Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas
Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas, Paris, éditions Le Pommier/Humensis, 2021, 357 p.
Texte intégral
1Au cours des dernières décennies, les recherches sur l’Amazonie – ou plus justement les Amazonies – dans les différents champs des sciences humaines l’ont dotée d’une histoire et, plus récemment, d’une préhistoire. Savoir-faire agricoles, expériences humaines, histoire culturelle des terres basses d’Amérique du Sud sont ainsi au cœur de la réflexion de Stéphen Rostain, archéologue qui poursuit ses travaux depuis trente-cinq ans. Pour reprendre le titre suggestif d’un article qu’il avait confié à Caravelle en 2011 (n° 96), il s’agit de mettre au jour une histoire de la forêt « Avant le A d’Amazonie ». Cette perspective, qui a tardé à s’imposer, a changé radicalement le regard sur le passé des premiers habitants de cet immense espace de plus de 7 millions de km2, longtemps perçus comme appartenant à des tribus semi-nomades archaïques selon un préjugé déterministe. Appliqué à l’ensemble du peuplement amazonien, ce modèle a favorisé la vision tenace d’Européens premiers défricheurs et cultivateurs des terres amazoniennes à partir du xvie siècle. Aujourd’hui, nombre d’archéologues et d’anthropologues s’accordent sur le fait que les populations de nomades chasseurs-cueilleurs ont posé les bases d’une interaction étroite entre humains et nature ainsi que les prémices de la domestication paysagère. L’intervention humaine a commencé, il y a plus de 12 000 ans, lorsque les premiers peuples paléolithiques ont observé et manipulé des espèces végétales, en privilégiant certaines et en limitant d’autres. Ainsi la « forêt vierge » n’a de vierge que le nom et a été modelée, en partie, par un lent processus de domestication des plantes.
2En 2016, S. Rostain avait écrit Amazonie. Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée, essai d’écologie historique. Cette approche qui s’est développée récemment étudie les dynamiques paysagères provoquées par les interactions entre des groupes humains et des milieux écologiques spécifiques sur un temps long. Sa perspective diachronique permet d’étudier les évolutions des socio-écosystèmes forestiers à moyen et long terme. L’ouvrage offrait ainsi une vision renouvelée de l’interaction ancienne homme-milieu dans la plus grande forêt tropicale ainsi que des aménagements durables dans ces environnements.
3À partir des agressions qu’ont connues les populations autochtones depuis plusieurs siècles et de celles dont elles sont victimes actuellement (extractivisme, déforestation et pollution industrielle), l’auteur souhaite mettre en relief, dans son nouvel essai, comment deux rapports au monde – celui de ceux qu’il nomme les Amérindiens et celui des Européens et, plus largement, des Occidentaux – ont produit deux façons, antinomiques, de penser et d’habiter la forêt et de traiter ses « richesses ». L’ouvrage est organisé autour des quatre éléments naturels, aucun d’eux n’ayant échappé à la volonté anthropique, qu’elle lui soit bénéfique ou qu’il en subisse les effets néfastes.
4Là où les Amérindiens avaient choisi d’« apprivoiser l’eau » (p. 76) pour en tirer parti dans un profit mutuel, les Européens, après leur arrivée, firent le choix de la « combattre » (p. 94). Pour les premiers, la question d’une agriculture efficace, destinée à nourrir une population que l’on estime dense dans un monde semi-aquatique était évidemment capitale : agriculture sur varzea ; agriculture de décrue, réalisée durant les périodes de basses eaux sur les plages, les îles et les berges ou élévations dans les savanes inondables permettant de cultiver en drainant l’excès d’eau. Pour les seconds, il s’est plutôt agi de « contraindre » l’eau, en imposant de nouveaux usages de la terre. Si les Européens préférèrent souvent s’installer dans les hautes terres boisées, ils œuvrèrent aussi à « la transformation coloniale autoritaire d’un paysage marécageux » (p. 96) comme le montre la plaine basse côtière qui s’étend entre le delta de l’Orénoque (Venezuela) et l’embouchure de l’Amazone. À partir du xixe siècle et jusqu’à aujourd’hui, la colonisation de l’Amazonie s’est traduite par la volonté d’augmenter les profits issus de cette manne. Les constructions pharaoniques n’ont pas manqué avec des conséquences désastreuses pour les populations et pour l’environnement : en témoignent, au Brésil, les barrages de Belo Monte sur le Xingu (2019) et de São Luiz du Tapajós (et son impact sur les Munduruku, habitants de cette zone depuis le xixe siècle).
5L’évocation de la terre privilégie trois thèmes. Le premier met en relief la nature et l’histoire du « trésor agricole » des premiers habitants de l’Amazonie (p. 122) : les nombreux points de Terra preta sur les rives de l’Amazone. Ce sol artificiel, composite, nourri de résidus organiques, de tessons de céramique et autres matières, issu d’occupations longues ou successives d’un même emplacement, constitue un terreau de choix pour fertiliser les sols locaux, pauvres et acides. Non moins étonnante est la mise au jour de « bosses et de buttes » (décelées grâce à la télédétection) qui ont révélé l’ampleur des terrassements précolombiens. Ces élévations, « merveilles monumentales » (p. 136), disent un paysage très modifié dont les grands tertres artificiels de terre de la vallée de l’Upano, en Amazonie équatorienne, occupés durant le dernier millénaire avant notre ère, sont une manifestation remarquable. Un dernier volet traite de l’exploitation minière depuis la Conquête. L’auteur rappelle que si la recherche de l’or est indissociable de l’histoire de l’Amazonie – son apogée se situant au xxe siècle –, d’autres minerais comme le pétrole et la bauxite sont aussi très convoités (au Surinam, par exemple). Nombreux autant qu’irréversibles, les dégâts de leur exploitation sont multiples : écologiques comme le montrent l’exploitation de la mine à ciel ouvert de Serra Pelada au Brésil (arrêtée en 1992) ou l’orpaillage sauvage dans la forêt guyanaise, mais aussi humains et sanitaires.
