Regards croisés sur la (post-)racialité aux États-Unis. Lawrence Aje, Nathalie Dessens, Nicolas Gachon et Anne Stefani (éds.). Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2021, 262 p.
Regards croisés sur la (post-)racialité aux États-Unis. Lawrence Aje, Nathalie Dessens, Nicolas Gachon et Anne Stefani (éds.). Toulouse : Presses universitaires du Midi, ISBN 978-2-8107-0761-4, 262 p.
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Claire Anchordoqui, Lawrence Aje, Gregory Benedetti, Hélène Charlery, Nathalie Dessens, Nicolas Gachon, Charles Gayarré, Simon Grivet, Véronique Jullien, Colin Kaepernick, Lionel Larré, Hélène Le Dantec-Lowry, Jean-Pierre Le Glaunec, Yohann Le Moigne, Léna Loza, Travyon Martin, Barack Obama, Anne Stefani, Donald Trump
Full text
1C’est dans un contexte de « bouillonnement de l’historiographie » (25), depuis l’élection de Barack Obama (2008) jusqu’à celle de Joe Biden (2020), en passant par la présidence Trump (2016-2020) ayant exacerbé les tensions raciales et contribué à une cristallisation des débats au prisme de la Critical Race Theory que paraît en novembre 2021 l’ouvrage collectif Regards croisés sur la (post-)racialité aux Etats-Unis. Le volume est co-dirigé par Lawrence Aje, Nathalie Dessens, Nicolas Gachon et Anne Stefani, quatre chercheurs français reconnus sur la question de la « race » – une notion employée ici dans son contexte politique et social étatsunien –, et plus particulièrement spécialistes d’histoire africaine américaine.
- 1 Les auteurs des 11 chapitres sont des universitaires français en poste en France, à l’exception de (...)
2Les 11 chapitres qui composent ce volume offrent une perspective française1 originale sur la question raciale aux États-Unis, particulièrement sur la question « noire ». On ne saurait toutefois reprocher à cet ouvrage son tropisme africain américain, tant l’histoire des États-Unis et l’histoire des discriminations raciales dans le pays sont liées à son péché originel, l’esclavage, et à son corollaire, la ségrégation institutionnelle qui a officiellement perduré jusqu’au milieu des années 1960. Au demeurant, bien que la majorité des chapitres soit consacrée aux afro-descendants étatsuniens, Regards croisés évite l’écueil de ne proposer qu’une analyse « en noir et blanc » de la question raciale américaine, élargissant le débat aux Amérindiens, aux Latinos, aux migrants d’origine indo-caribéenne, et aux minorités asiatiques, même si ces dernières ne font l’objet que d’une analyse assez marginale.
3Le volume s’ouvre très habilement sur une discussion nécessaire dans le contexte francophone et particulièrement français à propos du terme « race ». Comme le rappellent les auteurs, il n’existe pas de terme satisfaisant en français pour traduire le mot anglais race qui, contrairement au mot « ethnicité », renvoie explicitement au phénotype, et est utilisé communément aux États-Unis par tous les individus pour s’auto-identifier et distinguer les autres groupes de citoyens. L’introduction entame également une réflexion épistémologique importante sur ce qu’est ou pourrait être la « post-racialité, » tout en ne se risquant pas à donner une définition de ce concept, tant il est protéiforme. L’ouvrage est sur ce point très éclairant, abordant la notion de post-racialité au croisement de plusieurs disciplines, différentes temporalités et échelles, ce qui permet au lecteur d’appréhender toute la complexité de la question raciale aux Etats-Unis.
4La première partie de l’ouvrage, « Visées théoriques et historiographiques », comprend deux contributions qui adoptent une perspective intéressante sur la (post-)racialité en décentrant la question, et plus précisément en sortant de l’habituelle dichotomie majorité blanche/minorité noire et des traditionnels ex-états esclavagistes du Sud. Ainsi le chapitre de Yohann Le Moigne sur l’évolution des relations entre Latinos et Africains Américains analyse les mécanismes d’exclusion mis en œuvre par ces deux groupes à Compton en Californie, ville dont la population noire majoritaire dans les années 1980 s’est retrouvée en position de minorité dans les années 2010. Revenant sur l’utilisation de l’expression « Blancs honoraires » pour qualifier des individus qui ne sont pas considérés comme blancs par l’administration mais qui occupent une « position avantageuse dans la hiérarchie raciale » (37), l’auteur analyse le rapport de ces groupes racisés à la « blanchité » et offre une réflexion théorique proposant de prendre en compte les échelles locale, nationale et transnationale dans l’étude des relations inter-minorités. Dans le chapitre suivant, Léna Loza souligne la relative absence des immigrés indo-caribéens dans les sources et l’historiographie des études consacrées à l’immigration caribéenne. Elle l’attribue, d’une part, au poids du processus de racialisation étatsunien fondé sur la dichotomie « Blancs/Noirs » (55) et contribuant à l’invisibilisation des Indo-Caribéens, et d’autre part au poids du « modèle chinois » dans l’étude des migrations, l’historiographie de l’immigration étant souvent dominée par l’étude de l’exclusion des immigrés par la voie législative.
