- 1 La révolution mexicaine mit brutalement fin au régime du caudillo libéral Porfirio Díaz (1876-1911) (...)
1Hispano-Amérique, « Ibéro-Amérique », « Amérique latine » ou encore « Indo-Amérique » furent des termes fréquents et souvent interchangeables dans les discours des organisations étudiantes mexicaines du premier xxe siècle, qu’elles fussent à vocation représentative, politique ou confessionnelle. Élan racial et politique visant à unir le continent et la péninsule ibérique, l’ibéro-américanisme fut évoqué de manière récurrente dans les congrès et manifestes du mouvement étudiant mexicain, lequel se structura lors des temps forts de la révolution (1910-1940)1. Les expressions « ibéro-américanisme » et « hispano-américanisme » furent utilisées de manière quasi indistincte par les dirigeants étudiants mexicains, quand bien même elles renvoyaient à des réalités différentes : l’hispano-américanisme s’adressait en théorie aux pays de langue espagnole, excluant les nations de langue portugaise, alors que l’ibéro-américanisme impliquait le rapprochement politique, culturel, socio-économique, parfois religieux, des États de la péninsule ibérique, de l’Amérique dite « latine » et même des Philippines. Il n’était pas rare de lire dans les publications étudiantes de l’époque une référence à l’Hispano-Amérique, intégrant pourtant le Brésil, traduisant ainsi, en pratique, une orientation ibéro-américaine.
2Forgé en partie dans l’Espagne de la Restauration, l’hispano-américanisme, ici compris au sens large, a été largement étudié par l’historiographie, davantage sous ses formes espagnoles que latino-américaines [Pike, 1971 ; Sepúlveda Muñoz, 2005 ; Marcilhacy, 2010 (a)]. David Marcilhacy a montré comment ce projet politique et culturel fut élaboré, au tournant des xixe et xxe siècles, par des élites éprouvant un vif sentiment de déclin, sentiment résultant en partie des multiples défaites coloniales (1898, 1909, 1921), lesquelles meurtrissaient une Espagne isolée en Europe et rêvant d’empire. L’historien évoque le « baptême » de l’hispano-américanisme en 1898 (lors des célébrations du quatrième centenaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique), sa « profession de foi » à l’occasion du congrès social et économique hispano-américain de Madrid en novembre 1900 (réunissant Espagnols et Latino-Américains) et sa « confirmation » en 1910, quand l’Espagne d’Alphonse XIII décida de s’associer aux centenaires des indépendances américaines [Marcilhacy, 2010 (a), p. 9].
3L’hispano-américanisme, aux yeux des élites espagnoles et latino-américaines, semblait alors apporter de nombreuses solutions aux maux dont souffraient leurs pays respectifs, tout en leur fournissant une matrice commune pour reformuler internationalement leur identité nationale. Promouvant « un renouveau des échanges transatlantiques dans des domaines très variés (culturel, éducatif, économique et diplomatique) », l’hispano-américanisme permettait, en matière de politique étrangère, à une Espagne réconciliée avec les républiques d’outre-Atlantique, de contrecarrer à la fois les ambitions de ses concurrents européens en Amérique et le panaméricanisme des États-Unis [Marcilhacy, 2010 (b), p. 2]. De leur côté, les élites latino-américaines pouvaient se prévaloir de cette solidarité pour dénoncer avec une plus grande vigueur l’impérialisme nord-américain. Au sein de la société espagnole, ce mouvement était utilisé pour « redonner au corps social foi en ses dirigeants et en ses propres capacités à redresser le pays » [Marcilhacy, 2010 (b), p. 6]. En Amérique latine, l’hispano-américanisme était invoqué d’une manière similaire pour repenser l’histoire et l’identité nationale afin de légitimer la nation en l’intégrant dans une communauté ethnique transatlantique. Exacerbant un mouvement général, les acteurs politiques et culturels du Mexique révolutionnaire s’en saisirent aussi, définissant leur pays comme le premier rempart de la « race ibéro-américaine » contre le « colosse du Nord », les États-Unis.
4Ce mouvement, en Espagne comme en Amérique latine, ne fut pas étranger à l’analyse, effectuée par ses élites, de la Première Guerre mondiale comme une crise de civilisation [Compagnon, 2007]. Les références étrangères, qu’elles fussent françaises, allemandes ou britanniques, commencèrent alors à perdre l’aura dont le xixe siècle les avait parées. Le monde ibéro-américain, préservé de la barbarie guerrière, se présentait comme une nouvelle civilisation, s’offrant en modèle au monde entier à l’heure où le xxe siècle s’esquissait. Pour l’intellectuel et homme politique mexicain José Vasconcelos, écrivant durant l’entre-deux-guerres, l’Ibéro-Amérique était appelée à être un laboratoire pouvant « imposer à l’univers une civilisation de concorde, de prospérité et de spiritualité rénovée » [Fell, 1989, p. 553].
