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Dossier. Élections et démocratie

Système de partis et partis antisystèmes en Bolivie. Émergence du MIP et du MAS sur la scène politique bolivienne depuis 2000

Cécile Casen
p. 63-72

Résumés

L’article cherche à comprendre l’émergence et l’insertion dans le système de partis boliviens de deux nouvelles formations (le MAS et le MIP) nées à la faveur des mobilisations sociales de ces dernières années et qui se veulent leurs « instruments politiques ». L’interrogation porte sur la nature hybride de ces partis que l’on appelle souvent « antisystème ». Quel type de structure sont-ils en mesure de constituer du fait de leur perméabilité avec les organisations sociales ? Comment s’adaptent-ils au système institutionnel alors qu’ils sont issus de sa remise en cause ? Autant de paradoxes qui rendent compte de l’intensité du débat sur la démocratie en Bolivie dans un contexte de crise politique et économique grave.

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Texte intégral

  • 1 La disparition de ces deux partis s’explique par le décès de leurs fondateurs, respectivement el C (...)
  • 2 Interview de Fernando Mayorga parue dans El Juguete Rabioso, première quinzaine d’octobre 2002.

1 Depuis la transition à la démocratie en 1982, les partis politiques exercent le monopole de la représentation : les forces armées n’interviennent plus dans le jeu politique, et la crise traversée par la COB (Central Obrera Boliviana) et le mouvement ouvrier depuis 1986 isole le syndicat historique. Depuis cette date, le système de partis semble très progressivement s’ouvrir notamment à des acteurs jusque-là marginalisés, à travers la création de partis que certains appellent néopopulistes. Une première « vague » étudiée en particulier par Stéphanie Alenda a lieu à la fin des années 1980 avec l’émergence de deux nouveaux partis : Consciencia de Patria (Condepa) et Union Civica Solidaridad (UCS), depuis disparus1. L’apparition du MAS et du MIP peut être considérée comme un approfondissement du processus décrit par Fernando Mayorga à propos du caractère « néopopuliste » de ces partis : « su influencia positiva se traduce en la incorporación, dentro de la discursividad política, de nuevas demandas como solidaridad, reconocimiento de la diversidad social, redistribución o equidad, y nuevas identidades (cholos, indígenas, mestizos, migrantes, informales, etcétera), que provocaron la ampliación de la capacidad representativa de la democracia e incidieron en el cariz que asumieron las reformas estatales »2.

2Pourtant, malgré ces « vertus » intégratives, lors des élections de 2002, les protagonistes des élections sont avant tout présentés, l’un comme terroriste (Quispe) et l’autre comme narcotrafiquant (Morales) (Guzman et Orduna, 2002). Or il ne s’agit pas de profils fondamentalement démocratiques ! Dans une interview parue dans El Pais le 17 octobre 2003, c’est-à-dire en pleine « guerre du gaz », le président bolivien déclarait à leur propos : « La intención de ellos es derrumbar la democracia y terminar con sus instituciones ». Le dualisme ou opposition entre système politique « traditionnel » et mobilisation « antisystème » est le signe de la crise politique que traverse la Bolivie depuis l’année 2000, en même temps qu’il correspond à l’opposition structurelle décrite par Laurence Whitehead entre deux traditions : celle constitutionnelle qui correspond aux élites, et celle issue des mobilisations desde abajo. C’est, selon lui, la tension entre ces deux traditions qui explique l’émergence des « antisystémiques ». Nous interrogerons ici ce terme d’« antisystème » qui désigne couramment le MIP et le MAS. Polysémique et dans une certaine mesure contradictoire, il est assumé par ces partis qui y voient leur principale caractéristique différentielle vis-à-vis des autres formations partisanes. Il s’agira ensuite de déterminer son éventuel contenu théorique à partir du lien qu’ils entretiennent avec les mouvements sociaux. Comment ces partis remettent-ils en question les modalités de la représentation en Bolivie ?

