1Commande du Welsh National Opera, The Sacrifice (2007) est, après Inés de Castro (1996), le second et dernier opéra grande forme du compositeur écossais James MacMillan (né en 1959). La première eut lieu, sous la direction du compositeur, le 27 septembre 2007 au Donald Gordon Theatre du Wales Millenium Centre à Cardiff. Cet article vise à analyser comment cet opéra s’inscrit, à différents niveaux, dans la sphère géographique britannique mais aussi européenne autant du point de vue des sources littéraires empruntées par le librettiste – le poète anglais Michael Symmons Roberts (né en 1963) –, que du style et des références musicales qu’utilise MacMillan. Nous verrons, en examinant la genèse de The Sacrifice, que l’ancrage britannique se situe d’abord dans le choix de l’hypotexte du livret écrit par Symmons Roberts, mais aussi que l’enracinement de l’opéra dans la culture britannique ne se limite pas à ce livret. Nous nous intéresserons aussi à la manière par laquelle d’autres éléments de The Sacrifice inscrivent l’œuvre dans le genre opéra en général ou appartiennent à d’autres sphères culturelles (références à Chostakovitch ; Berg et d’autres compositeurs). Nous analyserons également la coexistence de références vernaculaires et étrangères ainsi que celle du profane et du religieux dans cet opéra. Enfin, l’éclectisme musical de James MacMillan, qui emprunte à la fois à la tradition savante et populaire, nous conduira à nous interroger sur la manière dont la musique du compositeur écossais s’ancre dans le paysage musical contemporain.
- 1 « The Daily Telegraph dismissed it as ‘too ambitious, too grandiose, too much,’ whilst The Financia (...)
- 2 Pour Inès de Castro, la librettiste était l’auteur de la pièce qui servit d’hypotexte à l’opéra : J (...)
- 3 “The conceiving of the libretto was an [sic] fecund time, with composer and librettist working tire (...)
2Commençons par la genèse de cet opéra en trois actes. Bien que The Sacrifice ait été écrit en 2005 et 2006, l’idée de sa composition remonte à dix années en arrière. En effet, une décennie s’écoula entre la commande du Welsh National Opera et la première de l’œuvre. Cet écart de dix ans entre Inés de Castro et The Sacrifice s’explique par le fait que MacMillan avait gardé un souvenir douloureux des critiques adressées à son premier opéra1. C’est parce qu’il avait été très affecté par ces critiques négatives qu’il reprit la partition d’Inés de Castro en 2014 pour en proposer une version revue dont la première eut lieu en 2015. Pour la création de The Sacrifice, MacMillan est cette fois libre de choisir son librettiste2. Il décide donc de collaborer avec Symmons Roberts. Tous deux travaillent efficacement à la conception du livret en se retirant périodiquement dans un petit cottage situé sur l’île de Skye en Écosse3. Le livret est vaguement inspiré de l’un des récits médiévaux gallois figurant dans The Mabinogion (Les Mabinogion en français) et, plus précisément, intitulé « Branwen Daughter of Llŷr ». Bien que le livret de The Sacrifice soit assez éloigné du récit mythique tiré des Mabinogion, il nous parait nécessaire de commencer par un bref résumé des deux œuvres pour mieux comprendre les éléments qui ont été retenus ou bien écartés par Simmons Roberts et MacMillan. Nous verrons que les deux récits ont en commun la tentative avortée de pacifier les relations entre deux nations (ou deux factions) à travers un mariage à l’issue funeste.
- 4 Rhiannon était une déesse galloise dont les oiseaux pouvaient ressusciter les morts et endormir les (...)
- 5 Pour une lecture complète de « Branwen Daughter of Llŷr », on pourra se référer à l’ouvrage suivant (...)
