Transat
Notes de la rédaction
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Texte intégral
1Nous n’aimons pas la littérature française. Ceci ne signifie pas que nous n’aimons ni Céline, ni Houdard de la Motte, ni Balzac, ni Vallès, ni Guyotat, ni Robbe-Grillet, ni Artaud, ni de Gourmont, ni Claudel, ni Chardonne, ni Quignard, ni Mauriac, ni Guilloux, ni Colette, ni Klossowski, ni Stendhal, ni Butor, ni Breton, ni Proust, ni Barbey d’Aurevilly, ni Manchette, ni Gide, ni Queneau, ni Vachey, ni Finas, ni Desnos, ni Sade, ni Michon, ni Bataille, ni Appolinaire, ni Quintane, ni Dantec, ni Diderot, ni Novarina, ni Blanchot, ni Drieu la Rochelle, ni Abeille, ni Bazin, ni Parant, ni Farraci, ni Mérimée, ni Voltaire, ni Simenon, ni Daumal, ni Volodine, ni de Nerval, ni Yourcenar, ni Topor, ni Bloy, ni Sollers, ni Vian, mais que nous ne reconnaissons aucune existence à quelque chose de cet ordre : si la littérature française est (et que pourrait-elle être d’autre ?) un assemblage de Céline, de Houdard de la Motte, de Balzac, de Vallès, de Guyotat, de Robbe-Grillet, de Artaud, de Gourmont, de Claudel, de Chardonne, de Quignard, de Mauriac, de Guilloux, de Colette, de Klossowski, de Stendhal, de Butor, de Breton, de Proust, de Barbey d’Aurevilly, de Manchette, de Gide, de Queneau, de Vachey, de Finas, de Desnos, de Sade, de Michon, de Bataille, de Appolinaire, de Quintane, de Dantec, de Diderot, de Novarina, de Blanchot, de Drieu la Rochelle, de Abeille, de Bazin, de Parant, de Farraci, de Mérimée, de Voltaire, de Simenon, de Daumal, de Volodine, de Nerval, de Yourcenar, de Topor, de Bloy, de Sollers, de Vian, alors elle n’est rien.
2Dès l’instant où une oeuvre écrite en sommeil de toute attente collective doit au hasard d’un éveil particulier la possibilité de faire partie de la famille littérature française, qu’est-elle durant toute cette attente ? Où est-elle ? Où se niche-t-elle secrètement ? Si elle n’y était pas, par quelle effraction y entre-t-elle ? Et si elle y rentre, en sortira-t-elle ? Est-ce pour l’éternité ? La famille littérature française est-elle elle-même éternelle ?
3Complétée de l’inattendu qui la renverse, que devient alors la famille littérature française ? Comment change son éternité ?
4Un morceau de littérature française, dès lors qu’il aura été oublié pour ne plus redevenir qu’un livre, a-t-il emporté avec lui le changement qu’il lui avait amené ? La littérature française s’est-elle résorbée à l’endroit de sa disparition ? Voit-on la cicatrice ?
5La littérature elle-même est une invention ridicule et inutile de profs. Si elle n’a d’autre raison d’exister que de hiérarchiser entre eux les textes, elle s’annule de l’existence même de cadres aussi évanescents et fugaces que les fantômes de représentation qu’elle manipule pour construire un mythe national.
6Alors, la littérature française, que serait-elle ? Rien.
7La bande dessinée ne fait pas plus les bandes dessinées que la littérature ne fait les livres. Les œuvres se font aussi bien contre ces catégories que contre les nations.
8Nous ne croyons pas une seconde que quelque chose comme la bande dessinée argentine puisse exister. Pas plus que n’existent la musique chinoise ou le cinéma américain.
9Une littérature nationale, qu’est-elle ? Par quoi se distingue-t-elle ? C’est une série d’opérateurs critiques construits autour de signes variables qui, au gré des représentations historique d’un territoire et d’une culture, les représentent, pour ceux seuls à qui cette représentation territoriale et culturelle est utile. Aucune nécessité n’en fonde la manipulation sinon la paresse intellectuelle ou l’orgueil national.
10Cette série (passagère) d’opérateurs critiques est supposée rendre compte des typologies par lesquelles des oeuvres violemment hétérogènes s’assemblent et s’assembleront, par lesquelles la confusion, le bruit, l’inattendu, les contradictions, font miraculeusement machinerie et représentation commune. Comment reconnaître ces opérateurs ? On serait en peine de le dire. Pour reconnaître, il faut connaître. Connaître par eux non seulement les livres advenus, mais les livres à venir.
11Si une littérature nationale ne permet pas d’anticiper ce qu’elle est censée définir, assembler, rendre cohérent, alors que vaut son formalisme ? À quoi sert-il ? À rien. À faire bavarder interminablement sur ses marges d’erreur, sa perfectibilité, à redessiner ses contours.