L’« antisystème » dans son contexte politique

  • 3 Celle-ci s’est caractérisée par l’alliance souvent contre nature entre les partis politiques ident (...)
  • 4 Le motif de la « recuperaciòn » nous semble assez riche de significations. On peut l’entendre auss (...)
  • 5 Zone de culture de la coca « excédentaire » selon les termes de la loi 1008 (1988) qui détermine l (...)
  • 6 Selon le rapport de la Defensora del Pueblo, Ana María Romero, le conflit cocalero est à l’origine (...)
  • 7 Paysan qui cultive la coca.
  • 8 Là encore le prix a été lourd : au moins 80 morts sont à déplorer dans les rues de El Alto. Les jo (...)
  • 9 Parmi les premières appellations du MAS on trouve IPSP (Instrumento Politico por la Soberania de l (...)
  • 10 Movimiento Nacional Revolucionario, parti politique historique en Bolivie, il a mené la révolution (...)
  • 11 Le terme d’arène doit être compris comme un système organisé d’institutions, de procédures et d’ac (...)

3Les partis politiques sont l’institution par excellence de la démocratie représentative dans la mesure où leur fonction est essentielle dans le processus d’acquisition du consentement populaire. C’est pourquoi, la légitimité des partis politiques signifie celle du système démocratique, et inversement, leur remise en cause est un signe de sa vulnérabilité. Or l’émergence des partis « antisystème » a lieu dans un contexte de désaffection de la population vis-à-vis des partis politiques qualifiés de « traditionnels » et d’une défiance croissante pour la démocratie qualifiée de « pactée »3. Ils se sont engouffrés dans l’espace politique laissé vacant par la disparition de Condepa et UCS. En outre, à partir d’avril 2000, on assiste à une série de mobilisations fragmentées territorialement (Altiplano, Cochabamba et Chapare), mais qui présentent cependant des points communs dans leurs revendications4 et une volonté de les articuler politiquement. Le fait est qu’à partir de cette date, l’intensité de ces mobilisations collectives influe de manière croissante sur l’agenda politique. Il faut distinguer plusieurs moments. Tout d’abord, en 2000, la guerre de l’eau de Cochabamba voit la victoire du mouvement social contre l’entreprise américaine Bechtel chargée par le gouvernement de la privatisation de cette ressource. Parallèlement, la croissante répression et militarisation dans la région du Chapare5 ont conduit à parler là encore de « guerre »6 de la coca. Celle-ci est à l’origine de la montée en puissance du mouvement cocalero7 mené par le jeune dirigeant Evo Morales. S’ajoutent à ces deux foyers de tension, les bloqueos8 aymaras de l’altiplano qui commencent par un cerco (encerclement, siège) de La Paz en avril 2000 et se poursuivent par intermittence tout au long de l’année 2001. En octobre 2003, « la guerre du gaz » semble mettre fin à un cycle de mobilisations en entraînant la chute du président en exercice, Sanchez de Lozada9. Malgré leur fragmentation, il ne s’agit pas de mouvements isolés n’ayant qu’un impact en marge de la vie nationale, au contraire, celle-ci est souvent entièrement conditionnée par l’intensité des protestations et revendications. C’est dans cette conjonction de désillusion démocratique et de sursaut populaire qu’apparaissent les partis « antisystème ». Evo Morales et Felipe Quispe sont tous les deux des dirigeants issus du syndicalisme. Ce dernier, fondateur du MIP, est aussi depuis 1998 le Secrétaire exécutif du syndicat des paysans boliviens (Confederation Unica de Trabajadores Campesinos de Bolivia, CSUTCB). Evo Morales a débuté sa carrière politique en tant que secrétaire des sports du syndicat de Chipiriri (Chapare) ; depuis 1993 il est réélu Président des six fédérations paysannes du Tropique de Cochabamba, ce qui fait de lui le porte-parole du mouvement cocalero. Ces deux formations reprennent les mots d’ordre des mouvements sociaux dont ils sont issus, se concevant ainsi eux-mêmes comme leurs « instruments politiques »10. Malgré ces similitudes, le MIP est un parti à proprement parler indianiste tandis que le MAS est de nature plus hybride. Tout en réclamant la reconnaissance des indigènes, il reprend certains postulats du « premier » MNR11 (en particulier anti nord-américain).