3« Branwen Daughter of Llŷr » peut se résumer ainsi : Branwen, sœur de Brân, roi de Grande-Bretagne, est demandée et donnée en mariage au roi d’Irlande – Matholwch. Le demi-frère de Brân, Efnysien est mécontent car il n’a pas été consulté. Il décide de mutiler les chevaux de Matholwch. Brân dédommage le roi d’Irlande en lui offrant des chevaux, un trésor, et un chaudron qui peut redonner vie aux morts. En Irlande, Matholwch et Branwen ont un fils, Gwern. Cependant, Matholwch délaisse et écarte son épouse Branwen. Par l’intermédiaire d’un étourneau, cette dernière envoie un message à son frère Brân qui se trouve de l'autre côté de la mer d'Irlande. Celui-ci rassemble une armée pour venir en aide à Branwen, tombée en disgrâce, et combattre Matholwch. Branwen persuade les Irlandais de demander la paix. Ceux-ci cachent deux cents guerriers dans une maison et font croire qu’il s’agit de sacs de farine, mais Efnysien craint une trahison et ne croit pas les Irlandais. Il tue donc tous les guerriers et jette Gwern au feu et le tue. Des combats éclatent et Efnysien meurt en cherchant à se cacher dans le chaudron. La guerre est devenue un génocide. Brân, mortellement blessé par une lance empoisonnée, ordonne aux survivants de lui couper la tête et de l'enterrer à Londres. Mais avant d’arriver à Londres, les sept soldats survivants devront faire plusieurs longues étapes en Grande-Bretagne. L’une d’elle aura lieu à Harlech où ils devront festoyer durant sept ans en écoutant le chant des trois oiseaux de Rhiannon4. À son retour en Grande-Bretagne, Branwen, profondément marquée par tant de violence et tant de cimes, meurt de chagrin5.
- 6 Les seules indications toponymiques se trouvent dans les didascalies du début de chaque acte et ell (...)
- 7 Pour une lecture complète du livret de The Sacrifice on pourra se référer à The Sacrifice (Booklet (...)
4Quant au livret conçu par Symmons Roberts, il s’agit d’une histoire se déroulant dans une nation dont le nom reste indéterminé6, ravagée par la guerre civile, dans laquelle le Général offre la main de sa fille, Sian, à Mal, le chef de la rébellion. Pour le bien de son peuple, Sian accepte d’abandonner l'amour qu’elle porte à Evan (l’un des principaux soldats du camp du général). Elle donne à Mal deux fils. Sept ans plus tard, lors de l'investiture de son fils aîné Gwyn, Evan est de retour et tue l'enfant. Le Général se rend alors compte que le mariage a été un échec et propose de se sacrifier en portant les habits d’Evan pour que Mal le tue et provoque ainsi sa propre mort. C’est ce qui se produit. L’opéra se termine avec Sian se prosternant devant le corps de son père, réconfortée par son plus jeune fils Elis et les chansons entonnées par sa sœur Megan7.
5Si, comme on le verra dans le détail plus bas, il ne reste plus grand-chose du récit tiré des Mabinogion, The Birds of Rhiannon demeure néanmoins un de ses éléments importants pour la genèse de l’opéra de MacMillan. Même s’il les nomme simplement « The Birds » et qu’ils n’ont plus grand-chose à voir avec les oiseaux ressuscitant les morts et endormant les vivants, ils restent au nombre de trois pour constituer un trio de chanteuses intervenant à différents moments festifs de l’opéra. Mais ce n’est pas parce que leur nombre est respecté qu’ils ont une importance dans la genèse de l’opéra. Si ces personnages sont essentiels à cette genèse c’est parce qu’ils ont donné le nom du poème symphonique avec chœur en option conçu par Symmons Roberts et Macmillan : The Birds of Rhiannon (2001). Comme l’indique Philipp A. Cooke, la musique du poème symphonique a été recyclée dans The Sacrifice :
- 8 Cooke, The Music of James MacMillan, 169.
In many ways the tone-poem acted as a test for The Sacrifice, not only in the exploration of inspiration and source material, but in the actual music itself, much of which is recycled in the later work. The Birds of Rhiannon of the title are mythical creatures that can raise the dead and lull the living to sleep (they feature at the denouement of ‘The Second Branch of the Mabinogi’) and MacMillan alludes to their role in the drama by naming his on-stage wedding band in The Sacrifice ‘The Birds (of Rhiannon)’8.
6Pour en terminer avec la genèse de l’opéra, et d’autres sources intertextuelles possibles, il nous semble important à l’instar du producteur d’émissions musicales sur BBC Radio 3, Dominic Wells, et de Phillip A. Cooke de citer Tristan und Isolde de Richard Wagner comme texte ayant influencé The Sacrifice :
- 9 Cooke, The Music of James MacMillan, 173.
Dominic Wells makes a persuasive argument for the influence of Wagner’s Tristan und Isolde on The Sacrifice, or to be more specific, the original Celtic myth transfigured through Wagner’s Gesamtkunstwerk. Certainly there are many parallels between the Tristan myth and ‘The Second Branch of the Manibogi”, with hostile Celtic states, a forlorn sea journey, forbidden love and sacrifice all featuring. Much of MacMillan’s interest in the Tristan myth springs from a 2004 book by the British philosopher Roger Scruton, entitled Death-Devoted Heart: Sex and the Sacred in Wagner’s ‘Tristan und Isolde’9.
