Eugenia Allier Montaño, César Iván Vilchis Ortega, Camilo Vicente Ovalle (coord.), En la cresta de la ola. Debates y definiciones en torno a la historia del tiempo presente
Eugenia Allier Montaño, César Iván Vilchis Ortega, Camilo Vicente Ovalle (coord.), En la cresta de la ola. Debates y definiciones en torno a la historia del tiempo presente, México, IIS-UNAM, Bonilla Ortegas Editores, 2020
Texte intégral
1L’Histoire du temps présent est un champ disciplinaire qui s’est constitué il y a une cinquantaine d’années, tout d’abord en France pour pouvoir appréhender le choc et le traumatisme de la Shoah et en réponse à une demande sociale forte, puis dans de nombreux pays. L’Amérique latine n’est pas en reste dans ce processus de diffusion et d’appropriation : d’une part, le continent a dû faire face à sa propre « dernière catastrophe » (Henri Rousso) constituée par les dictatures au cours des années 1960, 70 et 80 suivies de procès, de politique d’« union nationale », d’interrogation des descendants ; d’autre part, les échanges universitaires ont permis à nombre de jeunes chercheurs de se former aux outils que les historiens des institutions parisiennes, en particulier l’Institut d’Histoire du Temps Présent, avaient pu constituer. C’est le cas de plusieurs auteurs de cet ouvrage ambitieux qui propose de dresser un bilan global de l’Histoire du temps présent en Amérique latine.
2Le livre, constitué en trois parties, réunit en effet des questions très théoriques, relevant même de la philosophie de l’histoire, épistémologiques et conceptuelles. Il aborde également concrètement les questions d’ordre méthodologique, des sources, des conditions de production de l’Histoire du temps présent et propose un échantillon d’axes de recherche privilégiés par l’historiographie de plusieurs pays latino-américains (les cas abordés concernent l’historiographie mexicaine, argentine et brésilienne).
3La première partie, intitulée « Debates y definiciones. Temporalidad, temáticas y aspectos sociopolíticos » est de loin la plus théorique. Composée de huit chapitres, elle aborde la question de la mémoire, du « passé qui colonise le présent » (Ilán Semo), les concepts de présentisme et de contemporanéité, le rôle des émotions, l’instrumentalisation de l’Histoire, la place de l’historien face à la demande sociale. Sur un terrain, celui du présent, largement occupé par les sciences sociales, l’historien propose une démarche spécifique en travaillant sur le temps. Ainsi, la mémoire est à la fois un objet d’étude et un principe épistémologique sur lequel peut se greffer par exemple le concept de présentisme. Dans son chapitre consacré au temps dans les sciences sociales et humaines, Gabriela Valencia García souligne que le temps est à considérer comme une relation et non comme un « flux objectif », tandis que pour Rogelio E. Ruiz Ríos, passé et futur sont appréhendés par l’historien du temps présent comme des projections de présents spécifiques. Et, précise-t-il non sans malice, il est d’autant plus nécessaire de s’y intéresser que la prolifération des musées et des commémorations fait de la mémoire un « objet de consommation ». Eugenia Allier Montaño ouvre le champ des discussions en posant le problème, souvent abordé, de la distance du chercheur par rapport à son objet en le plaçant sur le plan de la contemporanéité (entre l’historien et l’événement et/ou l’historien et la génération qui a connu l’événement) c’est-à-dire sur celui non plus théorique mais de la pratique de l’Histoire. Elle prolonge d’ailleurs sa réflexion dans son second chapitre consacré à l’éthique et l’engagement politique de l’historien du temps présent, thème que l’on retrouve largement abordé en dernière partie de l’ouvrage lorsque sont présentés plus concrètement les conditions de production de l’historiographie du temps présentées. Elle souligne que si l’historien joue un rôle éthique important face aux tentatives de manipulation de l’histoire nationale, son expertise dans les jugements, ou du moins en Amérique latine, dans les « comisiones de la verdad », reste insatisfaisant. Deux chapitres de cette première partie sont consacrés spécifiquement à l’histoire des émotions. Cecilia Macón précise que les émotions sont appréhendées non comme des états psychologiques mais comme des pratiques sociales et culturelles. Elles peuvent créer du lien social, de la cohésion et de l’engagement, condition nécessaire à l’action collective. Les émotions, en lien avec la mémoire et le présentisme, remettent en cause les temporalités classiques et orientées – du passé vers le futur – qu’il faut alors reconstruire. Frédérique Langue est plus précise sur ce point lorsqu’elle insiste sur la nécessité d’historiciser le présent. Son propos, ancré dans l’analyse des régimes d’historicité propres à l’Amérique latine (où les deux guerres mondiales ne marquent pas de rupture), montre l’importante des phénomènes d’héroïsation, en particulier des leaders de l’indépendance mais aussi, selon des modalités nationales, des héros de la guerre de la Triple Alliance, du passé préhispanique ou de la Révolution mexicaine. Dans ce cadre, « les régimes émotionnels contribuent à expliciter les régimes d’historicité » (p. 147) et les émotions sont aussi des vecteurs qui permettent le contact entre acteurs et récepteurs de la mémoire dans un contexte de régionalisation et globalisation de celle-ci.
