Julie Lavielle, Sociologie des mobilisations pour la mémoire en Colombie
Julie Lavielle, Sociologie des mobilisations pour la mémoire en Colombie, Paris, L’Harmattan, 2021, 374 p.
Texte intégral
1S’ouvrant sur les métaphores du sirirí, oiseau de Colombie défendant ardemment sa couvée, et du « tyran mélancolique nommé mémoire du monde », l’ouvrage de Julie Lavielle réunit d’entrée deux problématiques indissociables du temps présent colombien : violence et mémoire. Dans la perspective d’une ligne de recherche fondée sur la « sociologie de la mémoire », elle s’appuie sur un ensemble de sources écrites, hémérographiques, d’enquêtes orales et d’entretiens aussi bien à l’échelle nationale et de ses acteurs. Y trouve également sa place une conjoncture vécue au quotidien, en particulier dans le cadre des régions, de leurs disparus et de leurs victimes d’une violence sans fin. Cette quête de réparation et de justice oriente ainsi cette analyse précise des politiques de mémoire sans pour autant les placer sur un piédestal.
2La réflexion de l’auteure se fonde en effet sur les récits des victimes aussi bien que sur des trajectoires biographiques. À cet égard, elle met en évidence les interactions existantes entre les différents acteurs d’un drame séculaire, à différentes échelles et les articulant sur le temps long des relations entre l’État et la société depuis la période dite de la « violence » et ses conflits partisans (1948) à la période récente. D’où la prise en compte de la réponse apportée à un quotidien passablement brouillé par le conflit et la diversité de ses acteurs (guérillas, ELN, FARC… et les formes de la répression, contre-guérillas des AUC, armée, police, narcotrafiquants, l’État, les associations ou les politiques, syndicats, sans oublier le monde de la culture et de l’université) : celle des mobilisations dans lesquelles l’invocation de la mémoire, terme parfois galvaudé, à tout le moins instrumentalisé en dehors des SHS, retrouverait cependant tout son « sens commun ». Au croisement de l’histoire et de la politique, voire des politiques publiques de la mémoire, l’ouvrage s’attache dès lors à considérer la recherche d’un « sens commun » de la mémoire en Colombie, des années 1950 à 2010, sur la base des premiers rapports publiés sur le conflit armé, puis l’émergence de la mémoire comme catégorie d’action publique à partir des années 1990.
3Trois sites ont été choisis afin de réaliser des études de cas et enquêtes ethnographiques sur la rémanence de ces mémoires situées, en d’autres termes de ces « lieux de mémoire » d’une résonnance particulière dans l’imaginaire social colombien, et, dans le même temps, intégrés aux dispositifs de pacification et réconciliation. Le premier, la ville de Medellín (la deuxième du pays), est décrit comme celui d’une ville résiliente dont la mise en récit est partie intégrante de cette reconstruction voire de cette « résurrection » comme le souligne l’auteure. Le Musée maison de la mémoire, construit en 2011 par la mairie, se présente de la sorte à la fois comme un « bricolage » et la possibilité offerte de mettre en exergue un « vivre-ensemble pacifique ». De la même manière, le Parque monumento de Trujillo (2002), village de la région caféière du Valle del Cauca, est présenté comme l’aboutissement de la mise en récit d’un massacre, démarche que l’on retrouve également dans la Maison de la mémoire du Pacifique de Nariño, située à Tumaco (2013).
4De fait, ces dispositifs mémoriels sont l’occasion de s’interroger sur les politiques de la mémoire, leurs origines, leurs porteurs, individus ou collectifs, voire l’inscription de ces derniers dans la catégorie de « victimes », ou encore, la volonté de conciliation et de faire œuvre pédagogique. En dernière instance, il s’agit de porter un espoir de justice et de réparation, très fréquemment dans des contextes municipaux. Sont ainsi abordées la pluralité des définitions envisageables, dans un contexte persistant de brouillage entre les situations de paix et de conflit, entre négociations (guérillas, paramilitaires) et ruptures de trêves : le lien étroit entre l’ordre étatique et les pratiques politiques de la violence, les professionnels de la guerre faisant dès lors partie de la vie politique du pays, est manifeste, comme le soulignait déjà Daniel Pécaut dans L’ordre et la violence (1987).