- 10 Sian : « Enough sacrifice. Enough blood ». (Acte 3, scène 3).
7S’il ne reste pas grand-chose du récit original des Mabinogion dans le livret écrit par Symmons Roberts, si d’importants changements sont opérés, et si l’ancrage géographique dans les îles britanniques est gommé dans les didascalies par l’absence d’indications topographiques faisant référence à une nation particulière, il n’en demeure pas moins que le schéma actantiel est conservé et qu’il reste en filigrane dans le livret. Il s’agit, dans les deux textes, d’une histoire où le souhait de réconcilier deux nations (« Branwen Daughter of Llŷr ») et deux factions rivales (The Sacrifice) tente d’être réalisé à travers un mariage. Dans les deux cas, c’est un échec qui conduit à la mort d’un enfant et au retour de la violence. La fin – où Sian appelle à l’apaisement10 – est cependant plus optimiste dans The Sacrifice dont le message chrétien est sans doute lié à la foi de MacMillan et de Symmons Roberts. Quant aux personnages, Branwen inspira celui de Sian, même si son destin est moins funeste que celui de la première ; Mal est le pendant relatif à Matholwch ; Evan fait écho à Efnysien et Brân à celui du Général. On notera que si les noms sont modifiés et si l’histoire se déroule dans un pays indéterminé, tous les autres personnages de l’opéra, à l’exception du Général qui n’a pas de patronyme – il est seulement désigné par sa fonction de dirigeant –, portent des prénoms gallois ou gaéliques : Sian, Evan, Megan, Gwyn ou encore Elis. Ceci permet de faire référence à l’origine de la commande, puisqu’il s’agit d’une commande du Welsh National Opera, mais aussi au texte médiéval gallois sur lequel se fonde donc librement le livret de The Sacrifice.
- 11 James MacMillan, cité par Cooke, The Music of James MacMillan.
8Bien que les prénoms des personnages soient gallois, nous avons vu que la nation dans laquelle se déroule l’action n’est pas indiquée, ce qui contribue à ne pas ancrer le propos dans un contexte et des questions purement britanniques, mais à l’universaliser. Ceci dit, en faisant référence à un récit mythique tiré des Mabinogion – même par une évocation limitée – et à un conflit entre factions au sein d’un même territoire, Symmons Roberts et MacMillan soulignent les diverses tensions ou affrontements qui existent ou ont existé entre les nations composant le Royaume-Uni, qu’il s’agisse du conflit nord-irlandais ou des velléités d’indépendance de l’Écosse par exemple. Les renvois à ces événements se font donc par allusions plus que par indications précises, ce qui laisse la place à un élargissement géographique et temporel de l’aveu même de James Macmillan lors de la création de l’opéra : « Placing the opera geographically is a matter of ambiguity: it takes place in a society like ours, maybe in this country, or elsewhere in Europe, maybe now, maybe in the near future11 ». J’ajouterai que le caractère dystopique de l’opéra, son atmosphère sinistre, son climat de guerre civile sont revendiqués par MacMillan comme nous le rappelle Phillip A. Cooke qui y voit, à l’instar du compositeur écossais, une œuvre qui peut faire allusion au conflit des Balkans durant les années 1990 :
- 12 Cooke, The Music of James MacMillan, 170.
[MacMillan] gave further insight in The Scotsman: “I’d liken the atmosphere to Alfonso Cuarón’s 2006 film The Children of Men, set in a recognizable future where society has been blown apart by terrorists bombs and civil disturbance.” Although unspecified, the warring states, united by ties of blood, language and religion, ‘elsewhere in Europe’, brings to mind the Balkan wars which had only recently ceased when MacMillan first began conceiving the opera. He alluded to this: ‘the fact that a society not dissimilar to our own had descended into apocalyptic destructiveness seemed very pertinent’. The initial production of The Sacrifice emphasized this, with militaristic garb and grey hues redolent of the conflict in the former Yugoslavia12.
- 13 C’est le propre de mythes de parler de choses qui sont éternelles comme nous le rappelle James MacM (...)
- 14 Nice, David, « MacMillan: The Sacrifice ». The Sacrifice (Booklet of the recording) (Colchester: Ch (...)
