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Lectures

Marion Giraldou, Vierge ou putain ? Processus de marginalisation des prostituées de San José

Rennes, PUR, 2014
Pascale Absi
p. 181-183
Référence(s) :
Marion Giraldou, Vierge ou putain ? Processus de marginalisation des prostituées de San José, Rennes, PUR, 2014

Texte intégral

1Quels sont les différents acteurs et processus qui construisent un groupe social comme marginal ? Pour répondre à cette question Marion Giraldou s’est penchée sur le cas des femmes catégorisées comme prostituées dans la capitale du Costa Rica, entre la fin du xixe et le début du xxe siècles (1870-1930). Son ouvrage met en perspective les normes de l’hygiénisme public, leur application (enregistrement comme prostituée, visite médicale obligatoire, emprisonnement des contrevenantes, enfermement des malades) et les représentations du commerce sexuel par la société de San José (interprétation de la loi par les juges, discours de la presse, témoignages lors des procès). L’époque est marquée par l’ascension d’un gouvernement libéral préoccupé de mettre de l’ordre social et moral dans la jeune nation. Les prostituées sont les premières visées par un contrôle social qui érige les femmes en garantes des « bonnes mœurs » cristallisées dans la figure de la bonne mère et de l’épouse décente. Mais les données analysées montrent que le faisceau de preuves qui débouche sur l’inscription au registre des prostituées sanctionne autant le commerce sexuel qu’une série de conduites et de positions qui font de cette catégorie le « négatif de l’idéal féminin » prôné par la culture des élites : vagabondage (sans source de revenus identifiée), absence d’union maritale légitime, et autres délits vagues comme une conduite amorale ou scandaleuse. Au final, et c’est là une des conclusions passionnantes de l’ouvrage, n’importe quelle femme dont le comportement est considéré comme inadéquat peut être enregistrée arbitrairement comme prostituée. Les arguments mobilisés par les requérantes et les témoins (à faveur ou à charge) lors des demandes de désinscription mettent en évidence l’intériorisation par la population du discours moral des élites. Le rôle des tribunaux comme vecteurs de nouvelles normes et représentations sociales peut être interrogé sur le mode de la condensation des figures modernes de la sorcière et du diable analysés par Carlo Ginzburg dans le « Sabbat des sorcières » [1995].

2Une autre partie de l’ouvrage de Marion Giraldou est consacrée aux institutions de confinement des prostituées et à leurs conditions de vie dans la prison pour femmes et le lazaret de San José, une ségrégation qui se traduit également par le fait qu’elles résident majoritairement dans certains quartiers populaires de la ville. Ce dernier constat débouche vers une réflexion finale sur la manière dont la stigmatisation des prostituées s’ancre dans d’autres processus de marginalisation antérieurs au commerce du sexe : leur jeunesse, la pauvreté, l’analphabétisme, la position de mère célibataire, etc.