  • 12 La COB avait des « ministres ouvriers », et des représentants au sein de la direction de l’entrepr (...)

4Il importe à présent de préciser ce que l’on désigne communément comme un parti « antisystème ». Quel est l’objectif poursuivi à travers la création de ces partis et pourquoi entrer ainsi dans le jeu démocratique ? Comme nous l’avons signalé plus haut, le terme même d’« antisystème » recèle une contradiction, dans la mesure où le militantisme de parti est la forme de participation politique la plus naturelle, en ce sens qu’elle est prévue par le système de la démocratie représentative lui-même : les partis politiques ont le monopole de la représentation. La création d’un parti implique donc l’acceptation des institutions démocratiques et non leur subversion. Le passage du mouvement social au parti politique indique une assimilation des règles du jeu démocratique par ceux qui aspirent à y participer, plus qu’une volonté d’y mettre un terme. Pourtant, ce mouvement ne va pas sans poser de problème, nous verrons en effet qu’il est à l’origine de tensions permanentes. Pour le pouvoir en place, ces conflits sociaux mettent en péril la stabilité institutionnelle et la gouvernabilité du pays ; pour les tenants des partis « antisystèmes » au contraire, ils sont le moteur du changement social et se développent précisément au nom de la démocratie. Dans tous les cas, ils rendent compte de la difficulté pour celle-ci d’assurer un consensus et de garantir la légitimité de son système institutionnel. Pour Giovanni Sartori, la fonction principale d’un parti politique est de constituer une structure de médiation entre la société civile et le système politico-étatique. Le parti « antisystème » se place justement entre ces deux sphères : il est issu de la société civile mais en tant que parti, voit son discours intégré au niveau institutionnel. En Bolivie, il vise à créer, à travers la transformation d’une organisation de type syndical (ou communautaire) en mouvement politique, un relais au sein du parlement et ainsi, à pouvoir influer sur les décisions et le jeu politique en général. De fait, Erik Neveu insiste sur cette circulation entre l’arène12 des mouvements sociaux et l’arène institutionnelle, la première permettant d’accéder à la seconde. Cette oscillation entre le formalisme parlementaire et la pression extraparlementaire est une des caractéristiques de la politique bolivienne. La révolution de 1952 et l’expérience du cogobierno MNR/COB constituent un précédent quant à l’articulation entre le syndicat et l’État. De fait, le syndicat était alors para-étatique et constituait une des instances sur laquelle s’appuyait le parti hégémonique. La COB s’est toujours assumée comme une instance de représentation d’intérêts politiques. L’émergence de ces partis antisystème peut-elle être comprise comme le signe de la continuation historique de cette indétermination ?

Le parti politique comme organisation du mouvement social ?

