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Comptes rendus

Fernanda Espinosa Moreno, De damnificados a víctimas. La construcción del problema público de los afectados por la violencia en Colombia (1946-1991)

Frédérique Langue
p. 181-184
Référence(s) :

Fernanda Espinosa Moreno, De damnificados a víctimas. La construcción del problema público de los afectados por la violencia en Colombia (1946-1991), Bogotá, Editorial Universidad del Rosario, Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Cuajimalpa, 2021, 454 p.

Texte intégral

1Il reste fréquent, même pour des travaux d’histoire du temps présent ou d’histoire récente – selon la dénomination que l’on adoptera selon le pays et l’épistémologie retenue – d’opter pour une vue en surplomb de l’ensemble des faits étudiés. Le « terrain » lui-même en procède, des entretiens avec les témoins, fondement essentiel de l’histoire du temps présent, à la prise en compte d’un contexte également vécu par l’historien lui-même et de l’indispensable distance critique. Dans d’autres cas, l’expérience entre véritablement en ligne de compte, comme dans cette recherche de Fernanda Espinosa Moreno, issue d’un travail réalisé au sein d’une organisation de défense des droits humains depuis Bogotá, entre 2008 et 2015, dans des régions fortement affectées par le conflit armé er concernées par la restitution de terres promulguée en 2011, point de départ précisément de la reconnaissance du statut de victimes et de la « volonté de paix » proclamée par l’État.

2D’autres circonstances viennent se superposer à cette expérience, qui tiennent à l’histoire cyclique d’un conflit armé inscrit dans le long terme. L’histoire de la Colombie se caractérise en effet par des cycles de négociations et, par voie de conséquence, de démobilisation des acteurs armés. L’auteure rappelle à ce titre que des négociations qui s’ouvrirent en 1989 avec le Movimiento 19 de abril (M-19) et d’autres guérillas tels le groupe Quintín Lame y le Partido Revolucionario de Trabajadores/PRT) découla la réforme constitutionnelle de 1991. Celle-ci ne manqua pas d’influencer aussi bien la mise en œuvre de politiques publiques que de « politiques de mémoire ». La structure de l’ouvrage découle fort logiquement de ce constat quant aux politiques de mémoire et de réparation et de cette expérience, mettant en exergue l’impact direct du conflit sur les populations, et l’importance de passer à une analyse diachronique de la violence séculaire caractérisant la Colombie. L’auteur montre à cet égard comment la question des victimes ou plus précisément des sinistrés (damnificados) commence à se poser publiquement à partir du 9 avril 1948 (date de l’assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Gaitán) avec une multiplication de décrets. Une autre question se posa ensuite, celle de la « réhabilitation » des victimes d’une violence bipartisane, suscitant maintes controverses oscillant entre assistance et théories du développement (desarrollismo) pour les années 1952-1962. Cette période inclut en effet la courte dictature de Gustavo Rojas Pinilla et consacre le principe d’alternance au pouvoir entre les partis libéral et conservateur afin de mettre fin précisément à la violence politique.

3Ce cadre théorique et conceptuel étant posé, la période de la Violencia bipartidista et du Frente Nacional s’avère centrale dans l’interprétation de ce processus à vocation également humanitaire, et oriente la réflexion tout au long de l’ouvrage. Il n’est pas sans intérêt de constater que la lutte de l’État contre la violence s’accompagne de politiques de pacification et d’action sociale, la violence étant assimilée aux désastres naturels dans une perspective de défense civile (cf. la « réhabilitation hygiéniste » de « Rehabilitación y Socorrro »). Le chapitre 4 s’engage plus encore dans la qualification et la contextualisation de la violence, en évoquant les « martyrs de la répression » de 1965 à 1978 et la prise en compte sur le moyen terme des politiques de mémoire et de réparation. La période 1965-1978 est en effet celle de l’affirmation des « guérillas contemporaines », elle voit se tenir les élections de 1970, présentées comme une « ligne de partage » et d’influence pour ce qui est du Frente Nacional, et se renforcer l’opposition parlementaire et les mouvements issus de la société civile. Ces années sont aussi propices à la déclaration fréquente de l’État d’exception, en d’autres termes du recours à la répression à l’encontre de l’opposition et des mouvements de gauche, et à la justice militaire pour juger des « martyrs ». L’auteure rappelle ainsi que de 1958 à 2012, selon les termes du rapport ¡Basta ya !, plus de 220 000 morts furent recensés au titre du conflit armé, sans compter des violations graves des droits humains (Registro único de Víctimas).

4La consultation des archives officielles et de la presse, y compris des médias liés aux mouvements sociaux considérés, ou encore celles d’organisations internationales disponibles en ligne (ONU ou Commission interaméricaine des droits humains-CIDH) est ici fondamentale. Ce n’est toutefois que dans le chapitre suivant que la catégorie de victime (víctima) va apparaître, car s’imposant dans un espace public désormais ouvert à un discours centré sur les témoignages, lesquels appellent une réponse de l’État tout en renvoyant à des réseaux internationaux (1979-1991) identifiés grâce à la consultation des fonds de la Nettie Lee Benson Library. Les débats législatifs, la législation issue des politiques publiques de mémoire et de réparation – dont les victimes sont l’objet – trouvent dans cette analyse une place tout aussi déterminante.