9Pour conclure sur le propos à la fois universel, contemporain et allusif d’un livret aux vagues origines mythiques mais qui nous parle encore13, parce que ce qu’il raconte une histoire qui renvoie à notre époque troublée, je citerai David Nice : « The Sacrifice has the special virtue of telling a timeless story […], a story rooted in myth but located in the present or the near future, and thus speaking to our riven times without pleading (which is where several works dealing with the Iraq war for instance, have fallen down)14 ».
10Si le livret renvoie à la fois aux îles britanniques, tout en laissant le metteur en scène et le spectateur libre d’imaginer d’autres lieux, on retrouve ce double ancrage dans le vernaculaire et l’extravernaculaire dans l’écriture des paroles du livret et dans l’inspiration musicale de l’opéra.
11Pour les paroles, Symmons Roberts et MacMillan optent pour un style expressionniste inspiré d’Hugo von Hofmannsthal le librettiste de Richard Strauss pour son opéra Elektra :
- 15 Nice, The Sacrifice, 12.
One particularly afternoon […], we watched [Britten’s] The Turn of the Screw back to back with Strauss’s Elektra. Myfanwy Piper’s subtle, understated text was in astonishing contrast to Hofmannsthal’s superheated expressionist outpouring. […] Jimmy’s preference, and mine, […] was to strive towards something of the intensity of Elektra15.
- 16 « [Les expressionistes] fondent leur art sur la représentation d’une réalité qu’ils appréhendent un (...)
- 17 « Daringly, [Macmillan and Symmons Roberts] developed a work that represented the best of both worl (...)
- 18 « It was the blending of these two different approaches that characterises Symmons Robert’s offerin (...)
12À titre d’illustration, on peut citer cet extrait, situé Acte 1, scène 1 et chanté par Evan : « What did you want? A wedding gift? / If you leave me I’ve nothing left / [Didascalie] / I’ll be woven as a dark thread/in the silk sheets of your new bed (Evan) ». En effet, ces paroles traduisent les sensations subjectives et l’état d’âme de Evan, ce qui est propre à l’expressionnisme16. Cependant, en retenant le meilleur de The Turn of the Screw et d’Elektra, comme le soulignent justement David Nice17 et Phillip A. Cook18, Symmons Roberts (et MacMillan) arrivent à combiner le style expressionniste de Hofmannsthal, au style plus sobre et dépouillé (« understated ») de Myfanwy Piper, en atteste par exemple cet extrait toujours chanté par Evan (Acte1, scène 1) : « My Sian, I know you don’t mean that / [Didascalie] / Is this the way we say goodbye? / My Sian! Will you not meet my eyes? / Sian, look at me ».
- 19 Le site Opera Online résume ainsi Elektra : « Electre, fille d’Agamemnon et Clytemnestre, est tout (...)
13Pour ce qui relève de la partition musicale, les influences sont là aussi diverses. Nous avons vu que MacMillan et Symmons furent inspirés par Elektra. Cette parenté se retrouve dans la musique de The Sacrifice dont le livret, comme celui d’Elektra est une histoire de vengeance, de vendetta et de tensions familiales19. Pour souligner cette affinité, tout autant que pour rendre sans doute hommage au compositeur allemand d’Elektra, MacMillan cite la musique de l’opéra de Strauss (Acte 2, scène 3), comme l’indique justement David :
- 20 Nice, The Sacrifice, 12.
If you listen carefully to the tension-fraught investiture scene of Act II, you may even detect one of Strauss’s most emotional family themes rearing up briefly but repeatedly, in the middle of a climatic, heartfelt speech. But in broader terms, the parallels are apt. Both Strauss and Hofmannsthal and MacMillan / Symmons Roberts take as their theme the shattering effect on intense family ties of a seemingly intractable blood feud20.
14Le « thème de la famille », emprunté à Strauss, sert donc de leitmotiv dans The Sacrifice, dont l’écriture vocale des différents personnages n’est pas non plus sans rappeler la modernité de celle d’Elektra à travers l’expression d’une violence vocale qui sollicite chez les chanteurs des ressources vocales repoussant parfois le chant à ses limites.
- 21 Pour le romantisme « modernisé » et l’expressionisme de Strauss dans Elektra, voir : Amblard, Jacqu (...)