5Cette volonté de rapprochement entre la « mère patrie » et ses « filles émancipées » se fondait sur l’existence mythique de la « race » hispanique, concept ethnoculturel renvoyant à la fois à un mode de civilisation et à une famille de peuples spécifiques. Ce mythe trouvait sa traduction rituelle chaque 12 octobre, date à laquelle commençait alors à se célébrer, des deux côtés de l’Atlantique et dans la plus grande ferveur, la « Fête de la race » (Fiesta de la raza) [Rodríguez, 2004 ; Marcilhacy, 2010 (a)]. La notion de race, qu’on la qualifie d’hispanique ou d’ibéro-américaine, impliquait une vision racialiste, voire raciste, du monde. Au Mexique par exemple, dans l’esprit des contemporains, il existait alors plusieurs « races dégénérées » (les Noirs, les Chinois), exogènes à la race latino-américaine [Favre, 1994 ; Urías Horcasitas, 2005]. Héritière d’une lecture de l’histoire fondée sur la lutte pluriséculaire entre races latines et anglo-saxonnes, l’idéologie de la raza considérait implicitement les races comme des catégories opératoires pour distinguer les groupes humains [Marcilhacy, 2010 (a), p. 31]. La raza était faite, indissociablement, de culture et de sang. Vasconcelos expliquait clairement que la « race cosmique », dont il annonçait l’avènement dans un livre éponyme publié en 1925, résulterait de la fusion biologique, déjà à l’œuvre en terre ibéro-américaine, des quatre races existantes (les races blanche, jaune, rouge et noire). Cette fusion du « génie » et du « sang » de ces races devait permettre de créer une « race synthèse », la seule capable d’une « véritable fraternité » et d’une « vision réellement universelle » [Fell, 1989, p. 554].
- 2 En Amérique latine, le terme « réforme universitaire » renvoie à la série de mobilisations étudiant (...)
6À l’image de Vasconcelos, secrétaire de l’Éducation publique dans le Mexique du début des années 1920, les organisations étudiantes mexicaines furent loin d’être étrangères aux débats sur l’ibéro-américanisme et au discours sur la race qui traversaient les élites du monde hispanique de part et d’autre de l’Atlantique. Se définissant comme les gardiennes de la révolution, elles furent aussi, de fait, les apôtres de la raza. Les historiens des mouvements étudiants latino-américains ont fait cependant très peu cas de cette dimension raciale – à l’exception, en partie, de Garciadiego [1996] et de Barranco [1994] –, insistant uniquement sur l’onde de choc continentale de la « réforme universitaire » [Portantiero, 1978 ; Marsiske, 2006], oubliant par là même, la genèse transatlantique de cette dernière2. En réalité, les principales dimensions de la réforme s’inscrivaient dans un horizon hispano-américain. Il est frappant de noter qu’au tournant du siècle toutes les propositions constitutives de la réforme universitaire étaient déjà discutées dans les congrès pédagogiques internationaux. Plusieurs d’entre eux se tinrent en Espagne, notamment le congrès pédagogique hispano-luso-américain de 1892 [Canes Garrido, 1991, p. 274]. Cette commune élaboration explique en partie la simultanéité et la similarité des revendications étudiantes en Espagne et en Amérique latine, au début du xxe siècle.
7À l’instar de leurs homologues espagnols ou latino-américains, les étudiants mexicains se considéraient alors comme l’élite de la jeunesse. Intellectuels en puissance, jeunes cadres politiques en devenir, ces étudiants étaient, se percevaient et se savaient perçus comme les nouvelles relèves révolutionnaires. Leurs organisations, façonnées et dirigées avant tout par les étudiants en droit, pouvaient donc tour à tour fonctionner comme des corporations représentant les intérêts de tous les étudiants, comme des laboratoires d’idées visant à réformer aussi bien l’Université que la cité, ou comme des partis liés à des factions politiques et pourtant décidés à parler au nom de toute la jeunesse du pays. S’intéresser aux organisations étudiantes implique en conséquence d’analyser les multiples liens qui se tissèrent entre nouveaux et anciens étudiants, que ces derniers fussent intellectuels, hommes politiques, diplomates, syndicalistes – tous préoccupés par le devenir des nouvelles générations. La question de la transmission, de l’héritage politique, fut essentielle entre deux groupes d’étudiants qui se baptisèrent respectivement « génération de 1915 » – brillamment analysée par Krauze [1994] – et « génération de 1929 » [Mabry, 1982]. La première génération se vit confrontée à l’immense explosion populaire qui caractérisa la phase fondatrice de la révolution mexicaine. Elle s’organisa collectivement en 1916, date de création du Congrès local étudiant du district fédéral (CLEDF), lequel se transforma rapidement en Fédération des étudiants de Mexico (FEM, 1918). Toutefois, cette « génération de 1915 » vit son combat pour la réforme universitaire n’aboutir qu’en 1929 : une nouvelle génération d’étudiants, formée intellectuellement par la précédente, obtint alors l’autonomie de l’Université nationale après une grève de soixante-huit jours, soutenue par la jeune Confédération nationale des étudiants (CNE, 1928), laquelle s’inscrivait dans la droite ligne du CLEDF. Cette « génération de 1929 », née de la première grève générale étudiante, fut ainsi celle qui prit le relais jusqu’à la fin des années 1930 et qui se déchira lors des réformes éducatives gouvernementales de 1933-1934, lesquelles visaient à réorienter l’intégralité de l’enseignement (primaire, secondaire, supérieur) en prenant comme axe le matérialisme historique [Gardet, 2003, p. 129-135]. Cette « éducation socialiste », si contestée, disparut finalement en 1945 à l’heure où l’Université nationale autonome du Mexique (Unam) acheva sa mue.
