĩñe'ẽ joapy/Échos du silence. Un autre fait attire notre attention : le même poème est publié, en 2017 également, dans l’anthologie Paraguái ñe'ẽ, antología de poesía paraguaya mais cette fois ce sont les parties en espagnol qui apparaissent en italique. |
22Nous pouvons observer dans ce poème, qui se construit sous la forme d’une prière et d’une condition irréalisable, le désir frustré de retrouver une langue de communication et une langue poétique. Le poème se structure sur le mode de l’irréel à partir de la subordonnée de condition à l’imparfait du subjonctif en espagnol et à partir du morphème « nga’u » en guarani que l’on pourrait traduire par « ojalá » en espagnol. Ces deux procédés creusent la distance entre le désir et la réalité. Le désir est d’autant plus fort qu’il se mêle à la prière comme semble l’indiquer l’interjection « Ñandejára » appartenant au champ sémantique de la religion et la répétition de la subordonnée de condition qui crée une sorte de litanie. Le champ sémantique de la langue, prédominant dans le poème, exprime le désir. La langue est évoquée dans toutes ses dimensions. On retrouve en guarani tous les termes pouvant la désigner : « kũ » renvoyant à l’organe, « ñe’ẽ » au langage et à la parole, et « ayvu » à la langue mythique et à la parole désarticulée. De la même manière, en espagnol, les termes « lengua » et « boca » renvoient à l’organe de la parole tandis que « alfabeto » fait référence au langage écrit. Les allusions au corps, associées au verbe de capacité « saber » et « poder » sur le mode de l’imparfait du subjonctif, signalent la mise en échec du corps, son impuissance à dire. Le je poétique cherche sa voix, comme le montre les références à la parole (« hablar » au vers 1, « pronunciar » au vers 3) mais aussi au chant (« purahéi » dans le titre, « cantar » au vers 16). Il s’agit donc de retrouver à la fois une langue de communication et une langue poétique. L’impuissance se manifeste dans l’écart entre le guarani et l’espagnol, dans la modalité bilingue du poème. Cette idée est particulièrement visible dans l’écart typographique : les parties en guarani semblent surgir dans le discours de la voix poétique comme des fragments dont l’éclatement saute aux yeux grâce aux italiques. Le passage aux italiques indique le changement de langue. Il rend visible le passage d’une langue à l’autre dévoilant ainsi la distance entre les deux idiomes ; d’autant plus que ces caractères en italique ne sont pas nécessaires pour se rendre compte de l’alternance entre les deux langues. Les apparitions sporadiques tendent aussi à illustrer une langue qui ne parvient pas à émerger totalement, qui échoue à se dire. La répétition du morphème « jora » qui pourrait se traduire par le terme « desatar », « détacher », « dénouer », « libérer », confirme cette idée en exprimant le désir de se libérer des obstacles qui empêchent l’expression en guarani. Mais cette langue est aussi une langue poétique héritée des mythes et chants guarani. L’hypallage dans l’expression « deshacer el alfabeto/del tiempo y la memoria » associe l’histoire comme temps vécu à l’histoire comme temps écrit et, également, la réalité objective et le souvenir subjectif. Cette référence à l’écriture pourrait évoquer le désir de revenir à une tradition orale, le passage à l’écriture en guarani rappelant la colonisation. Il s’agirait alors de revenir à un temps d’avant l’oppression mais aussi au temps de l’oralité des mythes ancestraux. Cette allusion fait également référence à la cabale que l’on retrouve par la suite dans l’expression « descifrara el pentagrama de los vientos » (au vers 8) qui traduit une cosmovision et une espèce d’osmose avec la nature, qui n’est pas sans rappeler la dimension rituelle des mythes. Mais plus encore, il s’agit de retrouver la langue poétique des « pajes », c’est-à-dire des chamanes, et des dieux guaranis. Les expressions « ñe’ẽte » (au vers 3) et « ñe’ porã » (au vers 7) rappellent les termes utilisés en guarani pour faire référence aux chants ancestraux. Quant à l’expression « ayvu jára » (au vers 10), « maîtres de la parole », elle pourrait faire écho aux chamanes qui, parce qu’ils possèdent une langue poétique, peuvent accéder aux paroles divines. Nous retrouverons alors depuis l’intérieur du poème cet héritage des mythes guarani dont les poètes contemporains se veulent les héritiers. La modalité bilingue devient un procédé créatif au cœur duquel les tensions et la marginalisation linguistiques peuvent être transfigurées.
23En définitive, cette réflexion autour des notions de marginalité et d’exception vient structurer notre analyse de la poésie bilingue et alimenter le processus créatif. Ces concepts sont au fondement d’une croyance structurante à partir de laquelle va se construire la poésie bilingue. Face à un présupposé qui présente cette création comme une exception et une production marginale, les poètes répondent par une poésie de la résistance, qui vient à la fois se réapproprier ces notions mais aussi les subvertir pour cultiver, depuis la marge, leur singularité. Le bilinguisme semble alors être un atout dans ces renégociations en faisant de cette caractéristique linguistique une plus-value pour le bien littéraire paraguayen qui peut alors représenter la nouvelle modernité paraguayenne et s’intégrer à la République mondiale des lettres. Nous avons choisi d’insister ici sur les avantages du bilinguisme, mais il nous faudrait nuancer notre propos en analysant également la possible relation de dépendance du guarani envers l’espagnol. De la même manière, il serait intéressant d’adopter une perspective continentale et d’ouvrir la recherche aux autres littératures en langues indigènes pour repenser la notion d’exception appliquée au guarani et au Paraguay.