Josep Fradera, The Imperial Nation. Citizens and Subjects in the British, French, Spanish, and American Empires
Josep Fradera, The Imperial Nation. Citizens and Subjects in the British, French, Spanish, and American Empires, Princeton, Princeton University Press, 2018, 416 p.
Texte intégral
1Spécialiste de l’empire espagnol du xixe siècle, Josep María Fradera a ces dernières années donné une nouvelle ampleur à ses travaux à la lumière de ses séjours successifs aux États-Unis et à l’EHESS. Il en résulte un premier ouvrage, en deux tomes, publié en 2015, La nación imperial. Derechos, representación y ciudadanía en los imperios de Gran Bretaña, Francia, España y Estados Unidos (1750-1918), puis une version anglaise profondément remaniée en 2018, The Imperial Nation. Citizens and Subjects in the British, French, Spanish, and American Empires. Au cœur de la pensée de Josep Fradera se trouve l’analyse de la transition entre « empires monarchiques » de la période moderne (xvie-xviiie siècles) et « nations impériales » de la période contemporaine (xixe-xxe siècles). À partir des conclusions de son ouvrage de 2005, Colonias para después de un imperio, dans lequel il entrecroise les mutations touchant conjointement l’Espagne et un empire « insulaire », l’auteur élargit son propos pour offrir une perspective comparatiste de l’évolution combinée des constructions nationales et impériales français, britanniques, espagnoles et étatsuniennes. Si les Amériques occupent une place centrale dans la réflexion, des élargissements bienvenus à l’Afrique (Algérie française, colonie du Cap et républiques afrikaners), l’Asie (Raj britannique) et l’Océanie (fédération australienne) procurent une vision véritablement globale des mécanismes politiques, culturels et identitaires mis en lumière. Une telle perspective globale et comparatiste met ainsi l’accent sur les circulations des modèles et des expériences pour souligner l’importance cruciale des dynamiques transatlantiques et trans-impériales dans l’évolution des différents empires examinés par l’auteur. Ces dynamiques ne doivent pas être perçues du simple point de vue « centre – périphérie » mais bien être considérées comme un jeu permanent d’influences et d’effets en retour dans lequel métropoles et colonies s’affectent mutuellement. De ce point de vue, Josep Fradera affirme avec force la nécessité de l’abandon d’une approche cloisonnée des mondes européens et des mondes coloniaux au bénéfice d’une analyse de systèmes impériaux englobants.
2Pour développer son propos, Josep Fradera s’appuie sur une méta-analyse d’une large bibliographie recouvrant les différents empires considérés en situant résolument son travail dans une tradition historiographique impériale incarnée notamment par les travaux de John H. Elliott, Stanley J. Stein, C. A. Bayly, ou encore Jeremy Adelman. À cette approche historiographique et épistémologique, l’auteur ajoute une analyse fine des évolutions culturelles et idéologiques à travers l’analyse des constitutions, traités et essais politiques rédigés au cours de la période. Au terme de cette entreprise de synthèse croisée, l’auteur pose donc le postulat d’une transition des « empires monarchiques » aux « nations impériales » fondée sur un jeu complexe d’inclusion et d’exclusion au centre duquel se trouve la notion du régime de « spécialité ». Dans ce processus, la période des révolutions atlantiques, l’avènement de la notion de citoyenneté et l’abolition de l’esclavage imposent une réinvention des systèmes impériaux selon la dynamique combinée d’une affirmation de la citoyenneté dans les métropoles et la négation de celle-ci dans les colonies. Le principe de l’exclusion – et la racialisation de celle-ci – est donc un moteur essentiel des « nations impériales » d’après l’auteur, que ces empires soient projetés sur différents continents ou qu’ils se confondent avec la construction d’une nation indépendante comme les États-Unis.
3La démonstration de Joseph Fradera suit une logique chronologique au fil des neuf chapitres qui constituent la colonne vertébrale de l’ouvrage, des remous du xviiie siècle aux premières années du xxe siècle, transcendant les divisions traditionnelles – et quelque peu artificielles – entre histoire moderne et histoire contemporaine. Les deux premiers chapitres, « The Fall of Monarchic Empires » (p. 21) et « The Collapse of Imperial Constitutions » (p. 53), adoptent une perspective transversale pour montrer comment le mouvement des révolutions atlantiques révèle les limites des empires monarchiques avant de provoquer leur chute à la charnière des xviiie et xixe siècles au nom de principes universels. Dans le contexte de l’ébullition révolutionnaire et du foisonnement subséquent des modèles de constitutions, la question des colonies et de leurs populations diverses est source d’hésitations et de débats. Dans le monde français, espagnol comme britannique, la transition du sujet ancré dans une société d’Ancien Régime inégalitaire par essence au citoyen inclus dans un monde fondé sur la notion d’égalité s’avère bien problématique dans le cadre des mosaïques coloniales. L’omniprésence de la condition servile associée à un métissage plus ou moins accentué des couches populaires et l’émergence d’une bourgeoisie libre de couleur contribuent à alimenter les débats sur la place dévolue aux populations coloniales dans la citoyenneté en construction. C’est, d’après Josep Fradera, le temps des éphémères constitutions impériales incarnées, entre autres, par la Constitution de l’An I affirmant en 1793 que « les droits, normes et institutions étaient les mêmes pour tous dans une nation de citoyens » (p. 61). Le rétablissement de l’esclavage par le Premier Consul en 1802, six ans après son abolition par la Convention en 1794, ainsi que l’adoption des « lois spéciales » pour