15Si Strauss et Berg ont pu influencer l’écriture vocale de The Sacrifice, ce qui montre que MacMillan, puise de manière éclectique une partie de son inspiration dans les compositeurs de la première modernité (École de Vienne pour Berg et romantisme « modernisé » et expressionisme pour Strauss21), des éléments qui font écho à d’autres compositeurs qu’ils soient britanniques ou européens sont également intégrés par l’Écossais dans la partition de l’opéra.
- 22 Encyclopédie de la musique, 1992, “Passacaille”, 583-84.
- 23 Nice, The Sacrifice, 13.
16Ainsi l’interlude situé entre la scène 3 et la scène 4 de l’Acte 1 est une passacaille (Interlude [Passacaglia]). La passacaille est une « composition consistant en variation sur une basse obstinée, sur une mesure à 3 temps et de mouvement modéré s’affirmant à partir du XVIIe siècle. Proche de la chaconne, la passacaille était une danse espagnole à l’origine22 ». D’un point de vue dramaturgique, l’utilisation de ce genre musical est tout à fait justifiée puisque la scène suivante (scène 4) célèbre le mariage de Sian et de Mal durant lequel les invités vont danser. Le thème répété à la basse est tendu pour correspondre à la situation dramatique mais, selon David Nice, il indique aussi que MacMillan est redevable au compositeur russe Chostakovitch car on entend une passacaille sur un thème également pesant dans son opéra Lady Macbeth du District de Mensk. David Nice ajoute justement que Benjamin Britten s’en est aussi inspiré pour sa passacaille dans Peter Grimes : « The next interlude is a passaglia […]. MacMillan is clearly indebted to the precedent of a climatic interlude in Shostakovitch’s Lady Macbeth of the Mensk District, which in turn inspired Britten at the heart of darkness in Peter Grimes23 ».
- 24 Voir Nice, The Sacrifice, 14.
17La passacaille de The Sacrifice signale que MacMillan puise son inspiration à la fois à l’étranger (origine espagnole du genre et influence de Chostakovitch d’un point de vue dramatico-musical) et au Royaume-Uni (référence à Peter Grimes, qui empruntait la situation dramatico-musical à celle de l’opéra du compositeur russe). Avec cette passacaille, le compositeur écossais montre combien l’opéra est un genre « global » qui utilise des éléments musicaux provenant de diverses aires géographiques, même après que ceux-ci soit passés par le prisme d’autres cultures. Puisque l’on parle de référence musicale à Britten dans The Sacrifice, on n’oubliera pas de mentionner War Requiem. Si Macmillan fait indirectement référence au War Requiem dans le dernier acte de l’opéra, il s’agit ici aussi plus d’un emprunt musico-dramatique à la composition de Britten que d’une citation note pour note de celle-ci. En effet à la fin des requiems de Britten et de Macmillan, on reste sur l’impression que la menace perdure et qu’il n’y a pas de véritable quiétude, que l’apaisement des conflits n’est que de courte durée24.
18Si Macmillan, introduit certaines parties de la messe de requiem à la mort du Général, c’est, comme l’indique Philipp A. Cooke pour mieux mettre en exergue la connotation religieuse et le message chrétien d’un opéra dont l’histoire comporte beaucoup de parallèles avec la Passion du Christ :
- 25 Cooke, The Music of James MacMillan, 173-74, Kindle.
The Sacrifice draws on parallels and allusions to the Passion story, though nowhere near as obvious as one might expect from a collaboration between Symmons Roberts ans MacMillan. Yes, the self-sacrifice of the General echoes that of Christ, and Sian’s Sacrifice for the good of the wider community has strong Christian associations […]. MacMillan introduces liturgical texts towards the end of Sacrifice, with the chorus singing sections of the Requiem Mass as the drama unfurls around them. He emphasizes the religious connotations by including the Agnus Dei at one of the most dramatic moments of the opera, as Mal is made aware that the man he has murdered was in fact the General and not Evan. […] The inclusion of the Agnus Dei is hugely symbolic, as this final plea for mercy suggests that only though God can actual redemption be achieved25.
19Les parties du requiem, en particulier l’Introït et l’Agnus Dei, sont chantées en anglais par le chœur. Les paroles des deux sections sont adaptées à la situation dramatique de l’opéra mais restent parfaitement identifiables par rapport au texte latin du requiem. L’Introït est chanté au début de l’acte 1 lors de la fermeture du cercueil de Gwyn : « Give this our son your peace is eternal, O Lord, / and let your light, your love », et l’Agnus Dei, comme l’indique Cook, au moment où Mal prend conscience d’avoir tué le Général, c’est-à-dire Acte 3, scène 3 : « Lamb of god, who takes away the sins of the world, grant him eternal rest ».
