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Comptes rendus

Sandra Gayol, Gabriel Kessler, Muertes que importan. Una mirada sociohistórica sobre los casos que marcaron la Argentina reciente

Buenos Aires, Siglo Veintiuno editores, 2018, 260 p.
Frédérique Langue
p. 187-189
Référence(s) :

Sandra Gayol, Gabriel Kessler, Muertes que importan. Una mirada sociohistórica sobre los casos que marcaron la Argentina reciente, Buenos Aires, Siglo Veintiuno editores, 2018, 260 p.

Texte intégral

1L’histoire culturelle a fait des derniers moments de la vie, de ses rites publics et de ses passages à la postérité, un objet d’étude à l’intérêt non démenti qui rejoint par ailleurs des thèmes aussi fondamentaux pour l’histoire récente que la violence, la construction de la mémoire, aussi bien dans l’ordre collectif qu’individuel et, in fine, leur signification pour l’histoire politique. La conjonction de la démarche historienne et sociologique se fonde ici sur un constat, celui de la mort comme « problème public », et plus encore lorsqu’il s’agit de la mort violente, comme c’est le cas ici, fût-elle celle d’anonymes. Les auteurs, tous deux spécialistes des sociabilités urbaines, des délits et questions de justice à différents moments de l’histoire de l’Argentine, partent de l’hypothèse que certaines signent en effet le point de départ d’un nouveau temps historique, d’autres ayant valeur de « faits sociaux et politiques » plutôt transitoires alors que la grande majorité n’ont, de fait, aucun « impact public ». Cette disparité, particulièrement marquée s’agissant des morts violentes survenues en Argentine, ne manque pas d’interroger, et plus encore lorsque l’État s’y trouve impliqué. En quoi ce type de disparition est-il significatif d’une histoire sociale et politique, et de ses évolutions ? Qu’est-ce qui confère un sens politique à la mort ? Et, enfin, quelles en sont les implications sur le plan émotionnel et, par conséquent, pour l’histoire des émotions, en termes de demande de justice face à la violence d’État, voire au terrorisme d’État ?

2Cet ouvrage s’appuie à cet égard sur un ensemble varié de sources primaires, hémérographiques – à savoir les principaux quotidiens nationaux et locaux –, des transcriptions de débats parlementaires ou de programmes de radio et télévision, un bilan bibliographique très précis ainsi que des entretiens – au nombre de soixante – avec les parents ou des proches des victimes. Le choix du cadre temporel, de 1985 à 2002, et des espaces régionaux procède du nombre significatif de morts violentes relevées dans cette configuration, de l’interprétation qui en fut donnée et de l’interpellation des pouvoirs publics qui en résulta. Depuis la mort du banquier Osvaldo Sivak (enlevé le 28 juillet 1985 et assassiné à Buenos Aires par des membres de la Police fédérale et d’anciens membres d’organismes de sécurité de l’État), de plusieurs jeunes dans la Province de Buenos Aires, de Catamarca ou de Neuquén, de militants du Movimiento de los Trabajadores Desocupados dans la province de Buenos Aires en 2002, chacune de ces morts, avec sa temporalité propre et au-delà de sa catégorisation judiciaire, devint en effet un objet de préoccupation, un « cas », avec plus ou moins de visibilité, dans l’espace public et pour l’opinion publique, à tout le moins dans la presse locale. D’où le choix d’un premier chapitre consacré à une cartographie de ces événements qui suscitent peur ou indignation.

3Il reste que les morts violentes n’ont pas toutes contribué à interpeller une opinion publique nationale, comme le soulignent les auteurs dans un deuxième chapitre centré sur le rôle des moyens de communication dans l’appréhension du phénomène, la circulation de ces nouvelles entre les espaces régionaux et nationaux, et l’ouverture à des thématiques nouvelles. Vus depuis la capitale, ces faits survenus dans des espaces locaux ne sont pas nécessairement associés à la violence d’État, d’où l’intérêt d’un décentrement méthodologique du regard porté, ainsi sur deux « triples crimes » de femmes dans la ville de Cipolletti, dans des localités de la province de Buenos Aires ou dans des quartiers populaires (en 1997 et 2002). Toutes ces disparitions réveillent en quelque sorte la mémoire d’autres morts violentes, d’autres assassinats, les arrachant de ce fait à l’oubli et induisant une réponse sociale. La manière dont on tue, dont on assassine, les pratiques violentes exercées sur les corps, autrement dit les dispositifs visuels et discursifs (chap. 3), font également sens. Ces « expériences » demeurent certes uniques, privées, mais leur mise en contexte, leur reconstruction est fonction des différents acteurs sociaux en présence (famille, organisations, dirigeants politiques, etc.). Leur point commun est toutefois de concerner, à quelques exceptions près, des anonymes, non redevables de délits d’ordre pénal, hommes et femmes souvent jeunes et issus de secteurs populaires ou de la classe moyenne. Autrement dit, une visibilité qui, dans l’opinion publique, n’est pas celle de personnes connues comme le montre le déplacement de focale sur les espaces des morts locales (voir les funérailles d’État, de chefs d’État ou de responsables politiques précédemment étudiées par S. Gayol).