8La défense de la révolution mexicaine et du programme de la reforma universitaria, œuvre de ces deux générations, fut indissociable du mouvement politique et racial que représenta l’hispano-américanisme. Il est possible de distinguer trois phases propres à l’ibéro-américanisme étudiant mexicain, lequel s’inscrit dans la temporalité singulière de la révolution : la première phase (1916-1931) se caractérisa par l’adhésion au discours racial hispano-américain, au moment où ces jeunes élites s’affirmaient comme ambassadrices de la revolución, tissant des liens avec leurs homologues du continent et de la péninsule ibérique, tout en prenant conscience de la crise de civilisation résultant de la Grande Guerre ; 1931 vit la restructuration des relations internationales étudiantes au sein du monde hispanique, le Mexique devenant le centre officiel d’un ibéro-américanisme étudiant prônant ouvertement l’intégration régionale (1931-1936) ; la troisième phase (1936-1945), marquée par la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale, altéra profondément le sens de l’ibéro-américanisme alors que le mouvement étudiant mexicain se déchirait désormais entre révolutionnaires (tenants de l’éducation socialiste, soutiens des républicains espagnols) et conservateurs (partisans tout à la fois de la liberté de l’enseignement, de Franco et de l’hispanité catholique).
- 3 « Intercambio de profesores y estudiantes en todo el continente americano », El Universal, 25 mars (...)
- 4 Ibid.
- 5 Ibid
- 6 Ibid
- 7 « Estudiantes mexicanos que hicieron una visita a Sud-América », Secretaría de Relaciones Exteriore (...)
9Fondé en 1916, le Congrès local étudiant du district fédéral (CLEDF) chercha rapidement à défendre les intérêts de ses membres et l’image de la révolution mexicaine [Yankelevich, 1999]. En mars 1917, ses dirigeants présentèrent ainsi aux autorités politiques un nouveau projet visant à favoriser les échanges internationaux de professeurs et d’étudiants3. Pour les auteurs du projet, il n’était pas nécessaire que ceux-ci continuassent d’être envoyés aux États-Unis et en Europe : le risque était grand qu’à leur retour ils ne voulussent imposer en matière éducative des « systèmes et coutumes […] exotiques pour [leur] milieu indo-latin »4. Pourquoi se rendre dans le « Vieux Monde » ravagé par « la plus sauvage et inhumaine des guerres » ou dans l’Amérique impérialiste, quand il était possible de rechercher ces nouvelles orientations éducatives au sein des pays « frères » de l’Amérique du Sud5 ? Les étudiants mexicains semblaient hésiter alors entre le latino-américanisme et l’ibéro-américanisme : le projet se caractérisait par son rejet de l’Europe tout entière, Espagne comprise, bien qu’était évoquée l’« immense Patrie » formée par « tous les peuples de Colomb »6. Le périple des étudiants sélectionnés par le CLEDF pour se rendre en Amérique du Sud commença à la fin de l’année 1917. Les diplomates mexicains apportèrent un soutien sans faille à ces jeunes révolutionnaires dont la visite déclencha l’enthousiasme des dirigeants politiques et des étudiants au Pérou, au Chili, en Argentine et au Brésil7. Davantage qu’un réel hispano-américanisme, l’année 1917 voyait se mettre en place une solidarité américaine. L’ibéro-américanisme étudiant n’apparaissait pas encore avec netteté. La conscience raciale était néanmoins claire, activée par la Grande Guerre. Si les jeunes Mexicains pensaient appartenir à une branche de la « race latine », ils savaient aussi que cette dernière se rattachait plus généralement au monde blanc. En 1918, devant la montée en puissance de l’Empire japonais, l’un des fondateurs du CLEDF, l’étudiant Gabino Palma, déclarait :
« Le réveil des Jaunes doit nous causer de profondes inquiétudes […]. Le choc des Blancs et des Asiatiques est inévitable à l’avenir. Et il est certain que, l’effroyable moment venu, les sympathies de l’Amérique latine seront du côté des Blancs, parce que nous avons plus d’affinité avec eux : la race, la langue, la religion, l’art, l’esprit […]. Peuples d’origine européenne, préférerons-nous à un maître européen, un patron au teint jaunâtre, aux pommettes saillantes et aux yeux obliques ? […] Toute complicité avec l’arrachage du vieux tronc blanc est un suicide » [Palma, 1923, p. 31-34].
- 8 « Congreso permanente de estudiantes latino-americanos en los E.U. Proyecto del estudiante Guillerm (...)
- 9 Ibid.
10L’hispano-américanisme émergea peu à peu après la Grande Guerre. Guillermo Dávila, étudiant mexicain travaillant au consulat général de son pays à New York, présenta ainsi dès 1920 un projet explicitement et strictement hispano-américain à ses supérieurs hiérarchiques8. Dans son mémorandum, Dávila ne cachait pas que son projet était d’abord au service de la révolution. Il s’agissait d’un projet large destiné à former une Confédération des étudiants de langue espagnole (Confederación de Estudiantes de Habla Española, Cehe), au cœur même de la puissance impérialiste nord-américaine. Le but était de « réveiller […] la conscience de la race » chez des étudiants qualifiés là-bas de « latinos », sans faire de différences « entre Argentins ou Mexicains, Espagnols ou Chiliens »9. Ce projet impliquait un travail d’éducation populaire, les étudiants de la Cehe devant fonder des universités gratuites pour ouvriers, donnant leurs cours en espagnol. En 1917 comme en 1920, le lien avec l’Espagne se faisait selon les nécessités du moment, sans qu’il s’agisse encore d’un trait fondamental de l’horizon d’attente des étudiants mexicains.
