Compte rendu croisé : Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.), Régimes nationaux d’altérité : États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950 | Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race
Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.), Régimes nationaux d’altérité : États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Des Amériques », 2016, 246 p.
Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, coll. « Librairie du xxie siècle », 2015, 336 p.
Texte intégral
1Parus à un an d’intervalle, l’ouvrage de Jean-Frédéric Schaub et celui codirigé par Paula López Caballero et Christophe Giudicelli se font écho. Les deux livres visent en effet à introduire, préciser et légitimer deux nouvelles catégories d’analyse complémentaires, lesquelles peuvent être des plus fécondes pour penser l’histoire moderne et contemporaine de l’Amérique latine. S’il « n’est pas un livre d’histoire » (p. 9) à proprement parler, l’ouvrage de Jean-Frédéric Schaub souhaite tout de même éclairer « les processus de formation des catégories raciales en Occident, en tant que ressources politiques depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à nos jours » (p. 61). Face à la sociobiologie étasunienne qui mobilise le concept de race de manière statique et immobile (p. 21-48), l’auteur invite à un judicieux « constructivisme de principe » (p. 62). Ainsi, on ne naît pas noir, métis ou blanc, mais on le devient, selon une formule empruntée autant à Tertullien, Erasme qu’à Simone de Beauvoir et mise à l’épreuve par de très nombreux travaux (p. 68-74). Ainsi, « il n’est pas difficile de comprendre que le constat de l’altérité résulte d’un processus de définition de soi autant que d’une assignation imposée à autrui », même si l’auteur insiste davantage sur la force des institutions (p. 75). Néanmoins, Jean-Frédéric Schaub différencie « race » et « altérité ». Dans sa conclusion, l’auteur écarte en effet deux chronologies de mobilisation potentielle de la race « en tant que ressource politique », pour ne retenir qu’une seule périodisation valable à ses yeux. Le choix d’une chronologie longue, de l’Antiquité grecque à nos jours, ne serait pas approprié, « étant donné la diversité de configurations politiques, sociales, religieuses et économiques » (p. 310). Ce choix pourrait conduire à « une conception extrêmement ouverte de la domination de race », qu’il ne faudrait pas confondre avec « la question générale du traitement de l’altérité », laquelle serait donc plus large à ses yeux. Le choix d’une chronologie courte, limitée à l’existence des « théories raciales contemporaines », c’est-à-dire mobilisant explicitement le mot « race », serait à l’inverse trop réducteur : le racisme culturel, à l’œuvre aujourd’hui en France ou en Allemagne, ne fait pas appel au lexique de la race (p. 311-312), même si cette dernière affirmation peut bien entendu être nuancée, quand la police française utilise la catégorie de « race noire » ou quand un suprématiste blanc étasunien prend la parole à un congrès de refondation d’un vieux parti d’extrême-droite. L’option proposée par l’auteur est celle d’une histoire non linéaire dont la matrice fut la péninsule ibérique au xve siècle (p. 313). Ce choix s’inscrit dans la lignée de plusieurs travaux (George Fredrickson en 2003, Adriano Prosperi en 2011, mais aussi Eric Voegelin en 1933), articulant la question juive et la question noire, dans le cadre d’une histoire atlantique. Cette articulation est pensée de manière diachronique, comme l’explique l’auteur : « le racisme fondé sur la différence visible s’enracine dans une première histoire qui est la réponse raciste à l’invisibilité de l’autre, réponse dont l’outil d’investigation central aura été la technique généalogique […] c’est la réprobation des convertis, en général indiscernables, qui a été la matrice et le terreau de la répulsion selon le phénotype » (p. 255-257). Les deux racismes institutionnels reposent sur la même croyance : « les caractères moraux ou sociaux des personnes et des collectivités se transmettent de génération en génération à travers les fluides (sang, spermes, lait) ou les tissus du corps » (p. 123). De manière extrêmement convaincante, l’auteur identifie une « pensée raciale » à l’origine de « politiques raciales » : « la pensée raciale vise moins à souligner une altérité évidente qu’à créer une nouvelle forme d’altérité en réponse à l’effacement de la différence de ces minoritaires dans l’ordre sociopolitique » (p. 233). « La politique raciale procède à deux opérations : elle identifie les spécificités de personnes en tant qu’elles appartiennent à des groupes, puis elle affirme que ces traits se transmettent par engendrement » (p. 245). L’auteur analyse ainsi clairement le passage de la perception de l’altérité (sensible) à la formation d’un « processus d’altération » (qui la renforce), assimilé dès lors à un « processus de racialisation » (p. 235).