4L’ouvrage explore incontestablement les liens entre la mort et la politique, en d’autres termes des pratiques répressives d’État, qui ne se limitent pas à leur aspect institutionnel. La politisation des corps, de ces morts singulières indissociables de messages et de revendications sociales, en devient en effet l’une des expressions. Les morts fondent des discours voire des mobilisations en faveur de la justice et de la vérité, se positionnant malgré leur anonymat initial dans l’espace public et l’agenda politique, apportant de nouveaux contenus au débat démocratique. Revisitant l’historiographie des sciences humaines et sociales sur les dictatures, les violences extrêmes voire les génocides, les auteurs analysent un processus de « victimisation » complexe, et posent dès lors le corps du défunt en acteur social. Y a-t-il une typologie de la mort violente ? Cette interrogation sous-jacente oriente en grande partie l’analyse de ces cas empiriques et spécifiques à la fois, à différentes échelles, et depuis des temporalités distinctes de ce « passé présent » : aussi bien dans la perspective de R. Koselleck, du temps historique qui procèderait d’unités politiques et sociales d’action, d’institutions et organisations, que de l’historicité développée par H.-G. Gardamer et de la resignification des événements considérés par leurs acteurs depuis le présent, ici, de la « désingularisation » des victimes.

5L’ensemble des situations abordées tout au long de cet ouvrage montre par ailleurs que l’étude de ces morts violentes, survenues dans un contexte démocratisé (plus précisément, de « restauration démocratique » selon la formule consacrée), renvoient de manières diverses à un passé récent. Pratiques dictatoriales (1976-1983), répression et contrôle des corps et des esprits, sans compter une morale conservatrice qui détermine le « bien mourir » ont créé une sensibilité collective et ont préparé en quelque sorte la « réception » de ce type d’événements, quand bien même ils avaient induit une résistance de la société contre la violence d’État et l’exigence de justice face aux crimes commis. Avec l’arrivée à la présidence de la République de Raúl Alfonsín en décembre 1983 et la publication du Nunca más en 1984, les disparitions, actes de torture et assassinats vont fonder la demande de justice et de réparation, malgré les réticences officielles à l’endroit des « morts de la subversion ». Le passé récent et les débats, publics dès les années 1980, constituent par conséquent un « horizon d’intelligibilité indispensable ». Ce sont en effet des problématiques voire des arguments du passé qui affleurent à nouveau, des débats qui se construisent y compris lorsqu’il s’agit de violence exercée à l’encontre des femmes. Les auteurs s’insurgent à cet égard contre l’explication déterministe des « dettes de la démocratie », soulignant en revanche le processus « interminable » de construction du passé récent et la signification historique qu’il revêt.

6La mort violente ne se limite cependant pas à un retour du passé, à une pathologie sociale ou politique : au-delà du deuil collectif qu’elle peut susciter, elle est ici appréhendée comme un fait social et, comme tel, devient un recours politique. La mort fonde discours, interactions, pratiques sociales et politiques. Ses significations sont plurielles, et ne sont pas réductibles à une seule échelle d’analyse d’un temps présent argentin dans lequel cette pratique est loin d’avoir disparu. En témoigne l’assassinat en 2017 de Santiago Maldonado et d’un autre militant mapuche moins médiatisé, faisant suite à une autre mort objet de controverses, celle du magistrat Alberto Nisman (2015). Des récits différents se mirent en place à cette occasion, grâce aux réseaux sociaux notamment, qui jouèrent un rôle déterminant dans la visibilité de la mobilisation sociale (dans les deux premiers cas, la revendication des droits des peuples autochtones) mais aussi de la construction d’interprétations irréconciliables (victimes ou responsables), dans le contexte mondialisé de la « post-vérité ». Un débat sous influence, une multiplicité de versions, des pressions diverses apparurent, destinées à étouffer la vérité et à diffuser une version officielle, sans toutefois parvenir à occulter la prise de conscience collective et l’intérêt des sciences sociales pour ces morts violentes que l’histoire récente de la démocratie n’a su éviter. La lecture de cet ouvrage n’en est que plus essentielle à la compréhension de l’histoire du temps présent latino-américain, du retour à la démocratie et de l’incontournable et toujours actuelle exigence de justice pour les victimes et leurs proches.

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Pour citer cet article

Référence papier

Frédérique Langue, « Sandra Gayol, Gabriel Kessler, Muertes que importan. Una mirada sociohistórica sobre los casos que marcaron la Argentina reciente »Caravelle, 114 | 2020, 187-189.

Référence électronique

Frédérique Langue, « Sandra Gayol, Gabriel Kessler, Muertes que importan. Una mirada sociohistórica sobre los casos que marcaron la Argentina reciente »Caravelle [En ligne], 114 | 2020, mis en ligne le 01 septembre 2020, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caravelle/10093 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/caravelle.10093

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