- 26 MacMillan, James, A Scots Song: A Life of Music (Edinburgh: Birlinn Ltd, 2019), 11.
20Il n’y a pas que l’histoire du livret de The Sacrifice qui évoque la Passion du Christ. En effet, le titre de l’opéra fait écho au sacrifice du Christ sur la croix, même si dans l’œuvre de MacMillan et Symmons Roberts ce sont Sian et le Général qui se sacrifient ; Sian en acceptant d’épouser Mal alors qu’elle aime Evan, et le Général en se faisant tuer à la place d’Evan. L’opéra parle de notre temps (ou d’un temps pas très éloigné) mais il s’agit en premier lieu d’une histoire intemporelle de conflits politiques et de drames familiaux, et ces thèmes se trouvent déjà dans la Bible. Le livret de The Sacrifice et la partition qui mélange musique profane et musique religieuse illustrent parfaitement ce qu’écrit MacMillan sur le lien indissociable entre le séculier et le spirituel dans ses mémoires : « My instinct is that the secular and the sacred are inextricably connected […]26 ». Et il ajoute plus loin dans le même ouvrage que réfléchir au religieux fait partie du processus compositionnel de tout compositeur de musique contemporaine qui s’adresse au grand public :
- 27 MacMillan, A Scots Song, 66.
Far from being a spent force, religion has proved to be a vibrant, animating principle in modern music and continues to promise much for the future. It could even be said that any discussion of modernity’s mainstream in music would be incomplete without a serious reflection on the spiritual values, belief and practice at work in composers’ mind27.
21La coexistence du religieux et du profane n’est pas nouvelle dans le genre opératique, pas moins au XXe siècle que durant les siècles précédents. Certains opéras furent même écrits sur un sujet purement religieux. On pensera par exemple à Moses und Aaron (inachevé et début des années trente pour la composition) d’Arnold Schoenberg, au Dialogues des Carmélites (1957) de Francis Poulenc ou encore à Saint François d’Assise (1983) d’Oliver Messiaen. Les références au religieux ne sont donc pas un critère pour refuser à The Sacrifice le statut d’opéra. Au contraire, il s’inscrit parfaitement dans les conventions du genre.
- 28 Les deux schémas ci-dessous et la description de la typologie qui suit sont empruntés à Dominique P (...)
22Parmi les premiers éléments attestant de l’inscription de l’œuvre dans le paysage opératique traditionnel, nous pouvons citer des situations stéréotypées car on les retrouve souvent à l’opéra. Nous trouvons donc dans The Sacrifice comme dans d’autres ouvrages lyriques : un mariage (celui de Sian et Mal) des funérailles (celles de Gwyn), des meurtres (Gwyn et le Général), et un travestissement (Le Général portant les vêtements d’Evan). Le schéma actantiel classique d’un opéra est également respecté puisque, du point de vue des relations amoureuses, l’action opératique se réduit au schéma suivant28 :
23 Amant (Mal)
Entremetteur/-euse (Le Général) ----------› ↕ ‹---------- Rival/-e (Evan)
Amante (Sian)
24Ce schéma trouve dans la typologie vocale la traduction qui suit :
25 Ténor
Baryton/Basse ----------› ↕ ‹---------- Baryton/Basse
Mezzo/Alto Mezzo/Alto
Soprano
26Macmillan respecte non seulement le schéma actantiel conventionnel, mais la typologie vocale qui y est associée. L’amour unit le même au même. Dans The Sacrifice, Sian et Mal sont mariés ; Sian, qui est soprano, forme donc, vocalement et « légalement » du moins, un véritable couple avec Mal (ténor). Le même est uni au même. À l’opposé, si les deux voix sont différentes, cela symbolise (et signifie) que l’amour entre deux personnages n’est pas partagé. On pensera, par exemple, à Don Juan (baryton) et à Donna Elvira (soprano) dans Don Giovanni de Mozart. Ainsi, une dissemblance entre voix haute et voix grave montre que le personnage à la voix grave ne forme pas de véritable couple avec l’être aimé ; dans The Sacrifice, Evan est baryton, alors que Sian est soprano ; pourtant jusqu’au meurtre de Gwyn, ils continuent à s’aimer. La disparité vocale montre que cet amour, cette complicité amoureuse ne va peut-être pas durer. On peut citer un dernier exemple qui montre que MacMillan embrasse la tradition vocale opératique telle qu’elle s’est forgée à travers les siècles. Le Général, figure d’autorité, est baryton.