5La deuxième partie de l’ouvrage aborde la question raciale en croisant les domaines – politique, sportif, cinématographique, éducatif – et les disciplines. Le chapitre de Véronique Jullien revient sur l’histoire de Harlem, quartier souvent mis en avant dans l’historiographie pour avoir été le centre névralgique du mouvement artistique et intellectuel noir des années 1920 (« Harlem Renaissance »). Julien présente Harlem comme « terrain d’expérimentation politique » (78), en insistant sur son rôle essentiel dans la « renaissance politique » (75) de la communauté africaine américaine. Cette étude aurait sans doute bénéficié d’un lien avec la période plus contemporaine, en soulignant la persistance de schémas anciens comme la sous-représentation des Africains Américains en politique ou les obstacles auxquels se heurtent les électeurs noirs pour s’inscrire sur les listes électorales et prendre part aux élections. Gregory Benedetti, quant à lui, propose d’étudier le corps du sportif noir comme moyen d’expression politique. Ancré dans une tradition de militantisme dans le milieu sportif, le mouvement de contestation né en 2016 avec le genou à terre de Colin Kaepernick a donné lieu à des réactions au sein de la société américaine qui semblent attester que les États-Unis ne sont certainement pas entrés dans une ère colorblind – et sans doute pas tout à fait post-raciale non plus. Au contraire, l’auteur postule de façon convaincante l’existence d’une « Amérique hyperraciale » (94), mais conclut de façon optimiste que l’actuelle « polarisation accrue (…) est peut-être aussi la transition post-raciale nécessaire à » l’avènement d’une Amérique « post-raciste » (105). À l’instar du sport, le cinéma est l’un des reflets de notre société, comme le rappelle Hélène Charlery. Analysant la façon dont les films abordant la question du mouvement pour les droits civiques véhiculent un certain discours racial ou du moins une certaine idée des relations interraciales aux États-Unis, elle montre comment ce discours change en fonction du contexte historique et social de production et de diffusion de ces films. Elle en déduit que ces « films sont davantage le reflet des enjeux de la société contemporaine à leur sortie en salle qu’une véritable réflexion filmique sur l’histoire du mouvement » (113). Comme on a pu le constater ces derniers mois, notamment à travers l’exemple de la Floride, un état gagné par le révisionnisme historique où les programmes scolaires vantent désormais les « bienfaits » supposés de l’esclavage, le domaine de l’éducation est « l’un des terrains les plus stratégiques de l’évolution des États-Unis vers un prisme authentiquement post-racial » (133). La deuxième partie de l’ouvrage se referme ainsi sur le chapitre de Claire Anchordoqui, qui retrace l’évolution des politiques fédérales d’éducation en Pays indien. Alors que l’inégalité en termes de résultats scolaires, qui touche particulièrement les élèves amérindiens, tend à montrer que l’école reproduit les inégalités raciales, on comprend que le « double statut, racialisé et politique » (148) des Amérindiens trouve ses limites dans la politique éducative de l’état fédéral, qui peine toujours à reconnaître la souveraineté tribale en matière éducative.
6Le troisième volet de Regards croisés aborde avec un regard neuf la question des sources – et les façons de pallier leur absence – en sciences humaines et sociales, particulièrement pour écrire l’histoire des populations racisées. Ainsi, Lionel Larré insiste-t-il sur la menace qui plane toujours sur la souveraineté des nations amérindiennes. Il propose une réflexion autour de la question des sources ainsi qu’une réflexion historiographique sur les études amérindiennes, laquelle trouverait certainement sa place dans la première partie de cet ouvrage. Ce faisant, il nous rappelle utilement que « les diverses nations amérindiennes définissent elles-mêmes des critères de citoyenneté qui ne sont pas biologiques ou génétiques » (154), complexifiant un peu plus la question raciale au cœur de l’ouvrage : l’identité amérindienne est en effet « un statut politique obtenu de haute lutte » (155). C’est peut-être ce qui le conduit à arguer que « les sciences sociales se fourvoient lorsqu’elles ne voient pas que l’outil analytique de « race » génère bien plus d’inconvénients que d’avantages » (157). Bien que ce positionnement soit contestable et contesté, le débat reste ouvert dans la sphère académique française, et cet argument fait sens lorsqu’il s’agit d’étudier les nations amérindiennes, dont l’identité est à l’intersection de la race et du politique.