- 10 « Congreso estudiantil reunido en Praga », Secretaría de Relaciones Exteriores, exp. 7-16-56, 1921.
- 11 « Confederacion Internacional de estudiantes : primer congreso », ABC, 10 avril 1921.
- 12 Secretaría de Relaciones Exteriores, exp. 7-16-58, 1921.
11Ainsi, afin que la Fédération des étudiants de Mexico fût représentée au premier congrès international étudiant à Prague en avril 1921, le diplomate Alfonso Reyes, alors en poste à Madrid, accepta l’initiative des étudiants espagnols qui se proposèrent de parler au nom de leurs homologues mexicains10. Salas Viu, président de l’Union nationale des étudiants d’Espagne, prit ainsi la parole au nom des Espagnols et des Mexicains, soulignant la force « des peuples de langue espagnole11 ». Le lien entre étudiants espagnols et mexicains restait toutefois ténu : les organisateurs du grand congrès international étudiant de Mexico de septembre 1921 ne purent entrer en contact avec leurs homologues espagnols12.
- 13 « La Fiesta de la raza ayer con inusitado entusiasmo », El Universal, 13 octobre 1916 et « Reseñas (...)
12Les bouleversements identitaires introduits par la révolution mexicaine et la Première Guerre mondiale étaient toutefois à l’œuvre. Si, le 12 octobre 1916, les étudiants avaient chanté les hymnes nationaux d’Amérique du Sud pour la Fête de la race, quatre ans plus tard, jour pour jour, la Fédération des étudiants de Mexico priait l’orchestre symphonique national de jouer la Marcha Real Española avant l’hymne national mexicain13.
- 14 « De la Federación de estudiantes de México al Excmo. Sr. Marqués de Figueroa, presidente de la Uni (...)
- 15 Ibid.
- 16 Ibid.
13Après une émergence incertaine, l’hispano-américanisme étudiant s’affirma nettement pendant les années 1920. La première décennie de l’après-guerre vit l’appropriation, par les organisations étudiantes mexicaines, des thèmes propagés depuis plusieurs décennies par l’Union ibéro-américaine de Madrid (UIA, fondée en 1885). La revue de l’UIA publiait les lettres ouvertes des étudiants (latino-américains et espagnols), lesquels établissaient ainsi des liens fréquents entre eux. Plusieurs revues continentales faisaient de même, contribuant à la formation d’un espace public transnational de langue espagnole (La Antorcha, Repertorio Americano, Amauta) [Pakkasvirta, 2005]. La Fiesta de la raza, de plus en plus centrale, était l’occasion d’entretenir ces relations hispano-américaines. Ainsi, répondant au président de l’Union ibéro-américaine de Madrid, le président de la FEM glorifiait les festivités à venir : plusieurs millions d’êtres, « unis par la langue que Dieu leur a donnée » autant que par la « douleur » que leur causaient les États-Unis, allaient communier ensemble le 12 octobre 1922, certains du « triomphe définitif de la race »14. Porteur d’une vision racialiste du monde, l’hispano-américanisme des étudiants mexicains reprenait les images convenues concernant « l’union morale et matérielle » de l’Amérique hispanique « jeune et vierge » et de l’Espagne « noble, forte et généreuse »15. Cette conscience hispano-américaine se fondait sur les liens alors fortifiés entre étudiants mexicains, latino-américains et espagnols : outre les correspondances très fréquentes, les Hispano-Américains qui étudiaient au Mexique permettaient l’institutionnalisation des solidarités. La FEM soulignait la présence à l’Université nationale du Mexique de représentants accrédités venant d’Argentine, du Venezuela, du Salvador et du Guatemala. Elle invitait aussi l’UIA à encourager l’envoi d’étudiants espagnols vers le Mexique, échange conçu comme la meilleure propagande possible pour la réalisation de l’union hispano-américaine16. Cette union pouvait en effet passer à terme par la socialisation conjointe des futures classes dirigeantes sur les bancs de l’université.
- 17 Ibid., p. 73.
- 18 « Unión juventud de Hispano-América de Méjico », Unión Ibero-Americana, octobre 1924, p. 49.
- 19 Ibid., p. 49-50.
14Les étudiants mexicains profitaient aussi de ces tribunes internationales pour combattre l’image à l’étranger d’un Mexique barbare : étape « douloureuse » mais « féconde », la révolution n’avait-elle pas eu pour effet d’enlever le « voile odieux » qui couvrait les yeux du peuple mexicain vis-à-vis de l’Espagne17 ? En dehors de la FEM, d’autres organisations se formaient au service de l’idéal hispano-américain : l’Unión Juventud de Hispano-América de Méjico (« Union de la jeunesse hispano-américaine du Mexique ») vantait alors les mérites de la Fiesta de la raza, « pierre angulaire du rapprochement spirituel et plus tard économique et politique » recherché18. Solidaire de la « grande croisade de la race » menée par l’UIA, l’éphémère association étudiante proposa même au Congrès mexicain de faire du 12 octobre la fête nationale du pays19.