5Les années 90 sont ainsi analysées comme un temps de montée en puissance de la mémoire, malgré la difficulté de « mettre en récit » le conflit armé et ses diverses modalités. Elles sont aussi le moment des premières mobilisations d’associations de proches des disparus et autres victimes des forces armées, de la guérilla ou encore des paramilitaires. L’appui de la Commission interaméricaine des droits humains (CIDH) confortera cette évolution dans laquelle se trouve soulignée la responsabilité de l’État colombien et, dans le même temps, les vertus réconciliatrices des monuments érigés en mémoire des victimes. L’auteure montre à cet égard que l’étape suivante réside dans la prise en compte des dispositifs de mémoire par l’État lui-même, à partir des années 2000 : c’est la très controversée loi « Justice et paix », initiée par A. Uribe (2011), et la question du statut des victimes se trouve désormais au centre des débats. La commission nationale de réparation et réconciliation voit le jour, suivie par le Groupe de mémoire historique, rejoint par des chercheurs en sciences sociales et juristes, et appelé à devenir le Centre national de mémoire historique. Des archives du conflit armé se constituent, parallèlement au projet de Musée national de la mémoire et à la tentative de mise en œuvre d’une justice transitionnelle. Face à la persistance de la mobilisation, aux nombreuses associations de victimes, insatisfaites de ces politiques mémorielles ou encore du dialogue mis en avant par l’État et de la multiplication des hommages aux victimes, une certaine mémoire demeure de l’ordre de l’impossibilité. D’où l’intérêt que revêt l’étude de ces lieux de mémoire, compte tenu de la « plasticité » de leur définition et plus encore de leurs représentations portées par une multiplicité d’acteurs (politiques, étatiques, économiques, académiques, associatifs, médias, témoins, artistes etc.). La mise en récit du conflit armé et plus généralement de la violence à travers musées, monuments et expositions, tend cependant à jouer un rôle certain dans la demande croissante de justice et l’aspiration non moins diffuse à la pacification du pays.
6Cette approche sociologique via les lieux de mémoire comporte par ailleurs une réflexion d’intérêt quant à l’évolution des représentations sur le passé, voire un questionnement latent quant aux enjeux de ce type de souvenirs. Ceux-ci ne procèdent en effet pas tant d’une volonté de mieux connaître ce passé violent, mais de l’imposition d’une légitimité, dans le cadre de relations de pouvoir et au croisement d’intérêts sociétaux. Ces modalités concrètes, mais occasionnellement hétéroclites de la transmission du passé renvoient par conséquent à ce qui est qualifié à plusieurs reprises de « gouvernement de la mémoire », mais aussi de « gouvernement par la mémoire », faisant allusion aux conditions d’élaboration des récits publics du conflit ainsi que de médiatisation de ce récit encouragé par l’État ou par ses propres acteurs. De fait, les acteurs publics se montreraient partisans d’un gouvernement par la mémoire, recourant à la diffusion de codes ou en orientant la trame des récits, tous dispositifs tendant à reconfigurer les relations entre gouvernants et les destinataires de ce récit alors même que la violence demeure une réalité et que les inégalités sociales persistent, chez les populations civiles les plus touchées par la violence (quartiers pauvres, régions délaissées, femmes, minorités ethniques).
7La conviction demeurerait toutefois quant à l’intérêt des lieux de mémoire dans une perspective de résolution du conflit, de leur contribution également afin de minorer le rapport conflictuel entretenu avec l’État voire de prévenir de futurs conflits dans le cadre de politiques de développement et de construction de la paix. Ils conservent par ailleurs un rôle éminemment politique, les revendications mémorielles étant devenues légitimes et étant perçues comme telles. De ces lieux de mémoire revisités par le regard de la sociologue, et récit nécessairement inachevé d’une histoire en train de se faire, l’historien retirera certes nombre de questionnements quant aux usages publics de l’histoire et aux usages politiques du passé. Ces témoignages de réalités tragiques inscrites dans le quotidien font toutefois de cet ouvrage une contribution essentielle à la compréhension du temps présent colombien.
Pour citer cet article
Référence papier
Frédérique Langue, « Julie Lavielle, Sociologie des mobilisations pour la mémoire en Colombie », Caravelle, 118 | -1, 185-187.
Référence électronique
Frédérique Langue, « Julie Lavielle, Sociologie des mobilisations pour la mémoire en Colombie », Caravelle [En ligne], 118 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/12673 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.12673
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