5Un des paradoxes des partis « antisystèmes » boliviens est d’adopter la forme « par parti » alors qu’elle est honnie par ceux qui constituent le mouvement social : tout représentant politique est en effet assimilé à la corruption, au clientélisme et à l’inefficacité. Mais l’espace politique du parti « antisystème » est celui du mouvement social et syndical, qui constitue l’alternative, la voix des sans voix. Oscar Olivera, dirigeant de la Coordinadora del agua a ainsi pu déclarer, à propos de la confiance de la population dans cette organisation : « por primera vez, luego de quince años, la gente cree en algo, pues confía en que no se le está engañando » (Crespo, 2000). C’est cette confiance qui motive la construction d’un « instrument politique » et qui assure sa légitimité. Le « parti » antisystème pourrait ainsi se comprendre comme le résultat d’un jeu de mots. Son statut de parti politique semble toujours pouvoir être remis en question et abandonné au profit d’un retour aux origines : les organisations sociales (syndicat, coordination, etc.). Le départ du parlement de Felipe Quispe en juin 2004 et ses déclarations sur l’erreur que constituerait la formation d’un parti en sont une illustration. Cette indétermination semble ainsi constituer le caractère principal des partis « antisystèmes ». Au contraire, l’évolution du MAS en direction des institutions lui fait perdre cette dimension et le rapproche de plus en plus d’un parti « traditionnel ». C’est comme s’il existait deux bornes, et un continuum entre l’organisation de base et le parti politique formalisé. Dans ce cadre, c’est la relation avec l’État qui détermine pour une part essentielle la position politique du parti. Le rapprochement du MAS avec le gouvernement issu de la crise d’octobre illustre cette volonté de se positionner en tant que parti de gouvernement. La dichotomie entre le mouvement social, assimilé à la démocratie et à l’honnêteté, et la sphère politique où ne régneraient que la corruption et l’opportunisme, est aussi le fruit d’une instrumentalisation des idéologues des partis « antisystème », qui ont vite fait de diviser ce qui relève bien souvent plus d’une continuité que d’une rupture. Pour comprendre cet aller/retour entre les deux arènes, il faut aussi tenir compte du fait que depuis 2002 et l’entrée au parlement des députés du MAS et du MIP, peu de choses ont été obtenues via l’institution parlementaire. Maria Teresa Zegada Claure parle ainsi de « una caja de resonancia vacia donde se procesa el ruido, pero no los resultados » (Zegada Claure, 2003). Ainsi, sans sous-estimer la valeur symbolique de cette entrée dans le Parlement, il semble qu’une fois passé le moment euphorique, la routine parlementaire et le manque de résultats obtenus contribuent à moyen terme à décrédibiliser les députés qui jouent le jeu démocratique vis-à-vis des bases communautaires et syndicales. Dans le cas de Felipe Quispe, le risque de perdre son image de leader radical grandit avec le temps et explique certainement son départ. Il n’en reste pas moins qu’aux yeux de l’institution libérale, les deux arènes ne sont pas équivalentes. Elles impliquent deux types de représentation : d’un côté, l’organisation sociale qui revendique la représentation de secteurs mobilisés ; de l’autre, le parti politique qui doit être en mesure d’assurer une articulation entre les différents secteurs sociaux et ainsi produire une vision nationale. Ainsi, le reproche qui est fait aux partis antisystèmes, en dehors de leur radicalité, est de ne représenter que leur propre secteur : les cocaleros pour Evo Morales, les Aymaras de l’altiplano pour Felipe Quispe. Ceux-ci rétorquent en se prévalant de représenter la majorité et assimilent les partis traditionnels à l’oligarchie politique et économique, tout aussi sectoriel. Ceci n’épuise pourtant pas la question des modalités de la représentation, qui reste l’une des plus complexes à penser en Bolivie et que l’on retrouve dans la difficulté à convoquer une assemblée constituante.

  • 13 Ceux-ci portent souvent le nom de la région d’origine de la majorité des habitants qui s’y sont in (...)
  • 14 Les nombreux voyages, en particulier en Europe, et la visibilité d’Evo Morales lors de forums inte (...)
  • 15 Confederacion Sindical Unica de Trabajadores Campesinos de Bolivia.