3Cette partie est à mes yeux la moins convaincante. En l’absence de données suffisantes – au-delà de cas épars dont on ne saisit pas la représentativité –, les conclusions sur le rôle de certaines expériences infantiles dans l’entrée en prostitution (abus sexuel, famille dysfonctionnelle ou monoparentale) reposent sur l’extrapolation d’études actuelles dont les résultats sont sujets à critiques dans la littérature actuelle sur la prostitution. En quoi le fait que beaucoup de femmes prostituées soient issues de familles monoparentales ou aient connu des abus sexuels les différencient-elles véritablement de la population féminine en générale ? L’auteur semble aussi parfois prendre pour argent comptant les conclusions moralistes de la presse de l’époque, oubliant que beaucoup d’entre nous serions classées comme prostituées selon les représentations du moment. En revanche la pauvreté, la place des femmes sur le marché du travail urbain, leur passé de domestiques sont à peine évoquées. Même si l’auteur adhère à l’idée que l’économique n’est pas en soi une source de marginalité [p. 23], il reste un motif puissant d’entrée en prostitution. Plus généralement, on aurait souhaité une description des trajectoires et des conditions de vie des femmes catégorisées comme prostituées, ce dès le début de l’ouvrage. Ces femmes sont-elles issues de la migration rurale ? Quels emplois ont-elles occupé ? Que faisaient ou font leurs parents, les pères de leurs enfants ? Quels postes de dépenses doivent-elles couvrir ? Observe-t-on le surgissement de nouveaux patrons urbains de vie et de consommation, liés par exemple à la scolarité des enfants ? Les modalités mêmes du commerce sexuel ne sont presque pas informées : où les femmes rencontrent-elles leurs clients ? Qui sont-ils ? Où exercent-elles ? À domicile ? Dans des maisons ? Pour quels services et à quels moments de la journée ? Existe-t-il des intermédiaires ? Comment sont-elles payées ? Il aurait alors été possible de saisir dans leur contexte, les processus de marginalisation, – mais aussi d’inscription et d’adhésion au fonctionnement de la société plus large –, en marge de l’action de l’Etat. Le fait que certains clients et policiers se refusent à témoigner contre des femmes inscrites au registre des prostituées suggère qu’elles participent aux réseaux d’alliance de certaines populations. À l’inverse, le resserrement sur la personnalité des prostituées débouche sur une essentialisation qui passe à la trappe les développements antérieurs sur la figure de la prostituée comme construction sociale.

4Au final, on a l’impression que l’auteur n’arrive pas à tirer véritablement parti de ce qui pourrait être la démonstration exemplaire de son étude : l’usage de la justice et de la catégorisation comme prostituée comme instrument de coercition dirigé aux femmes des couches sociales les plus défavorisées (les autres ne semblent pas apparaître dans les registres). Cette découverte aurait méritée d’être problématisée dès le début et de déboucher sur une véritable interrogation sur la criminalisation des femmes en général, et celle des femmes pauvres en particulier. Concernant le stigmate de « putain », on pense évidemment au célèbre ouvrage du même nom de Gail Pheterson – The Whore Stigma – qui montre son rôle dans la mise au pas des femmes mais n’apparaît étonnamment pas dans les références de l’auteur.

5Ces critiques renvoient à une certaine confusion dans le groupe social étudié. S’agit-il au final des prostituées en soi ? Ou bien des femmes catégorisées comme prostituées ? Des deux bien sûr, mais tout au long de l’ouvrage on passe sans précision d’une population à l’autre. Ainsi, tandis que le « vierge ou putain » du titre concerne toutes les femmes, l’usage du terme « prostituées » en sous-titre semble ne se référer qu’à celles d’entre elles qui se livrent au commerce du sexe. En introduction [p. 20], l’auteur explique son choix de ne pas partir d’une définition a priori de la prostitution, de ne pas se fixer un groupe d’étude prédéterminé, pour interroger la polyvalence de cette catégorie dans la société étudiée. Cependant, mettre en perspective ces différentes visions n’interdit pas au chercheur de définir, pour l’entendement du lecteur, son propre usage des catégories analytiques, ne serait-ce que pour les déconstruire.

6Ces commentaires n’invalident pas la richesse et les apports de l’ouvrage. Ils confirment l’actualité idéologique de l’interrogation des juges costaricains du xixe siècle sur la controversée catégorie de « prostituée ».

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Bibliographie

Ginzburg Carlo, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.

Pheterson Gail, The Whore Stigma: Female Dishonor and Male Unworthiness. Ministerie van Sociale Zaken en Werkgelegenheid, 1986.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascale Absi, « Marion Giraldou, Vierge ou putain ? Processus de marginalisation des prostituées de San José »Cahiers des Amériques latines, 77 | 2014, 181-183.

Référence électronique

Pascale Absi, « Marion Giraldou, Vierge ou putain ? Processus de marginalisation des prostituées de San José »Cahiers des Amériques latines [En ligne], 77 | 2014, mis en ligne le 20 octobre 2014, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/3474 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.3474

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Auteur

Pascale Absi

Institut de recherche pour le développement

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