7Partant du constat que les archives et les sources « classiques » du 19e siècle, essentiellement masculines, accordent peu de place à la voix des femmes – encore moins des femmes noires, qui occupent une position doublement subalterne du fait de leur race et de leur genre – et reflètent surtout l’expérience des élites, Hélène Le Dantec-Lowry cherche à retrouver les voix des femmes noires dans les sources alternatives que représentent les livres de cuisine. Pour retrouver la voix des humbles, des oubliés de l’histoire, le chercheur doit assurément sortir des sentiers battus et se pencher sur de nouveaux types de sources non-conventionnelles. Tout autant qu’une réflexion sur les sources, le chapitre d’Hélène Le Dantec-Lowry fournit ainsi une réflexion historiographique sur l’écriture de l’histoire (africaine) américaine « par le bas » (177). Le chapitre suivant de Jean-Pierre Le Glaunec est consacré au sort des monuments érigés en mémoire du passé confédéré du Sud des Etats-Unis à La Nouvelle Orléans à travers l’étude de cas du monument en l’honneur de l’historien controversé Charles Gayarré, un « mythographe » de la Louisiane (204). Le Glaunec montre toute la difficulté et l’importance pour l’historien de se replonger dans les sources pour révéler la façon dont le suprématisme blanc a été mis en scène dans l’espace public de La Nouvelle Orléans. Il offre ainsi une excellente transition vers la dernière partie de l’ouvrage interrogeant la ou les « Mémoire(s) ».
8En effet, Nathalie Dessens propose une analyse de la mémoire de l’esclavage dans la même ville. Confirmant la tendance à l’effacement de la mémoire de la Confédération sudiste et de la suprématie blanche dans les ex-états esclavagistes et confédérés, et particulièrement en Louisiane, Dessens indique que cet effacement s’accompagne en quelque sorte d’un « remplacement » par la mémoire de l’esclavage, et ce faisant, des victimes de cette suprématie blanche, sur fond de débats politiques plus que de tensions raciales. Elle note une accélération de la « scène commémorative mettant en avant la mémoire de l’esclavage » (228), et par conséquent un paysage (urbain) évoluant en permanence grâce à l’ajout de nombreuses plaques commémoratives à défaut de l’érection de monuments commémoratifs à proprement parler – une tendance en augmentation depuis le passage de l’ouragan Katrina et surtout depuis 2018, année du tricentenaire de la ville de La Nouvelle Orléans. L’ouvrage se clôt sur la contribution de Simon Grivet, qui s’intéresse au travail documentaire et mémoriel mené par l’Association Equal Justice Initiative. Cette dernière se consacre particulièrement à la mémoire du lynchage depuis 2015, dans le contexte de montée en puissance du mouvement Black Lives Matter. On comprend que les membres de cette association ne prétendent pas là effectuer un travail strictement historique, mais véritablement mémoriel avec une portée politique assumée, et la volonté de lier le lynchage aux violences et inégalités que subit la population africaine américaine dans la société étatsunienne contemporaine.
9L’ouvrage est riche en illustrations très pertinentes, ce qui est à la fois rare et fort appréciable. A peine regrettera-t-on que les nombreuses et importantes citations de la grande majorité des articles n’aient pas été traduites en français, ce qui aurait certainement permis à un public francophone plus large de bien en saisir tous les enjeux. On conclura avec les auteurs que la post-racialité supposée de la société américaine tend à engendrer un effacement finalement assez problématique de la question raciale. En réalité, le discours politique tour à tour colorblind ou post-racial dans le contexte étatsunien ne renforcerait-il pas les inégalités raciales en refusant de les reconnaître comme telles ? Loin de se vouloir un ouvrage « définitif » sur la question de la post-racialité, Regards croisés sur la (post-)racialité aux États-Unis éclaire le présent tout en avançant des pistes de recherche qui restent à explorer, et s’avère toujours, près de trois ans après sa publication, une lecture indispensable sur l’état de la société américaine et des relations (inter)raciales.
Notes
1 Les auteurs des 11 chapitres sont des universitaires français en poste en France, à l’exception de Jean-Pierre Le Glaunec qui, bien qu’en poste au Québec, a été formé en France.
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Electronic reference
Claire Bourhis-Mariotti, “Regards croisés sur la (post-)racialité aux États-Unis. Lawrence Aje, Nathalie Dessens, Nicolas Gachon et Anne Stefani (éds.). Toulouse : Presses universitaires du Midi, 2021, 262 p.”, Caliban [Online], 71-72 | 2024, Online since 20 August 2024, connection on 13 November 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/caliban/13302; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12dmq
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