6Dans bien des cas, la mobilisation est facilitée du fait de la structure communautaire qui lui préexiste. Ceci n’est pas seulement valable dans le cas des communautés rurales, mais aussi à El Alto où l’organisation par quartiers13 (juntas vecinales) a montré son efficacité pendant les journées d’octobre. Les individus ont l’habitude de se retrouver et de prendre des décisions ensemble de sorte que la participation à la vie collective n’est pas nécessairement perçue comme relevant d’un engagement « politique » à strictement parler. La distinction de Tönnies entre Gemeinschaft et Gesellschaft (Tönnies, 1887) peut nous permettre de mieux comprendre cette proximité entre le social et le politique en Bolivie. La prégnance de la Gemeinschaft explique en effet que la charge assumée au nom de la collectivité ne soit pas politique au sens où on l’entend dans nos sociétés occidentales, mais comprise comme partie intégrante de la vie civile. Le caractère contrasté des réalités sociales boliviennes, ainsi que les pratiques corporatives présentes dans la culture politique bolivienne expliquent en partie la fragmentation du paysage organisationnel qui empêche de parler d’un mouvement social bolivien. Une des difficultés est de concevoir un instrument d’articulation dans un contexte par ailleurs mouvant même si cela a pu être dans une certaine mesure une des ambitions du MAS. Il importe d’ailleurs de noter que la révolte populaire d’octobre a eu lieu en grande partie en marge des instances de partis qu’il s’agisse du MAS ou du MIP. Derrière une structure comme le syndicat qui s’est développé depuis la révolution de 52, continue bien souvent de fonctionner une organisation de type communautaire, où les charges sont obligatoires, rotatives, et non électives (Albo, 2002). Ceci est surtout valable dans le cas de l’altiplano et moins dans celui des syndicats cocaleros, en partie issus des syndicats miniers. Pourtant, dans les deux cas, si le parti politique est censé se constituer comme un nouvel espace organisationnel autonome, sachant qu’il exerce sa légitimité à partir de bases qui ne sont pas à proprement parlé « partisanes » mais syndicales, peu de structures lui sont véritablement propres, et la carte de son implantation se superpose avec celle des organisations qui lui sont affiliées. Cette grande perméabilité du parti au syndicat se retrouve dans le parcours de ses « cadres » qui avant d’être des figures du parti sont des dirigeants syndicaux et le restent. On voit bien ici à quel point l’existence des partis « antisystème » est précaire, combien leur structure interne est fragile. On pourrait tenter de qualifier les partis « antisystèmes » de structures « indirectes » où l’engagement dans le parti se fait toujours via les organisations de base, par opposition à des partis de structure « directe » dont les militants sont avant tout des individus. Or, nous savons que le passage d’un mouvement social à une structure « par parti » se caractérise entre autres par une routinisation de l’accès au pouvoir qui explique un désengagement de la part des militants. Qu’en est-il dans le cas des partis « antisystème » où le militantisme syndical perdure dans le cadre du parti ? Cette mobilisation ne devient-elle pas paradoxalement un problème à gérer par celui-ci ? Est-il en mesure de médiatiser les débats et revendications de ses bases ? L’absence d’instances intermédiaires propres au parti rend difficile cette communication, et la réunion de l’ensemble des organisations de base est une machinerie lourde. Le rythme inhérent à la vie parlementaire et gouvernementale implique de prendre des décisions journellement, sans pouvoir s’en référer systématiquement à des opinions diverses et parfois contradictoires. La loi d’airain définie par Michels veut que la structure interne des partis soit nécessairement oligarchique. En effet, la constitution d’un parti selon lui, passe inévitablement par la mise en place d’un corps de professionnels (élus et permanents de partis) qui, bénéficiant de la compétence politique et du temps disponible, concentrent en leurs mains l’essentiel du pouvoir. Un signe d’accommodement ou d’adaptation à la structure « par parti » consiste ainsi dans la construction d’un leadership sinon inamovible, du moins durable. Evo Morales est devenue une figure charismatique (un caudillo ?) « intouchable » pour une partie de son « public ». Pourtant, malgré le poids national et international14 qu’il peut avoir accumulé suite aux élections de 2002, il continue d’avoir à répondre devant ses bases lors d’assemblées où la possibilité de le révoquer n’est pas exclue. Sa façon de se présenter, de se vêtir ne doit pas choquer vis-à-vis de celles de ses « compañeros campesinos », même si cela n’atténue que très peu sa position de suspect lié à son statut de leader. Quant à Felipe Quispe, même s’il a pu être récemment malmené par ses bases et si sa capacité de mobilisation est fluctuante, il n’en demeure pas moins le chef du MIP et Ejecutivo de la CSUTCB15.