5D’où le propos conclusif de cette étude aux arguments précis et documentés, centré sur les « transformations du problème public des sinistrés de la violence ». En 2005 voit le jour une Commission de la vérité portant sur l’attaque du palais de justice de Bogotá, et dont le rapport est rendu public cinq ans plus tard. Dans le même ordre d’idées, F. Espinosa Moreno souligne le rôle similaire joué par le Centro de Memoria Histórica et son rapport ¡Basta ya !. La définition des victimes, les termes utilisés, leur reconnaissance (rendue plus difficile par le caractère incertain d’une justice transitionnelle alors même que le conflit n’a pas pris fin), celle de la violence structurelle également en relation avec la question omniprésente des droits humains alimentent les références à un État dont la violence est tout aussi manifeste. Dès lors, la mémoire des faits et la quête de réparation, voire la périodisation des politiques de mémoire sont autant de fils directeurs de cette étude certes à dominante historique, mais qui met en évidence la convergence et la complémentarité des SHS dans l’analyse de ce conflit et de ses réparations. Une date clé s’impose dans l’évolution du processus de paix, de justice et de réparation : la création en 2018 d’une Commission de la vérité dans le cadre des accords de paix souscrits entre le gouvernement et les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia-Ejército del Pueblo (FARC-EP).

6L’ouvrage ne se présente cependant pas comme une étude exhaustive de ces politiques publiques de mémoire et de réparation – et il n’existe pas de synthèse sur l’histoire des victimes du conflit armé en Colombie – mais, bien plutôt, comme une analyse ciblée de l’action menée par les « entrepreneurs de mémoire » (expression forgée pour l’Argentine par Elizabeth Jelín), en d’autres termes de ces acteurs sociaux qui parvinrent à influencer les politiques de mémoire, y compris dans l’ordre législatif. Discours de mémoire et histoire conceptuelle coexistent donc dans cette étude qui met en évidence, en raison même de son propos chronologique, les discontinuités de ce processus fondé sur les capacités de négociation des acteurs en présence et l’imbrication des différents statuts, entre défenseurs des droits humains, juristes, politiques, victimes, voire universitaires. L’État a-t-il une obligation de réparation si l’on considère la législation internationale sur le droit des victimes ? La question sous-tend incontestablement les dernières pages et l’évocation de la victime – et témoin – comme sujet politique, pour une période marquée par l’action des organisations internationales de défense des droits humains, et l’émergence de la victime (davantage que du citoyen), à la fois témoin et survivant, et de leurs proches également, dans l’espace public.

7L’année 1991 constitue par conséquent le point d’orgue de cet itinéraire, la réforme constitutionnelle consacrant la reconnaissance des droits humains, ouvrant la voie à un certain nombre de dispositifs législatifs visant à rétablir la justice et la paix et favoriser la réparation de ce « deuil social » à plusieurs niveaux. Comme pour d’autres pays du continent confrontés à la violence d’État et aux dictatures au cours du xxe siècle, cet ouvrage montre que la voix des victimes semble occuper désormais une place prépondérante dans la narration de la violence, renforçant de la sorte la perception de ce moment historique comme « ère du témoin », en tant que porteur de mémoire et de la « vérité » qui lui est associée. Il s’insère à cet égard ans l’incontournable débat sur la mémoire et les usages politiques du passé, ainsi que dans la tension mémoire/pouvoir, voire la confrontation entre une mémoire officielle du conflit, de configuration nationale, et les mémoires alternatives portées par les « groupes subalternes » parfois isolés.

8La question de l’oubli est également posée, les victimes et le disparus jouant le rôle de « pont » entre passé et présent, en tant que « sujets de mémoire », selon les termes de l’auteure. Cet ouvrage constitue par conséquent une approche nuancée, mais pas moins précise de la violence politique, de la répression d’État ou de celle exercée par les groupes paramilitaires, et de la catégorisation des « victimes » et de leurs mobilisations sous l’influence du droit international. Ne sont pas oubliés pour autant le rôle des femmes, l’intervention des experts et la revendication « politisée » des droits humains jusqu’aux années 1990 (associée à des partis d’opposition ou de gauche), sans compter la composante émotionnelle de ce type de récit et son aspect humanitaire, que l’on retrouvera dans les accords de paix signés à La Havane (2016), élément clé de la reconnaissance des victimes et du processus de réparation qui inspirent l’ouvrage. Ce livre, au-delà de la lecture essentielle qu’il représente, à des années-lumière des interprétations avancées par la « transitologie » et en attendant la synthèse magistrale sur ce phénomène séculaire de la violence en Colombie est aussi le reflet des travaux réalisés par les nouvelles générations d’historiens du temps présent latino-américain, et tout particulièrement pour la Colombie. Ce n’est pas la moindre de ses vertus.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédérique Langue, « Fernanda Espinosa Moreno, De damnificados a víctimas. La construcción del problema público de los afectados por la violencia en Colombia (1946-1991) »Caravelle, 118 | -1, 181-184.

Référence électronique

Frédérique Langue, « Fernanda Espinosa Moreno, De damnificados a víctimas. La construcción del problema público de los afectados por la violencia en Colombia (1946-1991) »Caravelle [En ligne], 118 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/12663 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.12663

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