4La deuxième partie du livre, sur les sources et les méthodologies, compte sept chapitres dont la plupart traitent de la question des témoins qui se confond souvent, dans les objets d’étude spécifique de chaque auteur, avec celle des victimes. Le premier chapitre, de Benedetta Calandra, est le seul à ne pas aborder cette thématique car il interroge à nouveau la question de la distance de l’historien par rapport à son objet. L’originalité de ce texte réside dans le fait qu’il propose de remplacer la distance temporelle par celle de « l’étrangeté », soit la position de l’historien qui travaille sur un terrain éloigné géographiquement et culturellement. Il est dommage que l’article n’aborde pas la question de la distance vis-à-vis de l’histoire officielle, absorbée par les historiens nationaux au cours de leur formation dès l’école primaire et par leur insertion dans un milieu culturel. La question de la distance est bien sûr soulevée dans les chapitres suivants sur les sources issues de témoignages, notamment des victimes. Y sont abordés les thèmes des abus sexuels (Fernando N. González) ainsi que les disparitions et assassinats perpétrés dans la guerre sale au Mexique (textes d’Alicia de los Ríos Merino et de Camilo Vicente Ovalle). Si F. González constate que l’unicité de la catégorie de victime ne permet pas de comprendre des vécus et des ressentis différents, Juan Sebastián Granada-Cardona approfondit l’analyse des catégories de victimes et de bourreau. Il montre comment la victime devient un statut socialement reconnu, ce qui permet de créer des espaces institutionnels où leurs mémoires sont conservées. Il s’appuie notamment sur le cas colombien pour montrer que dans cette transmission des mémoires sont instaurés des filtres qui mettent en lumière les acteurs considérés comme des « victimes exemplaires » (274). Alicia de los Ríos Merino, a, pour sa part, enquêté sur les agents qui ont mis en œuvre les disparitions et crimes d’État et montre le rôle des personnes privées et ONG dans la lutte contre l’impunité. La question des émotions et de la distance sont essentiels dans son texte : fille d’un couple de militants communistes dont le père fut tué en 1976, elle a pu obtenir des informations grâce à des entretiens menés auprès d’un ex-agent de la Direction Fédérale de la Sécurité motivé par son ressentiment envers son ex-administration. Camilo Vicente Ovalle, de son côté, travaille sur les dossiers de la section « Investigaciones Políticas y Sociales » et s’interroge à la fois sur les conditions d’exercice de la profession d’historien – qui a dû attendre la déclassification des sources dans un contexte de démocratisation –sur la catégorie de « document historique confidentiel » qui relève du lien supposé des éléments du document avec le présent, et sur les archives comme instruments de la répression (les dossiers servant à l’identification des opposants et pouvant être utilisés à la préparation d’interrogatoires). Deux autres textes abordent la question des sources de l’Histoire du temps présent : celui de César Iván Vilchis Ortega présente les cas des sources audiovisuelles et d’Internet tandis que Sergio Arturo Sánchez Parra évoque la presse régionale comme source principale pour l’étude de la violence dans les années 1970.