Polarisation ou intégration ?

7Les élections de juin 2002 sont à l’origine d’un bouleversement du système de partis : alors que cinq partis dominaient la scène politique depuis 1989 (MNR, MIR, ADN, UCS, Condepa), l’émergence du MIP et du MAS opère une « révolution du vote » : « los semejantes votan por sus semejantes ». On est ainsi passé d’un système de partis centripète où les partis politiques étaient très proches les uns des autres et partageaient une communauté d’intérêts, à une situation de polarisation. On peut se demander si cette situation est à l’origine des problèmes de gouvernabilité en Bolivie ou si au contraire leur présence dans le système de partis permet une meilleure intégration des conflits, et leur médiation. Si les partis politiques sont des agents du conflit, ils sont aussi un instrument de son intégration. La fonction tribunitienne mise en exergue par Georges Lavau à propos du parti communiste français expliquerait ainsi le rôle modérateur de ces partis : « non seulement une certaine opposition radicale est nécessaire pour que la compétition politique trouve sa place, mais encore son institutionnalisation et sa reconnaissance comme Loyal opposition fut longtemps une soupape de sécurité vitale contre la menace d’une révolution populaire » (Merkl, 1970). Notons cependant que les suffrages réunis par les partis MAS et MIP ne représentent que 25 % des votes (tableau n° 1). On peut considérer avec Álvaro García Linera qu’il s’agit d’une victoire morale avant d’être une victoire mathématique.

Tableau n° 1 : résultats aux élections de juin 2002 (en %).

Movimiento Nacionalista Revolucionario

22,46

Movimiento Al Socialismo

20,94

Nueva Fuerza Republicana

20,91

Movimiento de la Izquierza Revolucionario

6,32

Movimiento Indigena Pachacuti

6,09

Unidad Cívica solidaridad

5,05

Conciencia de patria

0,36

  • 16 Movimiento Al Socialismo, Programa de gobierno. La Paz; MAS, 2002, pagina 3.
  • 17 C’est ce que le sociologue américain Mc Adam et Stéphanie Alenda à sa suite ont appelé la « révolu (...)

8Une des dimensions essentielles du MAS et du MIP est de s’inscrire dans un moment où la revendication d’origines indigènes constitue un plus en particulier auprès de la communauté internationale et des bailleurs de fonds. Cette reconnaissance a également lieu au sein de l’État bolivien qui, en 1994, consacre la nature « pluriethnique et multiculturelle » du pays à travers une réforme de la Constitution. Il n’est pas envisageable ici de traiter des contradictions et de la complexité de la construction identitaire, mais nous pouvons remarquer que la dimension symbolique de l’indianité des deux leaders respectifs du MIP et du MAS bouleverse profondément le paysage politique. Le fait que Quispe et Morales s’identifient et soient identifiés comme des aymaras modifie de fait la signification de leur représentation au sein des institutions républicaines. L’argument central développé par le MAS lors de la campagne présidentielle de 2002 va d’ailleurs dans ce sens : « Como pueblos originarios indigenas y pueblo en general, nos representaremos a nosotros mismos y empezaremos a forjar nuestro destino con nuestras propias manos y nuestras propias ideas »16. À la différence de l’UCS et de Condepa, il ne s’agit plus de parti caudilliste, dont le leader « blancoide » donne l’occasion aux secteurs marginalisés de s’exprimer et de prendre conscience de leur potentialité politique17. À partir de 2002 et pour la première fois dans l’histoire nationale, le parlement comporte une représentation de paysans indigènes par des paysans indigènes.

  • 18 En particulier la COB et la Confederacion de mineros qui était majoritaire dans cette organisation
  • 19 Également vers la banlieue de La Paz, El Alto.

