In memoriam Romain Gaignard (1936-2021)
Texte intégral
1Le 14 février 2021 s’en est allé Romain Gaignard ainsi que son épouse, Marie-Thérèse, tous les deux ayant contracté la Covid-19. Tout au long de sa carrière, depuis les différents postes qu’il a occupés dans de nombreuses structures universitaires, fédératives et pluridisciplinaires, il a été l’un des maîtres d’œuvre parmi les plus actifs de l’organisation de la communauté latino-américaniste toulousaine, nationale et européenne.
- 1 « Brique après brique, construire le latino-américanisme toulousain (et français) – Entretien avec (...)
2En 2013, à l’occasion de son numéro 100 et de ses 50 ans de parution ininterrompue, Caravelle a publié un dossier d’articles intitulé « Regards sur 50 ans de latino-américanisme ». Dans l’un d’eux1, R. Gaignard retrace son parcours académique qui démarre en 1958 et s’achève en 2001, lorsqu’il prend sa retraite à la fin de son mandat de cinq ans de président de l’Université Toulouse – Jean Jaurès (nom donné en 2014 à l’Université Toulouse – Le Mirail) et après en avoir été l’un des vice-présidents, à la tête du Conseil scientifique de 1991 à 1996.
- 2 Andreu, Jean et Gaignard, Romain, « In memoriam Noël Salomon (1917-1977) », Cahiers du monde hispan (...)
3L’aventure latino-américaniste et latino-américaine de R. Gaignard démarre en 1960 lorsqu’il part en bateau avec son épouse pour Buenos Aires, escale obligée avant d’arriver à Mendoza où l’attend, à la UNC – Universidad nacional del Cuyo, Mariano Zamorano, Argentin de retour depuis peu au pays après avoir eu une bourse du gouvernement français pour faire sa thèse sur le vignoble du Médoc. R. Gaignard, en effet, a été remarqué par Henri Enjalbert et Louis Papy, géographes de l’Université de Bordeaux, qui voit dans ce jeune agrégé d’histoire (agrégation brillamment obtenue en 1958) un possible préparateur d’une thèse d’État, et c’est sur la recommandation de Noël Salomon2, spécialiste de littérature hispano-américaine, qu’il rejoint M. Zamorano qui deviendra l’un de ses grands amis argentins.
- 3 Gaignard, Romain, « In memoriam Pierre Monbeig », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n° (...)
4Avant de partir, il rencontre Pierre Monbeig3 et Pierre Chaunu, auxquels il soumet l’idée d’une recherche sur le front pionnier que fut la Pampa argentine à la fin du xixe siècle. Il publie un article sur l’économie de l’Argentine dans les Cahiers d’Outre-Mer ; la réflexion est déjà à la croisée de la pluridisciplinarité et de l’échange scientifique, posture de recherche qui ne le quittera pas.
5Voici R. Gaignard établi à Mendoza pour enseigner et participer au développement de l’Institut de géographie de l’UNC (et d’autres universités argentines), projet qui entre dans le cadre de la politique de coopération académique entre la France et l’Amérique latine (Claude Bataillon gagne le Mexique ; Olivier Dollfus, le Pérou ; Jean Bordes, le Chili ; Raymond Pebayle, le Brésil). Il sillonne l’Argentine et les pays voisins, travaille avec l’INTA (Instituto nacional de tecnología agropecuaria) et le Ministère de l’agriculture. Missionné par le gouvernement français, il participe au BDPA – Bureau du Développement de la Production Agricole. Fin 1965, il organise à Paris, sous le patronage du CNRS, un colloque international sur les problèmes agraires des Amériques latines (actes publiés en 1967).
- 4 Andreu, Jean, Bennassar, Bartolomé et Gaignard, Romain, Les Aveyronnais dans la Pampa. Fondation, d (...)
6De retour en France en 1969, R. Gaignard est appelé à l’Université de Toulouse par Bernard Kayser et Bartolomé Bennassar qui souhaitent étoffer le latino-américanisme toulousain naissant, la Revue Caravelle ayant été fondée en 1963. Il participe, au côté de Georges Baudot, Jean Andreu et Pierre Vayssière, à la création en 1970 du CIELA (Centre interdisciplinaire d’études latino-américaines). Dans le cadre de cette structure informelle, un projet de recherche est mené à bien sur la petite ville pampéenne de Pigüé, envisagé comme un objet d’études pluridisciplinaires. Il en découlera un livre publié en 1977, qui connaîtra un très grand succès4.
- 5 Gaignard, Romain, La Pampa argentina: ocupación, poblamiento, explotación de la conquista a la cris (...)