les colonies marquent selon l’auteur un tournant décisif dans l’évolution des modèles impériaux au xixe siècle, constituant un modèle décliné par l’ensemble des puissances coloniales (p. 73). C’est l’objet des cinq chapitres suivants qui délaissent la perspective transversale pour se concentrer sur les dynamiques impériales dans les espaces français, britannique, espagnol et étatsunien. Ainsi, dans le troisième chapitre intitulé « The Genealogy of Napoleon’s “Special Laws” for the Colonies » (p. 74) Joseph Fradera montre comment le régime de spécialité s’impose comme mode de gestion de l’empire colonial. À partir de là, les colonies, anciennes comme nouvelles, ne relèvent plus des lois de la métropole mais d’un régime particulier qui permet la juxtaposition entre la création d’une société de citoyens et la réaffirmation d’un système d’exploitation esclavagiste. Une logique similaire est suivie dans l’empire britannique comme le montre le quatrième chapitre, « The British Empire beyond the American Crisis » (p. 89). Après la perte des colonies américaines, l’empire britannique, grand vainqueur du cycle des guerres révolutionnaires et napoléoniennes en 1815, parvient à se recomposer et se renforcer en Irlande, au Canada et dans la Jamaïque tout en étendant le Raj britannique. La dilatation de l’empire britannique à l’échelle mondiale et sa domination considérable sur une mosaïque socio-raciale et religieuse a rendu nécessaire une approche coloniale diversifiée pour répondre à l’hétérogénéité des situations rencontrées (p. 92). Le chapitre cinq, intitulé « Theory and Practice of the French Spécialité » (p. 111), met quant à lui en lumière la consolidation de la nation impériale française et l’impact de l’abolition de l’esclavage de 1848 pour les « vieilles colonies » que sont les Antilles, la Guyane, la Réunion et le Sénégal. L’accélération de la colonisation de l’Algérie (p. 117) donne lieu à une superposition de modes d’organisation : si les lieux de peuplement français puis européens sont intégrés à la citoyenneté commune dans le cadre d’un département français, le reste du territoire et de la population se retrouve exclu et soumis à un régime de domination sous autorité militaire. Les questions de domination, d’exploitation et d’exclusion sont au cœur du sixième chapitre, « Spain and its Colonies: the Survival of the Oldest » (p. 127). Après 1824 et la perte des colonies américaines continentales, l’empire espagnol est réduit à un « empire insulaire » centré sur Cuba, Puerto Rico et les Philippines. La vie politique chaotique du xixe siècle espagnol, entre poussée réactionnaire et affirmation libérale, affecte la gestion de ces restes d’empire. La dynamique croisée entre aléas politiques en Espagne et la difficile prise de pouvoir par les libéraux, d’une part, et tensions parcourant la société cubaine esclavagiste, d’autre part, rythment un processus de domination de plus en plus violent et militarisé sur l’empire. La guerre contre les États-Unis et la perte des dernières colonies marquent la fin brutale d’un empire pluriséculaire et l’affirmation des ambitions impériales outre-mer des États-Unis (p. 177). En effet, dans le chapitre sept, « The Long Road to 1898 » (p. 154), l’auteur montre comment cette nation jette les bases de sa construction sur des bases impériales dès ses origines. La régime de spécialité est donc partie prenante de la politique d’expansion et de la définition de la citoyenneté étatsunienne. Dans ce processus, des pans entiers de la population sont exclus d’une citoyenneté construite comme blanche, masculine et protestante, par le biais de l’esclavage puis des lois Jim Crow ou encore à travers les pratiques de déplacement forcé des populations amérindiennes vers le territoire de l’Oklahoma et les réserves. Les deux derniers chapitres, « The Imperial Nation » (p. 185) et « Ruling across the Color Line » (p. 208), reprennent une perspective comparatiste élargie à l’Australie et l’Afrique du Sud pour mettre en lumière l’épanouissement des nations impériales à la fin du xixe siècle. Dans ces dynamiques, l’auteur montre bien que l’évolution impériale est le fruit de ces interactions et non pas seulement d’une influence à sens unique entre métropoles et colonies. Il insiste enfin sur un enracinement d’une racialisation des rapports de domination dans la dernière moitié du xixe siècle, se plaçant quelque peu à rebours d’une historiographie anglo-saxonne qui associe le phénomène de la racialisation au début des expériences coloniales aux xvie et xviie siècles.
4Il résulte de cette exploration des structures impériales du xviiie au xxe siècle un texte foisonnant et fascinant, appuyé sur une ambitieuse méta-analyse d’une bibliographie considérable. À partir de concepts forts comme les « empires monarchiques », les « constitutions impériales » et surtout la « nation impériale », Josep Fradera offre un cadre de réflexion pour considérer les ressorts politiques, culturels et sociaux de la transformation des empires coloniaux au xixe siècle. Par sa perspective résolument globale et dynamique, il amène surtout à considérer les systèmes impériaux dans leur globalité et à revisiter les relations entre centres et périphéries.
Pour citer cet article
Référence papier
Soizic Croguennec, « Josep Fradera, The Imperial Nation. Citizens and Subjects in the British, French, Spanish, and American Empires », Caravelle, 116 | 2021, 219-222.
Référence électronique
Soizic Croguennec, « Josep Fradera, The Imperial Nation. Citizens and Subjects in the British, French, Spanish, and American Empires », Caravelle [En ligne], 116 | 2021, mis en ligne le 18 août 2021, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/11035 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.11035
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