9Nous voudrions ici retracer rapidement l’émergence et la reconstruction de cette identité indigène. Un des signes attestant de l’insertion de la Bolivie dans les problématiques occidentales contemporaines est la crise du mouvement ouvrier qu’elle traverse depuis 1986 (trois ans avant la chute du mur de Berlin). Dès lors, les structures de mobilisations qui existaient depuis 195218 se défont et une partie des mineurs émigre vers le Chapare19 à la recherche de sources de revenus alternatifs. Le mouvement cocalero qui se structure petit à petit maintient une mémoire historique des luttes ouvrières, en même temps qu’il doit repenser son discours au regard de leur nouvelle condition de campesino. On assiste ainsi à une revalorisation de la figure du paysan, marginalisée aux heures glorieuses de la COB (de 1952 à 1985) et de la mine. L’analyse marxiste en termes de prolétaire comme avant garde perd de sa vigueur. L’identité indigène est récupérée progressivement permettant de mobiliser ces « nouveaux » paysans (les cocaleros) et ceux de toujours (les paysans aymaras de l’altiplano). Les deux centres de blocage de l’année 2000, l’altiplano et le Chapare sont donc tous les deux articulés à partir de l’identité paysanne et indigène.

10C’est la preuve que le discours mobilisateur évolue bien avec les réalités sociales. Après un temps de latence suite à la crise minière et à l’adoption du décret 21 060 en 1985 (qui instaure la libéralisation du marché), le mouvement de contestation reprend de la vigueur à partir du milieu des années 1990. Alors même que l’assimilation par le métissage était la voie qui prévalait depuis 1952 dans la construction de la nation, c’est finalement en tant que tel que les Indiens réclament leur intégration au corps politique. L’Indien réinventé devient le nouveau sujet de la revendication.

***

11Depuis 1985 le système de partis bolivien a vécu des transformations substantielles. La pratique des pactes entre partis a certes permis dans un premier temps une stabilisation du système institutionnel mais son corollaire en était la prévalence d’un sentiment populaire que l’on pourrait résumer ainsi : « donde se hace la ley, se hace la trampa ». Pendant longtemps prévaut ainsi un « pluralisme modéré ». L’intensité des mobilisations sociales et les résultats des élections de 2002 bouleversent cette configuration et imposent un « pluralisme polarisé » au sein du système de partis. Pourtant, malgré les conflits sociaux qui accompagnent l’émergence de nouvelles formes antisystèmes, on constate que le système de partis se maintient et se renouvelle. Il semble que la négociation soit finalement ce qui l’emporte dans l’ordre politique et l’on pourrait méditer sur l’absence de mouvements armés dans la Bolivie actuelle. Les forces « antisystème » ne le sont que relativement.

  • 20 L’illusion populiste, Berg international, Paris, 2002.

12Nous avons tenté de définir ce qui pourrait constituer la spécificité d’un parti « antisystème » selon nous, et les liens que ce type de formation entretient avec une certaine tradition politique bolivienne. Peut-on alors les assimiler à des partis néopopulistes au regard de la réflexion que nous livre Pierre-André Taguieff : « Ne faut-il pas corrélativement faire l’hypothèse que, si le populisme incarne une corruption idéologique de la démocratie, il exprime en même temps une exigence de démocratie participative ou de citoyenneté active que le système fonctionnel bien tempéré de la démocratie représentative est incapable de satisfaire ? »20. L’émergence du MAS et du MIP serait alors le signe de cette remise en question en même temps que celui de la reconnaissance de la démocratie.

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Bibliographie

Albo, Xavier, 2002, Pueblos indios en la politica, CIPCA.

Crespo, Carlos, 2000, «El Pueblo Sencillo y Trabajador: La Coordinadora como Nuevo Movimiento Social», Mimeo, Cochabamba.

Guzman G. et V. Orduna, 2002, «Evo Morales et Felipe Quispe, los votos inesperados», Pulso, n°149.

Merkl, 1970, Modern Comparativ Politics, New York, Holt Rinehart et Wuniston.

Tönnies Ferdinand, 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirische Culturformen. Leipzig.