2Procédant de manière différente, l’ouvrage collectif codirigé par Paula López Caballero et Christophe Giudicelli prend comme point de départ non pas la « race » mais « l’altérité ». Néanmoins, il s’agit ici aussi d’une histoire intimement liée à la construction des institutions, plus précisément de l’État-nation. Dans son prologue, Christophe Giudicelli souligne la nécessité d’analyser le « processus de définition et d’administration de la différence depuis l’État » (p. 7). Cette politique de la différence participe d’une « altérisation-normalisation » des groupes sociaux (p. 8), impliquant autant l’encadrement de populations perçues comme autochtones que la « patrimonialisation » de leur passé, dans la perspective des constructions nationales latino-américaines. Soulignons ici qu’il s’agit seulement de l’altérité interne, « indienne », « indigène », « autochtone » ou « aborigène », comme le suggère le sous-titre du livre, et non d’une altérité externe, portant sur les communautés migrantes. Dans son introduction, Paula López Caballero adopte également un constructivisme de principe, comme le fait Jean-Frédéric Schaub, en remarquant que la catégorie « Indien » demeure trop souvent « un intouché du constructionnisme » (p. 12). Selon l’auteure, il faut en réalité historiciser cette catégorie. En effet, « l’Indien » ne saurait se résumer à une « catégorisation propriétale », fondée sur « la langue maternelle, l’auto-identification, la filiation, la localité ou les rapports de classe » (p. 14). Cette figure ne saurait non plus se confondre avec une « catégorisation vernaculaire », reprenant les mots des acteurs sans critique aucune. Dans la lignée de l’anthropologue mexicain Guillermo Bonfil Batalla qui définissait l’Indien comme une catégorie supra-ethnique étroitement liée à la « situation coloniale » (1972), l’auteure plaide fort logiquement pour une catégorisation positionnelle (l’« indianité-comme-position », p. 18). Notons, au passage, que toute position se fonde nécessairement sur des propriétés identifiées par les acteurs, même si ces dernières sont différentes selon les sociétés étudiées, et que, par ailleurs, la catégorisation vernaculaire ne peut qu’entrer en interaction avec la catégorisation (dominante) de type positionnelle.
3Pensant l’altérité de manière relationnelle et situationnelle, l’auteure de l’introduction retravaille un concept formulé par l’anthropologue argentine Claudia Briones, les « formations nationales et régionales d’altérité » (p. 19) devenant ici les « régimes nationaux d’altérité », sans doute en écho inavoué à une historiographie française extrêmement friande de ce terme (allant des « régimes de genre » aux « régimes d’historicité »). Toutefois, l’ambition de l’ouvrage n’est pas seulement d’historiciser mais bien d’éclairer le caractère profondément instable de l’indianité : « Si, longtemps, la recherche sur l’indianité a été fascinée – pour ne pas dire obsédée – par les continuités, les permanences, les substrats culturels perçus comme anciens, voire “originaires”, nous faisons le choix de déplacer notre regard pour centrer l’analyse davantage sur l’instabilité, la contingence et la variabilité de cette forme d’identification » (p. 24). Sans aborder ici l’extrême richesse des études présentées, l’ouvrage est structuré en trois grands thèmes, faisant la part belle à la définition de l’indianité par les dirigeants et agents de l’État : « la manière dont le concept fut rempli de contenus par les élites nationales », « les efforts pour stabiliser des réalités sociales étiquetées comme indiennes », « les interactions entre projets gouvernementaux et populations identifiées comme autochtones » (p. 19).
