1Publié dans la collection « Que se pinte de pueblo », le livre de Nicolás Dip prend la forme d’un texte court et incisif : comme le souligne l’auteur, il s’agit d’un livre de poche « et un livre de poche n’est pas n’importe quel livre ». Ainsi, l’ambition de ce travail n’est pas de proposer une vision exhaustive de l’histoire des mouvements étudiants en Amérique latine, mais bien de fournir six axes de réflexion pour penser le passé, le présent et le futur de ce type de mobilisation. Examinons-les avant de commenter brièvement cet ouvrage stimulant.
2Le premier axe de réflexion de l’auteur se veut définitionnel : à quoi correspond l’expression « mouvements étudiants » ? S’inscrivant dans une historiographie latino-américaine en plein renouvellement, Nicolás Dip l’entend dans son acception la plus ample : « un continuum qui va des pratiques inorganiques et spontanées jusqu’à celles qui se cristallisent dans différentes instances organisatrices » (p. 17). Il s’agit là d’une définition qui fait écho à l’historiographie française [Legois, Monchablon & Morder, 2007], laquelle mobilise avec profit le concept « mouvements étudiants » comme un ensemble de mobilisations et d’organisations. De la même manière, Nicolás Dip rappelle que les revendications étudiantes peuvent porter sur des aspects éducatifs et/ou politiques, oscillant donc, selon les contextes, entre « l’Université » et la « Cité ». Néanmoins, l’auteur a le mérite d’aller au-delà de cette distinction classique, en invitant à reconnaître « le caractère profondément politique » des institutions éducatives (p. 20). Il y a indéniablement là un domaine du politique ou de « l’infrapolitique » à prendre en compte.
3« Quelle est l’importance des mouvements étudiants ? », se demande ensuite l’auteur. Comme le note Nicolás Dip, plusieurs chercheuses et chercheurs ont longtemps minoré le rôle des mobilisations de la jeunesse scolarisée : en 1969, Jean Meyer a même été jusqu’à affirmer que leur rôle dans les révolutions latino-américaines (mexicaine, bolivienne et cubaine) avait été quasi « nul » (cité p. 23), ce qu’une historiographie récente a par ailleurs évidemment nuancé [Robinet, 2017]. Dip évoque également le fait que d’autres analystes soient même allés plus loin en diagnostiquant la fin – Daniel Levy en 1991 – des mouvements étudiants en Amérique latine. Face à ces jugements parfois péremptoires, l’auteur de l’ouvrage propose une analyse du xxe siècle latino-américain, divisé en quatre « cycles de protestation » (p. 25-26) : 1) les années de la réforme universitaire, autour de la césure de 1918 ; 2) les années 1960 et 1970, placées sous le signe de la révolution ; 3) les années 1980 et 1990, conjuguant mobilisations démocratiques et oppositions aux politiques d’austérité dans l’éducation ; 4) la période allant du début du xxie siècle à nos jours, marquée par des protestations diverses (contre la marchandisation néolibérale, contre l’insécurité dans les établissements scolaires, contre les violences sexistes et sexuelles). Sans doute ces différents cycles gagneraient-ils à être précisés chronologiquement, décomposés en sous-phases ou nuancés. Néanmoins, cette historicisation des mouvements étudiants apparaît à la fois judicieuse et salutaire, en ce qu’elle légitime l’étude de cet objet en dehors des périodes consacrées (à l’instar des « années 1968 » ou du moment 1918).
4Le troisième temps de l’ouvrage revient, de manière attendue, sur la réforme universitaire de 1918 et ses multiples legs. Après avoir rappelé le contenu du programme réformiste (demos étudiant, liberté d’enseignement, autonomie universitaire, extension universitaire et universités populaires), l’auteur évoque ses antécédents, en inscrivant ses origines dans le laboratoire uruguayen (avec une référence au « Premier congrès des étudiants américains » réuni à Montevideo en 1908, suivi la même année d’une loi organique universitaire reconnaissant la participation étudiante). Il s’agit là d’éléments bien connus [en particulier depuis les travaux de Van Aken, 1971]. Dip invite, par ailleurs et à raison, à interroger les « différents usages et appropriations » de la période réformiste par les générations ultérieures, posant, en filigrane et au-delà des cycles, la question des héritages et mémoires étudiantes (bien que le terme « mémoire » n’apparaisse pas en tant que tel et puisse donner lieu à une réflexion plus ample).