6Le troisième chapitre traite de l’usage entre un feu « domestique », présent dans maints mythes amazoniens, et un feu « sauvage » contemporain. Un premier point décrit les conditions matérielles et techniques de la domestication de cet auxiliaire du paysan amazonien, les données paléobotaniques fournissant de précieuses indications sur l’augmentation des feux en milieu sylvicole depuis le début de l’Holocène et la pratique du brûlis, il y a 5 000 ou 6 000 ans au moins. Après l’analyse de l’hétérogénéité des cultures (le « visage arlequin » des abattis, p. 187) et de l’intérêt qu’elle présente en matière de gestion raisonnée, la question de l’origine des plantes est abordée. L’idée d’une prolifération végétale qui exclurait toute créativité et favoriserait la sauvagerie des sociétés humaines est battue en brèche au bénéfice de l’hypothèse de la variété des processus socio-culturels et historiques ayant participé à façonner l’Amazonie durant l’Holocène, ce qui permet de « la classer parmi les grands biomes anthropiques mondiaux » (p. 194). Le feu n’en a pas moins pris aujourd’hui une dimension destructrice. De 2000 à 2018, c’est une surface de la taille de l’Espagne qui est partie en fumée (p. 221). Le cas particulier des savanes est plus particulièrement étudié et l’affirmation selon laquelle les Amérindiens ont de tout temps brûlé ces grandes étendues herbeuses – argument qui justifierait la poursuite de cette pratique aujourd’hui – est mise à distance en raison de l’absence d’études archéo-botaniques dans ces savanes qui couvraient d’immenses superficies. Quand l’étude des « archives du sol » existe, comme pour le paysage côtier guyanais, ce sont deux conceptions de l’usage du feu qui apparaissent.
7Jouant sur la polysémie du mot « air », le dernier chapitre approfondit l’antagonisme entre Amérindiens d’Amazonie et société occidentale, les relations de réciprocité établies avec le monde naturel par les uns s’opposant à la volonté de dominer leur environnement pour les autres. Dans un premier volet (le « mutualisme amérindien »), l’Amazonie amérindienne est décrite comme « une terre de conciliation » (p. 242) où il n’y a pas de frontière imperméable entre humains et nature et dans laquelle les relations avec les autres acteurs de l’environnement (plantes, animaux, roches et diverses entités invisibles) obéissent à une conception horizontale. Cette relation animiste avec le monde environnant, essentielle à l’équilibre fragile d’une région à la grande diversité, a longtemps échappé à la logique scientifique occidentale, ce qui explique le rejet de l’hypothèse d’une intervention humaine ancienne dans la construction de l’environnement amazonien jusqu’à une époque récente. Si depuis s’est progressivement installée l’idée d’une influence décisive de l’homme dans la formation du paysage actuel, le poids de la nature ne peut être effacé ; aussi l’auteur suggère-t-il une voie médiane entre les deux positions. D’une part, afin de tenir compte de sa diversité, la mosaïque environnementale amazonienne ne peut être évaluée globalement, et doit être considérée au cas par cas. D’autre part, et l’analyse des savanes littorales des Guyanes le montre, des facteurs divers peuvent se conjuguer, ce qui explique que les formes observées par l’archéologie procèdent d’une genèse métissée, à la fois culturelle et naturelle. Cette façon de penser qui « comprend », au sens étymologique de « saisir ensemble », est à l’opposé du cloisonnement naturaliste occidental. Le second volet détaille les ravages de l’extractivisme : bois de rose pour l’industrie du parfum, bois de braise aux vertus colorantes, arbre à latex, grumes de bois précieux ou la prédation sur la faune (lamantins, tortues marines, papillons morphos).
8Évitant la forme d’un essai sur la déforestation, cet ouvrage choisit de décrire la palette des divers usages de la nature sylvicole dans une Amazonie culturelle, anthropisée et domestiquée. Battant en brèche l’obsession de la stérilité tropicale qui a longtemps prévalu, il aboutit à un constat aux antipodes de l’image « traditionnelle » des populations amazoniennes précolombiennes et l’analyse des structures de terres montre un héritage architectural indéniable même s’il est difficilement perceptible. Porté par une riche iconographie, il est un plaidoyer, scientifique autant que sensible, pour que ne s’éteigne pas la vie, qu’elle soit végétale, animale, humaine et spirituelle, dans une Amazonie qui, loin de n’être qu’une simple aire géographique, est une terre chargée d’histoire.
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Heymann, « Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas », Caravelle, 118 | -1, 187-190.
Référence électronique
Catherine Heymann, « Stéphen Rostain, La forêt vierge d’Amazonie n’existe pas », Caravelle [En ligne], 118 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/12679 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.12679
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