27Le respect des conventions du genre se trouve dans le découpage de l’opéra entre air, duo, ensemble ou chœurs (celui des invités au mariage, Acte 1, scène 4). On citera le grand air d’investiture de Mal Acte 2, scène 3 ; pour les duos on pensera au duo entre Sian et Evan (Acte 2, scène 2) :
Evan (sits on the bed, next to her)
[…]
Skin is border country. Ever
Kept in exile from each other,
This is where we meet, the edgelands,
The dusklands, this our common ground
Your heart is my homeland. Rivers
Mountains, stars and canyons, deserts.
My soul is aching to return
My Xanadu, my Samarkand.
Sian
Skin is border country. Ever
Kept in exile from each other,
This is where we meet, the edgelands,
The dusklands, this our common ground
Your heart is my homeland. Rivers
Mountains, stars and canyons, deserts.
My soul is aching to return
My Xanadu, my Samarkand.
([…] They fall into each other’s arms […])
28Il s’agit de l’un des passages les plus beaux et mélodiques de l’opéra, qui contraste avec le caractère expressionniste de l’orchestre et du chant de Sian et d’Evan au début de la scène, juste avant qu’Evan commence à initier ce duo. C’est au moment où Sian chante à son tour « Your heart is my Homeland » qu’Evan la rejoint et qu’ils unissent leur chant.
29Quant à un exemple d’ensemble, nous pouvons citer celui formé par les trois sopranos constituant « The Birds of Rhiannon » (Acte 1, scène 4) :
The Moon became a man today,
And hunts the street alone,
He’s longing for a wife they say,
A bride of flesh and bone.
The sun will hide her face away,
For fear he’ll take her hand,
And make her wear all night, all day
His silver wedding band.
He’ll hunt her in the morning light,
He’ll hunt all afternoon,
He’ll find her on the brink of night
And sun will marry moon.
- 29 Rappelons que symboliquement la lune et du soleil composent le Tout unitaire. L’un symbolise le fém (...)
- 30 Il ne s’agit pas d’une union pacifique puisqu’il est question de lune chassée par le soleil.
30Comme nous l’avons évoqué plus haut, il s’agit d’une référence aux oiseaux ressuscitant les morts et endormant les vivants dans les Mabinogion, si ce n’est que dans l’opéra ils ont une tout autre fonction qui est, comme le souligne métaphoriquement29 le texte qu’ils chantent, de « célébrer » ironiquement30 le mariage de Sian et de Mal.
31L’ensemble ‘The Birds’ of Rhiannon est également un bon exemple pour aborder l’intégration de la musique populaire dans The Sacrifice. En effet la musique de cet ensemble intègre dans l’instrumentation une guitare électrique – jouée sur scène par l’un des oiseaux. Un accord dissonant joué à la guitare se fait entendre au début du chant de « The Birds » ; ensuite cet accord revient par intermittence ponctuer le chant de l’ensemble. L’introduction de cet instrument associé à la musique rock (ou jazz), plutôt qu’à la musique savante, tout autant que les références à la musique traditionnelle écossaise dans The Sacrifice contribuent au renouvellement de l’expression musicale du compositeur comme l’écrit MacMillan dans ses mémoires :
- 31 MacMillan, A Scots Song, 36.
The Scottish composers who utilise local folk music in their work, for instance, don’t do it as a genuflection to the past or as an obeisance to the way things used to be, but as a genuine search for new expressions. […]. And nor is it reactionary and old-fashioned to be open to a continual re-evaluation of musical traditions31.
- 32 Il s’agit d’un instrument de percussion que l’on trouve dans la musique traditionnelle irlandaise.
32Quant à la musique traditionnelle écossaise, elle est présente dans l’opéra, particulièrement lors du ceilidh (bal de danses traditionnelles originaire d’Écosse et d’Irlande) donné à l’occasion du mariage de Sian et de Mal, scène 4 de l’acte 1. La référence à la musique traditionnelle écossaise se fait surtout subtilement par l’intégration d’instruments propres à cette musique comme le bodhrán32. Bien que d’origine irlandaise, il est également utilisé dans la musique traditionnelle écossaise.