5Suivant l’analyse cyclique annoncée précédemment, l’auteur formule, dans un quatrième temps, la question suivante : « existe-t-il un 68 latino-américain ? » En écho à l’expression française « années 1968 », lesquelles commenceraient en 1962 et se finiraient en 1981 [Artières et Zancarini-Fournel, 2018], Nicolás Dip plaide, de son côté, pour une acception chronologique longue : si 1968 a effectivement pu être une « année particulière » au Mexique, au Brésil et en Uruguay, il apparaît impérieux et fécond de « capter 1968 comme un symbole qui exprime une variété de problématiques et de débats » (p. 32), propres aux années 1960 et 1970. Dip analyse ces années comme un temps où plusieurs secteurs étudiants concevaient la « Réforme de 1918 » comme insuffisante ou caduque, s’orientant par conséquent vers deux voies : « l’unité ouvriéro-étudiante et l’option pour la lutte armée » (p. 35). Il faudrait également ajouter le rapport aux paysans et indigènes ainsi que l’idéal communautaire dans l’équation.
6« Les mouvements étudiants sont-ils vivants ? » : à cette cinquième question, l’auteur répond évidemment de manière positive, revenant notamment sur la grève de dix mois de 1999-2000 à l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), laquelle permit de maintenir la gratuité des frais d’inscription dans l’accès à l’institution, ainsi que sur les récentes mobilisations chiliennes (révolution des pingouins de 2006, mouvement étudiant de 2011 où se distingua le jeune Gabriel Boric, révolte populaire d’octobre 2019 où les étudiants du secondaire jouèrent un rôle décisif). Toute une série de cas de figure est ensuite évoquée, allant du Mexique (mouvement « #YoSoy132 » de 2012 contre le candidat du PRI, Enrique Peña Nieto, jugé responsable de la répression d’Atenco, protestations massives après la disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa en 2014) à la Colombie (grève nationale universitaire de 2018), en passant par le Honduras.
7La sixième et dernière interrogation de l’ouvrage est sans doute la plus pertinente et invite à remettre en cause les « lieux communs » dans l’histoire des mouvements étudiants. Dip revient d’abord sur le rôle des femmes, trop longtemps oubliées par l’historiographie réformiste, en rappelant la participation de l’Uruguayenne Clotilde Luisi au Congrès international étudiant de 1908. Comme le montre toute une série de travaux, les femmes furent bien présentes et actives dans l’émergence ou la structuration des mouvements étudiants. L’auteur souligne qu’elles ne furent pas systématiquement reléguées à des rôles subalternes : en 1922, lors de la réforme universitaire cubaine, l’association des étudiants en pharmacie était ainsi présidée par la jeune Ofelia Paz (p. 56). Il serait possible, de la même manière, d’évoquer le rôle crucial joué par Adelaida Argüelles [Robinet, 2017, p. 48] dans la fondation du Congrès local étudiant de Mexico en 1916. Dans un second temps, Dip aborde l’épineuse question des droites étudiantes, elles aussi négligées par une historiographie associant trop souvent la jeunesse des écoles à la gauche et à la révolution. Sur ce point, l’auteur aurait sans doute pu davantage puiser dans la littérature existante sur les étudiants catholiques, laquelle commence à se densifier depuis les années 2000 [cf., par exemple, Aspe Armella, 2008].
8Que retenir d’un tel ouvrage ? En premier lieu, que le livre de Dip est une excellente introduction pour qui veut explorer la complexité des problématiques relatives aux mouvements étudiants. L’ouvrage s’accompagne d’une bibliographie raisonnée qui permet d’aborder l’ensemble des pays du continent. Son caractère concis et son format numérique en font par ailleurs une lecture gratuite et facile d’accès. Il serait certes possible de lui reprocher plusieurs éléments. D’une part, l’ouvrage semble réduire les mouvements étudiants aux seuls xxe et xxie siècles, alors qu’il existe des travaux importants sur la seconde moitié du xixe siècle. D’autre part, les dynamiques d’internationalisation (organisations internationales étudiantes, mobilisations à distance et politisations face aux guerres lointaines, migrations, exils ou mobilités) gagneraient à être intégrées à la réflexion. Dans tous les cas, cela montre qu’un tel ouvrage était nécessaire pour nourrir le débat : un septième ou un huitième questionnement pourrait être ajouté sans épuiser la riche matière constituée par l’objet étudiant. La conclusion le souligne d’ailleurs avec clarté et invite à traiter d’autres thématiques, en particulier la « temporalité » étudiante qui pourrait, par exemple, se nourrir des travaux francophones sur l’historicité [Hartog, 2003]. Par sa richesse et sa hauteur de vue, le livre de Nicolás Dip constitue donc un apport des plus notables pour l’analyse des mouvements étudiants en Amérique latine.