15Si le monde étudiant mexicain était propice à l’idée ibéro-américaine, il est nécessaire de noter que le centre de l’hispano-américanisme étudiant restait alors l’Université espagnole. La dictature de Miguel Primo de Rivera et l’UIA encouragèrent et encadrèrent une association d’étudiants latino-américains inscrits dans les universités espagnoles. Née en 1924, cette Federación Universitaria Hispanoamericana (« Fédération universitaire hispano-américaine », Fuha) joua un rôle capital dans le maintien des liens entre les organisations étudiantes du monde hispanique [Araquistáin, 1924 ; Fuha, 1925].
- 20 « Concepción de una ciudadanía hispano-americana », Revista de las Españas, n° 17-18, janvier-févri (...)
- 21 « Programa para la unificación de Hispanoamerica », Archivo General de la Nación, fonds présidentie (...)
- 22 Ibid.
16À l’instar de leurs homologues d’outre-Atlantique, les organisations étudiantes mexicaines des années 1920 étaient constamment encouragées à propager l’idée ibéro-américaine par les gouvernements issus de la révolution. Plusieurs membres du Congrès mexicain proposèrent en 1927 l’instauration d’une citoyenneté hispano-mexicaine, proposition saluée par l’UIA20. Par ailleurs, un « Programme pour l’unification de l’Hispano-Amérique », retrouvé dans les archives présidentielles, attribuait dans sa réalisation une place importante aux étudiants21. Ce plan prévoyait l’intégration politique, culturelle et économique de « toutes les nations d’Ibéro-Amérique et d’Espagne », via la mise en place d’une citoyenneté commune, d’une union douanière, économique, monétaire et d’institutions culturelles communes. Son neuvième point proposait l’instauration d’échanges étudiants permanents entre ces pays afin de donner sens à cette grande communauté raciale22. L’hispano-américanisme étudiant mexicain se nourrissait de ces initiatives ambitieuses autant que des idéaux hispano-américains de l’Espagne monarchique. Race, réconciliation, rapprochement (culturel, économique et politique) en étaient les maîtres mots.
- 23 Les statuts de la Ciade furent approuvés à Mexico le 3 janvier 1931 par des délégations étudiantes (...)
- 24 La Convention ibéro-américaine des étudiants catholiques se tint à Mexico du 12 au 22 décembre 1931 (...)
171931 fut une année décisive pour l’ibéro-américanisme étudiant. Les relations entre les organisations étudiantes d’Amérique latine et d’Espagne cessèrent d’être uniquement rythmées par les brèves correspondances enflammées des étudiants hispano-américains et par les échanges universitaires ponctuels, dus le plus souvent à des stratégies individuelles. Un cap fut franchi dans la mise en relation des organisations étudiantes du monde hispanique. Deux confédérations ibéro-américaines d’étudiants furent en effet créées à Mexico cette même année. La Confédération ibéro-américaine des étudiants (Confederación Iberoamericana de Estudiantes, Ciade) fut fondée en janvier 1931 à l’issue du premier congrès ibéro-américain étudiant de Mexico, organisé par la CNE et soutenu par le gouvernement révolutionnaire23. Face à cette offensive des « neutres », ceux qui travaillaient à la formation de l’Union nationale des étudiants catholiques du Mexique (Unec) [Aspe Armella, 2008] réunirent la Convention ibéro-américaine des étudiants catholiques en décembre 1931, laquelle permit la création, en 1933, de la Confédération ibéro-américaine des étudiants catholiques (Confederación Iberoamericana de Estudiantes Católicos, Cidec)24. Les étudiants mexicains jouèrent un rôle fondamental dans le fonctionnement de la Ciade comme de la Cidec. L’ibéro-américanisme étudiant mexicain fut dès lors polarisé entre deux projets largement antagoniques, quand bien même ils se revendiquaient tous deux de la lutte contre le panaméricanisme impérialiste et préconisaient l’intégration régionale.
- 25 Il s’agissait d’un ibéro-américanisme au sens large. À titre d’exemple, la CNE, membre de la Ciade, (...)
- 26 Estatutos, Ciade, 13 mars 1931, p. 1-2.
18L’ibéro-américanisme de la Ciade était extrêmement avant-gardiste et progressiste25. L’organisation se donnait pour buts d’étudier les problèmes liés à « l’union spirituelle, économique et politique des peuples ibéro-américains » et de défendre « l’indépendance de l’Université » face aux États26. Les deux finalités étaient liées : défendre le « pouvoir spirituel » de l’Université pouvait s’avérer un préalable pour penser librement l’intégration régionale.
- 27 Conclusiones que sobre el tema social aprobó el Primer Congreso iberoamericano de estudiantes en su (...)
- 28 Ibid., p. 3.
- 29 Ibid., p. 5.
19Pour ce faire, la Ciade promouvait un modèle unique d’université à l’attention des pays d’Amérique latine et de la péninsule ibérique27. L’Université devait être la pointe avancée du mouvement d’intégration régionale : les étudiants devaient lutter pour que leurs facultés enseignassent l’histoire et la sociologie ibéro-américaines, notamment l’histoire des universités ibéro-américaines, afin de créer une conscience transatlantique28. Ce mouvement ibéro-américain devait s’étendre du cycle supérieur à l’ensemble de l’éducation publique : la Ciade inscrivait dans son programme la généralisation des cours d’histoire et géographie mentionnant les termes « nos hommes et notre terre » et l’enseignement du portugais et de l’espagnol29.