33MacMillan est donc un compositeur éclectique qui construit son style en se référant à différentes traditions qu’elles soient populaires ou savantes. Pour ce qui concerne la musique savante, l’approche moderniste de MacMillan dans The Sacrifice consiste à utiliser des styles différents qui entrent en conflit. On pensera, comme on l’a vu au style expressionniste rugueux qui est conjugué à un style plus mélodique, que l’on pourrait qualifier de post-romantique – le duo entre Evan et Sian à la scène 2 de l’acte 2. Cette manière d’opérer caractérise le style musical du compositeur écossais selon George Parsons :
- 33 George Parsons, « Conflicting Modernities and a Modernity of Conflict in James MacMillan’s The Worl (...)
MacMillan has a unique modernist style which incorporates elements that came into conflict with ‘high’ modernism, elements that coalesce around the notion of tradition. This tension is captured well in Dominic Well’s description of MacMillan as a ‘retrospective modernist’. There is a fundamental dialectic in MacMillan’s style that is traceable back to his earliest compositions […], and explicable by a desire to integrate the many diverse musical influences in his background. This dialectic can be defined as a conflict between the ideals of high modernism, which precludes references to the past, and elements of that past which nevertheless cry out for inclusion33.
- 34 MacMillan, A Scots Song, 47.
34Cet éclectisme – cette volonté d’être ouvert à différents courants musicaux modernistes –, MacMillan la présente dans ses mémoires comme une caractéristique britannique et anglo-saxonne : « I have observed a very different kind of modern music culture in this country and, in different ways, in other parts of the Anglosphere, particularly in the United States in part. A plurality of aesthetics and styles has been valued in these places34». Dans le même ouvrage, il réfléchit également à l’opposition entre ce qu’il appelle « compositeur de quelque part » (« somewhere composers ») et « compositeur de partout » (« anywhere composers ») :
- 35 MacMillan, A Scots Song, 35.
But it made me wonder whether we can talk about ‘somewhere composers’ and ‘anywhere composers’. The reason we ask ourselves about a composer’s sense of place today, geographically and stylistically, is due to the rise of a cosmopolitan, international aesthetic in musical modernism (and indeed postmodernism) which for many decades now has attempted to strain out any vestiges of localism (and tradition) in favour of a sophisticated, pan-national contemporary music style35.
- 36 MacMillan, A Scots Song, 37.
- 37 Lacombe, Hervé, Géographie de l’opéra au XXe siècle (Paris : Fayard, 2007), 254.
35Macmillan, nous l’avons vu, réussit non seulement à avoir un style au langage musical éclectique mais aussi à conjuguer influence étrangère et influence vernaculaire, ce qui nous permet de le classer dans les « somewhere composers » car comme Michael Tippett et Benjamin Britten, il n’a pas abandonné la/sa tradition locale, mais à chercher à la ré-évaluer : « The re-evaluation of musical traditions is multi-faceted. Sometimes I’ve delved back into Scottish folk music; sometimes I’ve looked to the deep past and sometimes to my immediate predecessors in British music36». En outre, comme le souligne, avec justesse, Hervé Lacombe dans son ouvrage Géographie de l’opéra au XXe siècle, le fait de se tourner vers un modèle étranger n’est pas incompatible avec la défense de sa tradition : « Miroir occidental du monde, l’opéra reflète la persistance des diversités culturelles. Car l’acceptation d’un modèle étranger ne signifie pas, pour un compositeur, l’abandon total de sa tradition locale, de sa langue, de sa sensibilité37 ».
36En somme, The Sacrifice s’inscrit à la fois dans la sphère géographique britannique et dans la sphère européenne autant pour les sources littéraires empruntées que pour le style et les références musicales utilisées par MacMillan. Si la source du livret est galloise, et si les références aux îles britanniques demeurent à travers le prénom des personnages et certaines traditions (le ceilidh par exemple), certains éléments sont passés sous silence ou restent très vagues pour universaliser le propos et ne pas le cantonner au Royaume-Uni. Quant à la partition musicale, elle s’inspire du style de certains compositeurs européens et pas uniquement de musiciens britanniques. The Sacrifice montre que pour renouveler la tradition vernaculaire, il faut savoir intégrer des éléments exogènes tout en s’inspirant d’éléments endogènes. C’est à travers ces échanges entre différentes aires géographiques et culturelles que Macmillan réussit à renouveler son langage et à inscrire son opéra dans le renouvellement de la tradition. Cette manière de revigorer la tradition n’est cependant sans doute pas propre à MacMillan.