7R. Gaignard enseigne au Département de géographie et est spécialisé dans les études rurales. Il travaille encore pour le BDPA et réalise des missions en Amérique latine (Équateur, Venezuela, Colombie, etc.), tout en créant des structures de coopération liées au secteur agricole français. En même temps, il impulse la création du Réseau Amérique latine du CNRS qui fédère les centres de documentation latino-américanistes (CREDAL, CEDOCAL), à l’échelle nationale (GDR 26 - Recherche et Documentation associant Paris et Toulouse), puis à l’échelle européenne (REDIAL). Claude Bataillon du CNRS rejoint l’Université Toulouse 2 – Le Mirail (UTM), qui a été créée en 1972, et prend la tête du GRAL (Groupe de recherche sur l’Amérique latine) qu’avait préfiguré le CIELA. En 1979, R. Gaignard soutient sa thèse d’État à l’Université de Bordeaux sur la Pampa argentine et l’occupation du sol ; elle est publiée en 1989 aux Éditions Solar5. Il rédige des articles pour des revues latino-américanistes et pour l’Encyclopedia universalis, ainsi que le cours de géographie régionale « Argentine-Uruguay-Paraguay » pour le CNED (Centre national d’enseignement à distance) en 1989.
- 6 Dembicz, Andrezcj, Guibert, Martine et Huerta, Mona (éd.), De Mendoza à Toulouse. Sur les pas de Ro (...)
8À la fin des années 1970, R. Gaignard est appelé auprès d’Alain Savary, président du premier Conseil régional de Midi-Pyrénées, et est son conseiller pour les relations internationales de la région. Lorsque celui-ci est nommé ministre de l’Éducation nationale en 1981, il lui confie la Direction de la Coopération et des Relations Internationales du Ministère ; il participe à la rédaction de la loi Savary de 1984 (avec les alinéas sur les instituts autonomes) et à la réforme du Doctorat nouveau régime. R. Gaignard sera ensuite Haut fonctionnaire de défense, à la croisée de plusieurs Ministères. Côté Amérique latine, il obtient la consolidation de l’IHEAL à Paris et la création par décret en 1985 de l’IPEALT (Institut pluridisciplinaire pour les études sur l’Amérique latine à Toulouse). De retour à Toulouse, R. Gaignard retrouve le Département de géographie et enseigne dans le DEA « Études sur l’Amérique latine » de l’IPEALT. Il dirige des thèses et est membre du Comité de direction de la Revue Caravelle. Il remet à flot le CEISAL – Consejo Europeo de Investigaciones Sociales de América Latina et en fait un réseau dynamique6. Il est aussi l’un des créateurs à l’UTM du DEA ESSOR (Espaces, sociétés rurales et logiques économiques), aujourd’hui Master Mention Gestion des territoires et développement local – Ruralités dans les Nords et les Suds, et de l’équipe de recherche pluridisciplinaire « Dynamiques rurales », désormais rattachée à l’UMR CNRS LISST.
- 7 Gilard, Jacques, « Chronique de l’Ipealt – Distinctions », Cahiers du monde hispanique et luso-brés (...)
9Vice-président de l’UTM dans les années 1990, en tant que responsable du Conseil scientifique, auprès des présidents Georges Bertrand puis Georges Mailhos, R. Gaignard fait construire la Maison de la Recherche (la première alors en France) où sont regroupés les laboratoires en sciences humaines et sociales. Avec ses équipes, il est l’artisan de l’ouverture des campus d’Albi, Foix, Figeac, Rodez et Montauban, faisant de l’UTM un acteur régional, au côté des deux autres universités toulousaines. Devenu président de l’Université Toulouse – Le Mirail en février 19967, il restructure son organisation et obtient l’engagement d’une reconstruction menée à bien par Rémy Pech qui lui succède et par les Présidents ultérieurs. Il définit aussi les contours du Pôle universitaire européen qui préfigure l’actuelle Université fédérale de Toulouse. À la retraite à partir de début 2001, R. Gaignard suivra encore certains dossiers, dont celui de la création en 2010 de l’Institut des Amériques, à l’échelle nationale. En 2002, il a été promu au grade de commandeur dans l’ordre national du mérite. Il est membre correspondant externe de l’Académie nationale de géographie d’Argentine et Docteur Honoris Causa de la Universidad nacional del Sur, Bahía Blanca.