- 30 Estatutos, Ciade, 13 mars 1931, p. 6.
- 31 Conclusiones que en sesión plenaria de dos de enero de 1931, fueron aprobadas por el Primer Congres (...)
20La Ciade se voulait plus généralement le laboratoire d’idées de l’intégration ibéro-américaine : elle projetait la création en son sein d’un Instituto Hispano-Luso-Americano de Intercambio y Cooperación (« Institut hispano-luso-américain d’échange et de coopération ») chargé d’étudier « l’union [des] peuples » du point de vue économique30. La Ciade préconisait dans le même temps le « nationalisme économique continental », fondé sur la nationalisation et la socialisation des mines, gisements pétroliers, communications et industries31.
- 32 Conclusiones aprobadas en la tercera sesión plenaria celebrada el 31 de diciembre de 1930, por el P (...)
- 33 Conclusiones que en sesión plenaria de dos de enero de 1931, fueron aprobadas por el Primer Congres (...)
- 34 Estatutos, Ciade, op. cit., p. 7. Les étudiants soulignaient que l’union ne pouvait se faire que pr (...)
21Économique, cette intégration devait aussi être politique : s’inspirant de la Constitution mexicaine de 1917, la Ciade proposait l’introduction, dans les constitutions nationales, d’une série « de principes de contenu social et économique32 ». Partisans de la « citoyenneté ibéro-américaine », les étudiants se prononçaient pour une Confédération transatlantique33. Ambitieux projet qui n’était pas utopique au sens strict : l’intégration régionale devait se faire progressivement en commençant par la réalisation de l’Union centraméricaine (unissant le Mexique à l’Amérique centrale), « premier pas vers la Confédération ibéro-américaine34 ».
22Culturelle, socio-économique, politique, l’intégration régionale ibéro-américaine était explorée dans toutes ses dimensions dès janvier 1931 par ces étudiants proches de la gauche non communiste et favorables à la circulation du réformisme de la révolution mexicaine. Leurs rivaux, les étudiants catholiques élaborèrent en retour un ibéro-américanisme spécifique, modérant une partie des propositions de la Ciade dans les domaines socio-économique et politique.
- 35 Conclusiones aprobadas, Secretariado Ibero-americano de Estudiantes Católicos, Mexico, Proa, 1932, (...)
- 36 Ibid., p. 8.
- 37 Ibid., p. 9.
- 38 Ibid., p. 64-65.
- 39 Ibid., p. 66.
23Guidés par la Compagnie de Jésus, les étudiants catholiques s’opposaient, eux, au panaméricanisme pour des raisons fondamentalement religieuses. Ils considéraient l’union panaméricaine comme le « véhicule du protestantisme » en Amérique35. Cette confession n’était-elle pas un « acte de rébellion contumace et irrationnel contre la saine doctrine de l’Église36 » ? Selon les jeunes intransigeants, sa profonde irrationalité expliquait le fait que ses ministres pussent être tantôt réceptifs au communisme, tantôt « d’excellents véhicules, conscients ou irresponsables, de la pénétration capitaliste des États-Unis en Ibéro-Amérique37 ». Face à cette invasion matérialiste, l’ibéro-américanisme apparaissait comme le seul rempart possible. Si le projet des étudiants catholiques était moins détaillé que celui de leurs homologues de la Ciade, il n’en avait pas moins la même finalité. L’intégration devait être économique (via la mise en place d’un « système douanier » protégeant « l’économie nationale » sans porter préjudice à « l’économie ibéro-américaine »), politique (« la citoyenneté automatique pour les ressortissants [des] peuples [concernés] » en était l’un des aspects) et juridique (à travers l’unification du droit privé ibéro-américain)38. Comme dans le projet de la Ciade, la « formation d’une conscience ibéro-américaine » était un préalable nécessaire : en dehors des échanges universitaires, elle passait par l’enseignement de l’histoire, lequel devait favoriser la concorde entre les habitants de cette vaste Ibéro-Amérique39.
24Si la question de la race était absente de l’ibéro-américanisme de la Ciade, préoccupée d’abord par la question sociale, elle était fondamentale pour les étudiants catholiques. En décembre 1931, ces derniers réfléchirent longuement au « métissage comme problème ibéro-américain » [Calderón Vega, 1959, p. 70]. Pour les étudiants réunis lors de la Convention, « la nouvelle race produite par le métissage en Amérique » n’était pas une « race inférieure ». Elle se structurait autour du « métis », « élément dominant » dans la majorité des « pays ibéro-américains » [Calderón Vega, 1959, p. 70]. Cette analyse de la situation, qui évoquait l’apologie du métissage de l’intellectuel mexicain, Andrés Molina Enríquez, ne faisait pas l’unanimité et séparait les destins espagnol et américain. Réunis à Rome en décembre 1933, les étudiants catholiques ibéro-américains purent écouter les considérations divergentes de leurs camarades chiliens sur la question. Ces derniers déployèrent un argumentaire racialiste pour analyser l’identité ibéro-américaine. L’Ibéro-Amérique était bien plus qu’une simple « notion géographique » et « les ibéro-américains constituaient un ensemble organique placé au-dessus de la somme des différentes nationalités » [Atria, Barahona et Cifuentes, 1934, p. 59]. La « culture ibéro-américaine » s’expliquait par l’existence d’une « race ibéro-américaine ». Cette race, née de la colonisation, n’était pas uniquement le « mélange du sang espagnol et du sang indien » [Atria, Barahona et Cifuentes, 1934, p. 62]. L’élément « hispanique » structurait ce mélange et lui apportait son « âme », cette « fierté raciale qui [commençait] dans les Pyrénées et se [terminait] au Cap Horn » [Atria, Barahona et Cifuentes, 1934, p. 62-63]. En 1933, l’union culturelle entre l’Espagne et l’Amérique apparaissait donc plus que jamais nécessaire aux étudiants catholiques, qu’ils fussent défenseurs du métis ou de l’élément hispanique.