5Enfin, la troisième et dernière partie du livre est consacrée aux bilans historiographiques, abordés de manière nationale, et à l’identification des terrains de prédilection de l’Histoire du temps présent. Rodolfo Garmiño Muñoz soutient que la conscience de vivre au Mexique un moment historique en 2000, avec la fin de l’hégémonie du PRI au pouvoir, a poussé les historiens à s’interroger sur la violence de l’État contre les organisations d’opposition. S’il souligne l’engagement politique des historiens à ce moment, il qualifie durement l’attitude de la profession avant cette date. Les historiens auraient en effet été apolitiques en raison de la prégnance du modèle des Annales : le procès est plus qu’injuste car non seulement il ignore des axes de recherches et approches impulsés par des engagements politiques et citoyens (la culture populaire devenue objet d’étude historique après mai 1968, la micro-histoire constituée autour d’un noyau d’historiens anarchistes ou sympathisants, etc.) mais il affirme implicitement que l’histoire révolue implique le désengagement et que la rigueur scientifique promue par les Annales serait antinomique de la conviction politique. Suivent trois chapitres qui proposent des bilans historiographiques, deux sont consacrés au cas argentin et le dernier à l’historiographie brésilienne. Marino Franco retrace l’apparition de l’Histoire du temps présent dans le contexte de post-dictature, aussi ce courant de l’Histoire se focalisant tout d’abord sur les objets politiques. Vient ensuite une période de consolidation et de diffusion avec un ancrage institutionnel, l’obtention de financement des recherches et une croissance exponentielle de la production académique. Cette situation est alors propice à l’élargissement des thèmes abordés et au dépassement des histoires nationales par une approche plus régionale des histoires de la mémoire. À partir des années 2000 et le retour du péronisme, un nouveau régime de mémoire apparaît en Argentine caractérisé par une politique mémorielle diligentée depuis l’État et répondant à une demande sociale portée par une nouvelle génération. Silvana Jensen et Soledad Lastra abordent la thématique plus circonscrite de l’historiographie sur l’exil des Argentins qui a concerné entre 300 000 et 500 000 personnes. D’abord ignorés, car considérés comme privilégiés par rapport aux opposants restés sur le territoire, les exilés ont vu peu à peu leur présence dans la mémoire et leur reconnaissance sociale se consolider lors des commémorations successives du coup d’État de 1974. Il fallut néanmoins attendre 2005 pour que le monde académique leur consacre une première journée d’étude, avant que cette thématique soit intégrée aux institutions (enseignement, recherche, musée, archives), favorisant là aussi la multiplicité des approches (exilés en fonction des pays d’accueil, question de genre, catégories socio-professionnelle, rôle dans la résistance, etc.). Rodrigo Patto Sá Motta, enfin, consacre son chapitre à l’historiographie brésilienne dans le contexte de la post-dictature. Il souligne lui aussi le lien entre l’évolution politique du pays et l’apparition de nouveaux questionnements intégrés à l’Histoire récente (ainsi nommée en Argentine et au Brésil), depuis le besoin de compréhension de l’installation de la dictature jusqu’à l’histoire de la gauche brésilienne.
6L’ouvrage présenté ici propose donc une approche globale de la pratique de l’Histoire du temps présent en Amérique latine et de ses fondements théoriques et historiques. Issu d’un travail collectif toujours en cours, dans le cadre de séminaires récurrents, il rend compte du dynamisme de ce courant, des spécificités propres à l’Amérique latine et de la multiplicité des approches, même si l’histoire politique reste de loin la principale thématique et le restera encore longtemps tant le questionnement de l’historien sur la construction du récit historique est lié au contexte politique. Nul doute cependant que pour rendre compte des nouveaux axes de recherche et de la dimension régionale latino-américaine de cette Histoire, d’autres volumes verront le jour, peut-être en s’attachant davantage aux connexions entre ces historiographies.
Pour citer cet article
Référence papier
Évelyne Sanchez, « Eugenia Allier Montaño, César Iván Vilchis Ortega, Camilo Vicente Ovalle (coord.), En la cresta de la ola. Debates y definiciones en torno a la historia del tiempo presente », Caravelle, 117 | 2021, 235-239.
Référence électronique
Évelyne Sanchez, « Eugenia Allier Montaño, César Iván Vilchis Ortega, Camilo Vicente Ovalle (coord.), En la cresta de la ola. Debates y definiciones en torno a la historia del tiempo presente », Caravelle [En ligne], 117 | 2021, mis en ligne le 01 février 2022, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/11934 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.11934
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