10Romain Gaignard a peu publié dans Caravelle ; néanmoins, des liens forts l’unissaient à la revue. Membre du Comité de rédaction à partir de 1975, puis du Comité de direction créé en 1985, il a ainsi porté l’ouverture interdisciplinaire de Caravelle comme en témoigne cet extrait de l’introduction au premier dossier thématique publié en 1977 dans le n° 28 :
Le thème réservé pour cette première tentative : « la terre et les paysans en Amérique latine », nous a été tout naturellement suggéré par nos propres programmes interdisciplinaires de recherche et d’enseignement au sein de notre Université Toulouse-Le Mirail. Et puis aussi, surtout, par l’extraordinaire intérêt, par l’actualité passionnante du sujet envisagé sous quelque angle scientifique que ce soit, historique, géographique, sociologique, littéraire, anthropologique, etc., et ce quelle que soit la chronologie considérée.
- 8 Baudot, Georges (coord.), Vingt-cinq de bouleversements en Amérique latine 1963-1988. Actes du Coll (...)
- 9 Gaignard, Romain, « 25 ans après », Caravelle, dossier « Paysanneries latino-américaines : mythes e (...)
11Il a participé au colloque organisé à l’occasion des vingt-cinq ans de la revue8 et a répondu présent, aussi, quand il s’est agi de revenir sur le dossier de 1977 dans le n° 79 de 2002, avec un article9 proposant une analyse réflexive. Enfin, il s’est prêté au jeu du témoignage pour le numéro anniversaire de 2013 (n° 100) (voir plus haut).
- 10 Entretien enregistré avec Romain Gaignard en juillet 2015 dans le cadre de la préparation des 30 an (...)
12De Nice, sa ville natale, à Bordeaux, Mendoza, Toulouse et Paris, Romain Gaignard a œuvré à imprimer sa méthode de travail fondée sur la pluridisciplinarité et la circulation des idées. Il est un homme de l’écrit et des livres, ce dont témoigne sa préoccupation constante pour la documentation qu’il dit être la « paillasse » du chercheur en sciences humaines et sociales. Ceux qui l’ont connu lui sont gré à jamais des instants et des lieux de rencontre qui lui sont attachés, et gardent à l’esprit les conversations partagées et les annotations au crayon bleu ou rouge sur les documents en cours de rédaction « La suite, c’est vous lui qui l’écrivez », telle est la phrase de conclusion de l’entretien accordé en 201510, avec la bienveillance et la discrétion qui le caractérisent tant.
Notes
1 « Brique après brique, construire le latino-américanisme toulousain (et français) – Entretien avec Romain Gaignard », Caravelle, n° 100, 2013, p. 139-148 [https://caravelle.revues.org/157].
2 Andreu, Jean et Gaignard, Romain, « In memoriam Noël Salomon (1917-1977) », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n° 28, 1977, p. 347-348 [https://www.persee.fr/doc/carav_0008-0152_1977_num_28_1_3030].
3 Gaignard, Romain, « In memoriam Pierre Monbeig », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n° 50, 1988, p. 269-271 [https://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_1988_num_50_1_2377].
4 Andreu, Jean, Bennassar, Bartolomé et Gaignard, Romain, Les Aveyronnais dans la Pampa. Fondation, développement et vie de la colonie aveyronnaise de Pigüé. Argentine, 1884-1974, Ed. Privat/PUM, Toulouse, 325 p., 1977.
5 Gaignard, Romain, La Pampa argentina: ocupación, poblamiento, explotación de la conquista a la crisis mundial, 1550-1930, Solar, Buenos Aires, 512 p., 1989.
6 Dembicz, Andrezcj, Guibert, Martine et Huerta, Mona (éd.), De Mendoza à Toulouse. Sur les pas de Romain Gaignard, Toulouse/Paris/Varsovie, 318 p., 2003.
7 Gilard, Jacques, « Chronique de l’Ipealt – Distinctions », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, n°66, 1996, p. 232-234 [https://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_1996_num_66_1_2700].
8 Baudot, Georges (coord.), Vingt-cinq de bouleversements en Amérique latine 1963-1988. Actes du Colloque international à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la revue Caravelle, 22 au 24 novembre 1988, Toulouse, Éditions du CNRS, Centre régional de publication de Toulouse, 1991.
9 Gaignard, Romain, « 25 ans après », Caravelle, dossier « Paysanneries latino-américaines : mythes et réalités. Hommage à Romain Gaignard. », n° 79, 2002, p. 225-230 [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/carav.2002.1380].
10 Entretien enregistré avec Romain Gaignard en juillet 2015 dans le cadre de la préparation des 30 ans de l’IPEALT [https://ipeat.univ-tlse2.fr/accueil/qui-sommes-nous/institut].
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Martine Guibert, « In memoriam Romain Gaignard (1936-2021) », Caravelle, 116 | 2021, 207-210.
Référence électronique
Martine Guibert, « In memoriam Romain Gaignard (1936-2021) », Caravelle [En ligne], 116 | 2021, mis en ligne le 18 août 2021, consulté le 06 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/11099 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.11099
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