25Cette même année, la Ciade avait poursuivi son travail lors du congrès de San José au Costa Rica, proposant une analyse marxiste des conséquences de la crise économique de 1929 en Amérique latine [Mazo, 1968, p. 376]. Ainsi, les deux ibéro-américanismes étudiants se différenciaient très nettement dès 1933 : les étudiants socialistes de la Ciade regardaient avec méfiance leurs homologues conservateurs de la Cidec, tout comme à l’échelle mexicaine l’Unec manifestait son hostilité envers l’exécutif de la CNE, alors très proche de l’apôtre du marxisme, Vicente Lombardo Toledano.
26Le déclenchement de la guerre civile espagnole en juillet 1936 radicalisa l’antagonisme entre ces deux formes d’américanisme. Qui plus est, ce conflit se superposait à une lutte d’ampleur nationale déjà bien engagée, entre étudiants cardénistes, soutiens de l’éducation socialiste, et étudiants conservateurs, défenseurs de la liberté d’enseignement. Les premiers soutinrent logiquement les républicains espagnols, tandis que les seconds devinrent rapidement des franquistes convaincus.
- 40 « Personalidades hispanoamericanas en el Ministerio de Educación Nacional. Invitación a las Juventu (...)
- 41 Mensaje a los universitarios de Iberoamérica en el Xe Aniversario de la Cidec, archives de l’Action (...)
27Les dirigeants de l’Unec projetaient sur le conflit espagnol leurs propres angoisses concernant l’avenir du Mexique dirigé par Lázaro Cárdenas. Dans un article intitulé « Vive l’Espagne ! », écrit le « Jour de la race » (le 12 octobre 1937), Luis Calderón se réjouissait de la rébellion menée par Franco : « Aujourd’hui, l’Histoire nous a rendu l’Espagne éternelle, comme rédemption et comme exemplarité » [Calderón Vega, 1937, p. 7]. Le Mexique devait voir dans la « résurrection espagnole » un nouveau « paradigme d’action ». Les « vingt peuples de l’Hispano-Amérique » étaient invités à célébrer le nouveau destin de la mère patrie [Calderón Vega, 1937, p. 7]. Cette position nationale se retrouvait à l’échelle ibéro-américaine : la Cidec fit tout pour conserver ses liens avec les étudiants catholiques espagnols. Ses délégués se rendirent même en Espagne en 1938, en pleine guerre civile, pour les inviter au troisième congrès ibéro-américain l’année suivante à Lima40. Leurs camarades espagnols s’y rendirent avec « les traces de la lutte dans leurs corps et âmes41 ».
- 42 Le congrès se tint du 20 au 25 août 1936, réunissant treize délégations dont une venue des États-Un (...)
- 43 Secretaría de Relaciones Exteriores, 1936, exp. III-325-10.
- 44 Ibid.
- 45 Ceada, op. cit., p. 9.
- 46 Ibid., p. 5.
- 47 Ibid., p. 10.
28Alors que les membres de l’Unec et de la Cidec s’identifiaient aux nouveaux chevaliers de l’hispanité catholique, les étudiants cardénistes délaissaient quant à eux l’idéal ibéro-américain de la Ciade pour embrasser un nouveau latino-américanisme, tout en restant solidaires des républicains espagnols. Les étudiants de la jeune Confédération des étudiants socialistes mexicains (Cesm, créée en 1934) fondèrent une nouvelle organisation internationale en août 1936, la Confédération anti-impérialiste des étudiants américains (Ceada), à l’issue du premier congrès latino-américain des étudiants socialistes réuni à Guadalajara42. La diplomatie mexicaine s’était comme à son habitude mise en branle pour la réussite de cette réunion d’étudiants choyés par le pouvoir43. Trois étudiants espagnols devaient s’y rendre, mais les circonstances les en empêchèrent44. La nouvelle Ceada se définissait « comme une organisation étudiante de lutte contre les impérialismes, contre la guerre et le fascisme45 ». Ce dernier était perçu comme une menace internationale, des chemises dorées mexicaines aux intégralistes brésiliens, en passant par la « rébellion fasciste » espagnole46. Le panaméricanisme, vecteur de la « pénétration impérialiste », restait toutefois un ennemi47. La Ceada participa ensuite au premier congrès latino-américain des étudiants à Santiago du Chili en septembre et octobre 1937, en confiant sa délégation à de jeunes Chiliens [Mazo, 1968, p. 380-381]. La guerre civile espagnole contraignait de facto ces étudiants à un recentrage vers un latino-américanisme socialisant.