Zegada Claure, Maria Teresa, 2003, «Desafios de la democracia: una mirada sobre las instituciones politicas», Retos por la democracia en la conyuntura, FBDM, La Paz.

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Notes

1 La disparition de ces deux partis s’explique par le décès de leurs fondateurs, respectivement el Compadre Carlos Palenque et l’entrepreneur Max Fernandez.

2 Interview de Fernando Mayorga parue dans El Juguete Rabioso, première quinzaine d’octobre 2002.

3 Celle-ci s’est caractérisée par l’alliance souvent contre nature entre les partis politiques identifiés comme « traditionnels », on peut citer en particulier le cas de l’alliance entre le MIR (Parti qui avait été fondé pour s’opposer à la dictature de Banzer) et ADN (Parti de Banzer) en 1989.

4 Le motif de la « recuperaciòn » nous semble assez riche de significations. On peut l’entendre aussi bien du point de vue des ressources naturelles (coca, eau, gaz) que de celui de la récupération historique (image du retour à l’ayllu ancestral et revendications identitaires).

5 Zone de culture de la coca « excédentaire » selon les termes de la loi 1008 (1988) qui détermine la politique de « guerre » contre les drogues en Bolivie.

6 Selon le rapport de la Defensora del Pueblo, Ana María Romero, le conflit cocalero est à l’origine entre 1987 et 2002 de 57 cocaleros morts, 500 blessés par balle et 4 000 détenus en attente de procès.

7 Paysan qui cultive la coca.

8 Là encore le prix a été lourd : au moins 80 morts sont à déplorer dans les rues de El Alto. Les journées les plus sanglantes ayant été le 14 et 15 octobre 2003.

9 Parmi les premières appellations du MAS on trouve IPSP (Instrumento Politico por la Soberania de los Pueblos).

10 Movimiento Nacional Revolucionario, parti politique historique en Bolivie, il a mené la révolution de 1952 et reste un pilier du système du partis depuis la transition démocratique…

11 Le terme d’arène doit être compris comme un système organisé d’institutions, de procédures et d’acteurs dans lequel des forces sociales peuvent se faire entendre, utiliser leurs ressources pour obtenir des réponses, cf. Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Repères, La Découverte, 2002.

12 La COB avait des « ministres ouvriers », et des représentants au sein de la direction de l’entreprise étatique Corporación Minera de Bolivia (Comibol) pouvant exercer leur droit de veto sur la politique minière du gouvernement.

13 Ceux-ci portent souvent le nom de la région d’origine de la majorité des habitants qui s’y sont installés.

14 Les nombreux voyages, en particulier en Europe, et la visibilité d’Evo Morales lors de forums internationaux entraîne certainement une surévaluation de son rôle depuis l’extérieur. En Bolivie les choses apparaissent de fait plus fragmenté.

15 Confederacion Sindical Unica de Trabajadores Campesinos de Bolivia.

16 Movimiento Al Socialismo, Programa de gobierno. La Paz; MAS, 2002, pagina 3.

17 C’est ce que le sociologue américain Mc Adam et Stéphanie Alenda à sa suite ont appelé la « révolution cognitive ».

18 En particulier la COB et la Confederacion de mineros qui était majoritaire dans cette organisation.

19 Également vers la banlieue de La Paz, El Alto.

20 L’illusion populiste, Berg international, Paris, 2002.

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Pour citer cet article

Référence papier

Cécile Casen, « Système de partis et partis antisystèmes en Bolivie. Émergence du MIP et du MAS sur la scène politique bolivienne depuis 2000 »Cahiers des Amériques latines, 46 | 2004, 63-72.

Référence électronique

Cécile Casen, « Système de partis et partis antisystèmes en Bolivie. Émergence du MIP et du MAS sur la scène politique bolivienne depuis 2000 »Cahiers des Amériques latines [En ligne], 46 | 2004, mis en ligne le 13 août 2017, consulté le 14 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/7659 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.7659

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Auteur

Cécile Casen

Doctorante à IHEAL.

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