4Comment utiliser ces deux ouvrages et que faut-il en retenir ? Outre un sain rappel au constructivisme qui demeure l’élément définitoire des sciences sociales, les deux livres souhaitent introduire des expressions nouvelles. Si ces dernières sont fécondes (« race », « régimes nationaux d’altérité »), rendant plus nets un ensemble de processus de domination et de discrimination, associant désormais dans l’esprit des lecteurs toute une série de raisonnements à des concepts forts et puissants, elles devraient peut-être dialoguer plus explicitement avec d’autres notions. En effet, « l’histoire politique de la race » s’inscrit très largement dans l’histoire du « racisme » institutionnel, l’auteur de l’ouvrage employant le mot à plusieurs reprises. Cette histoire mobilise essentiellement l’expression « race » par souci de dialogue avec les sciences sociales nord-américaines, ce qui est une position scientifique tout à fait juste et nécessaire à l’heure de la globalisation des savoirs. Néanmoins, les sciences sociales étasuniennes, à travers l’école de Chicago, ont ainsi procédé car le mot « race » était celui de « l’homme de la rue », pour qui les « relations raciales » relevaient et continuent de relever de l’évidence. À l’inverse, le « Français moyen » du second xxe siècle a sans doute été plus sensible à l’expression « racisme », même si les formes actuelles de l’antiracisme réhabilitent depuis les années 2010 le mot « race », beaucoup plus offensif, car sulfureux, que le simple « racisme ». Il serait donc tout aussi intéressant de distinguer une « histoire politique de la race », qui serait une histoire conceptuelle ou une analyse des catégories raciales pensées comme telles, interagissant avec une « histoire politique du racisme », laquelle se concentrerait plus spécifiquement sur les processus de racialisation et d’altération, à l’œuvre depuis le xve siècle. Quant aux « régimes nationaux d’altérité », le danger est peut-être d’adopter le point de vue des agents de l’État qui cherchèrent indéniablement à les structurer comme tels. Il est possible d’appliquer ici la même critique qu’aux « régimes d’historicité », qui peuvent relever davantage de la vision des élites que de la synthèse, au demeurant impossible, des différentes expériences sociales du temps. Les multiples expériences sociales de l’altérité peuvent peut-être déstabiliser le caractère bien trempé des « régimes » qui sont censés les structurer. Enfin, l’analyse des « régimes nationaux d’altérité » devrait logiquement appeler à une réflexion sur les identités « blanches » ou « métisses » qui les fondent, « l’indianité-comme-position » ne pouvant que conduire à des nouvelles recherches sur la « blancheur-comme-position ». Au-delà de ces critiques limitées et qui n’engagent que l’auteur de ces lignes, l’intérêt de ces deux ouvrages est assurément de provoquer le débat à partir de nouvelles bases théoriques. Ce qui est sans doute, en plus du constructivisme de principe, l’autre trait de définition des sciences sociales, en Europe comme aux Amériques.
Pour citer cet article
Référence papier
Romain Robinet, « Compte rendu croisé : Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.), Régimes nationaux d’altérité : États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950 | Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race », Cahiers des Amériques latines, 87 | 2018, 201-204.
Référence électronique
Romain Robinet, « Compte rendu croisé : Paula López Caballero et Christophe Giudicelli (dir.), Régimes nationaux d’altérité : États-nations et altérités autochtones en Amérique latine, 1810-1950 | Jean-Frédéric Schaub, Pour une histoire politique de la race », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 87 | 2018, mis en ligne le 25 octobre 2018, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/8665 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.8665
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