- 48 « Palabras del Lic. Ignacio García Tellez ante el congreso de estudiantes latino-americanos », Amér (...)
- 49 Ibid.
- 51 « El III Congreso de la Cidec en Bogotá », Proa, novembre 1941, t. 3, n° 3, p. 6.
- 52 « En pro de la salvación de Roma de la furia bélica », La Vanguardia, 23 mars 1944, p. 5 ; « España (...)
29La Seconde Guerre mondiale accentua encore le nouveau clivage entre ce latino-américanisme de gauche (de moins en moins hostile aux États-Unis) et l’ibéro-américanisme étudiant catholique et conservateur. La revue América reproduisit, en août 1940, le discours de l’homme politique Ignacio García Tellez aux jeunes étudiants latino-américains, lors du congrès tenu en 1936 à Guadalajara48. Il définissait le sens du nouvel américanisme : les pays « hispano-américains » étaient en réalité liés aux « races primitives du continent », installées de l’Amazonie au Mississippi49. L’indigénisme cardéniste devenait ici le fondement d’une identité panaméricaine. Ignacio García Tellez réaffirmait parallèlement la pertinence du projet de citoyenneté continentale et la nécessité d’un abaissement des barrières douanières entre pays latino-américains. Dans le même numéro de la revue, une tribune de dirigeants étudiants mexicains et espagnols était adressée « à tous les étudiants d’Amérique ». Si la solidarité avec les républicains espagnols ne faiblissait pas, l’horizon d’attente des étudiants oscillait entre un latino-américanisme et un nouveau panaméricanisme. L’Espagne, comme puissance affective, avait complètement disparu de leur champ de vision. À l’inverse, les franquistes de la Cidec maintinrent leur orientation ibéro-américaine durant toute la guerre. Ces étudiants conservateurs s’intéressaient désormais aux liens unissant l’hispanité et le catholicisme. Fidèle au message pontifical, l’organisation prêcha la paix durant le conflit, après avoir adhéré sans réserve à l’esprit de croisade de la guerre d’Espagne et à son discours sur la « race spirituelle ». Les étudiants catholiques se réunirent une quatrième fois à Bogotá en 1941 et organisèrent une semaine d’études à Santiago en mars 1944. Le président de la Cidec, élu en 1941, leur rappelait alors que l’Ibéro-Amérique allait de l’Espagne aux Philippines51. Trois ans plus tard, les étudiants continuaient de rendre hommage à l’Espagne éternelle52. Portée par des étudiants vieillissants, la Cidec s’éteignit finalement dans les années 1950.
30« L’Ibéro-Amérique » se désémantisa durant la seconde moitié du xxe siècle. L’oubli rapide, par les nouvelles cohortes étudiantes, du projet racial transatlantique qu’elle impliquait la transforma en dénomination géographique d’un autre âge, associée à la dictature franquiste, dénomination de moins en moins pertinente pour penser l’identité latino-américaine. L’ibéro-américanisme et sa projection atlantique s’effacèrent ainsi devant un latino-américanisme s’attachant clairement aux problèmes continentaux, sauf pour les étudiants conservateurs, éternels défenseurs de l’hispanité. Cette perte de sens contribua à affaiblir le mythe de la race ibéro-américaine. Cette notion avait cependant été le prisme fondamental des générations étudiantes du Mexique révolutionnaire : avant les déchirements suscités par la guerre civile espagnole, la raza avait en réalité été synonyme d’anti-impérialisme, de solidarité américaine, de rapprochement avec la « mère Espagne ». Sa part d’ombre voulut qu’elle fût aussi associée chez les étudiants au rejet tacite ou explicite des éléments jugés exogènes, Chinois ou Syro-Libanais, voire Juifs. La révolution mexicaine, dont la circulation en Ibéro-Amérique s’expliquait en partie par l’action étudiante et par la dimension ethnique de la communauté qui formait son espace de projection, fut, en un sens, pour ses propagateurs universitaires, une « révolution raciale ». Au sein du mouvement étudiant, la nation fut toujours pensée dans le cadre d’une communauté raciale plus large, présente des deux côtés de l’Atlantique. Ce fut la raison pour laquelle les représentants de la jeunesse des écoles glorifièrent la raza : penser, célébrer et défendre la race était pour eux une manière de défendre la nation révolutionnaire, d’en exporter certains principes et d’unir les pays frères autour de cette dernière. La révolution mexicaine suscita et favorisa l’éclosion d’un mouvement étudiant pérenne qui perçut les phénomènes politiques et sociaux à travers le prisme racial. Ces trente années de bouleversements marquèrent ainsi, au sein du monde étudiant, l’apogée de la notion de race, catégorie indissociablement biologique et culturelle. Le principal legs qui nous est parvenu de cet imaginaire si particulier demeure la devise de l’université nationale, formulée au début des années 1920 : « Par ma race parlera l’esprit. » L’idée selon laquelle la pensée se transmet par le sang reste aujourd’hui inscrite en lettres d’or dans les actes produits par l’Unam. Peut-être serait-il temps de reconsidérer une si funeste affirmation.