Tía Vicenta 1958, York 1759, Le Charivari mars 1843, L’illustration 1843, Exposition des Arts incohérents 1882, L’échoppe 1991
Tonnerre Capillaire
12Quand, enfant, il pensait à Mafalda, la forme qui lui venait à l’esprit était celle d’un trou noir : la bouche du personnage grande ouverte, pleine de son cri, un cri d’une colère si terrible qu’il semblait la faire disparaître complètement.
13Le corps de Mafalda est ainsi dessiné que sa tête en constitue plus de la moitié. Et lorsqu’elle crie, l’espace noir de sa bouche va jusqu’à lui remplacer l’entièreté du visage. Alors Mafalda n’a plus de traits, elle se fait submerger par une masse sombre, et son visage n’est plus qu’un abîme noir de colère.
14C’est cette image de révolte qui s’était très tôt fixée en lui, la révolte de Mafalda contre le monde en général et contre la petitesse bourgeoise de ses parents en particulier (de là sa détestation de la soupe qui n’est pas à prendre à la légère, la soupe étant la formalisation de la fadeur et du manque d’ambition et de joie des adultes).
15Mafalda qui crie, ce fut comme un modèle possible de vie pour lui, l’ouverture vers l’éventualité d’une juste colère de l’enfant. Il vit ça comme une révolte d’autant plus désirable qu’il pensait que son jeune âge ne l’y autorisait pas, et c’était quelque chose d’enthousiasmant de comprendre que l’enfance n’empêche pas la poing dressé (dans le même temps il apprenait les délices et les bienfaits de la force d’inertie et la jouissance du chaos avec Gaston Lagaffe).
16Il comprenait bien que Mafalda était inscrite dans une époque et un pays, mais sans vraiment savoir lesquels. D’ailleurs il a longtemps cru que Mafalda était brésilienne à cause de la présence chez des amis d’albums en langue portugaise qu’il prenait pour des versions originales. Il a appris plus tard que Mafalda était argentine (et que Gaston Lagaffe n’était pas français mais belge), et au fond ça ne changeait rien. Il voyait surtout que dans Mafalda, s’indigner de l’état du monde n’était pas quelque chose de l’Argentine mais de l’enfance.
17S’étonner du monde, le questionner, désespérer ou se mettre en colère sont des mouvements de la vie qui prennent donc parfois la forme du cri de Mafalda. Un trou noir, tordu et tendu, souvent dirigé vers le haut (vers les adultes, ou la cantonade, ou Dieu, ou le cosmos), visible au premier coup d’œil lorsqu’on tourne la page comme s’il nous sautait au visage. Ainsi on peut feuilleter l’intégrale des albums en repérant instantanément les endroits de soulèvement de Mafalda, parce que cette bouche ouverte est une irruption dans le dessin de Quino qui est fait surtout de traits fins, sans aplat. La bouche est alors une saillie béante émergeant du calme, et d’où se décharge une joie noire (elle existe ailleurs, comme par exemple dans les strips américains, en particulier chez les Peanuts. Mais elle n’a alors pas la même portée, plus proche d’une humeur là où chez Mafalda il s’agit d’un être au monde). C’est une masse qui, lorsqu’elle apparaît, fait souvent trembler les traits qui l’entourent. Sa présence est puissante et imposante, là où le reste du dessin est plus délicat et fragile. Sa force est enviable, et son surgissement un plaisir.
18À la relecture de la série aujourd’hui, il se rend compte que Mafalda ne crie pas tant que ça. Ou plutôt elle crie mais de moins en moins. Comme il l’a appris dans le livre Lire Quino : Politique et poétique dans le dessin de presse argentin (par Claire Latxague, aux Presses Universitaires François Rabelais, 2016), la série avançant, d’autre personnages secondaires font leur apparition et prennent petit à petit en charge la révolte de Mafalda, en particulier son amie Libertad et son petit frère Guille. Mafalda, elle, abandonne ses éclats et glisse vers la mélancolie. Il se demande alors pourquoi cette colère du personnage l’a autant marqué alors qu’elle disparaît au fur et à mesure pour se diluer dans d’autres.
19C’est à cause des cheveux, se dit-il.
Relevé systématique du couple bouche/cheveux de Mafalda au moment de son cri à travers l’intégralité des albums parus, afin de tenter une représentation de l’image mentale née du souvenir sensible de leur lecture

La localisation de chaque dessin dans leur planche respective a été conservée, et le trait au crayon s’est fait plus ou moins agité en fonction de l’intensité du cri, comme un sismographe de la colère du personnage.
20Les cheveux de Mafalda sont une rime ou une reprise de sa bouche hurlante. Cette masse noire de colère, Mafalda la porte continuellement sur la tête, tache d’encre bourdonnante, redoublant et continuant sa révolte, et fonctionnant en lui comme une persistance rétinienne du cri.
21Il n’est plus nécessaire d’ouvrir la bouche, les cheveux en sont le rappel et le relai. Alors la colère est partout, à chaque strip de chaque page, ça n’est plus une irruption mais un tonnerre capillaire continu.
22C’est pour lui une révélation : Mafalda, à travers la boule sombre de ses cheveux, est en fait dans un hurlement de colère perpétuel.
Tableau synoptique et hiérarchique des nuances de gris dans un échantillon historique significatif de bandes dessinées argentines

Table des illustrations
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Collectif Pré Carré, « Transat », Caravelle, 116 | 2021, 137-150.
Référence électronique
Collectif Pré Carré, « Transat », Caravelle [En ligne], 116 | 2021, mis en ligne le 18 août 2021, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/10849 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.10849
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