Blandine Destremau, Vieillir sous la révolution cubaine. Une ethnographie
Texte intégral
1L’ouvrage de Blandine Destremau est le fruit d’entretiens, rencontres et descriptions ethnographiques, rassemblés au cours de missions de terrain à Cuba pendant près d’une décennie, entre 2010 et 2019. Le matériel empirique est présenté dans ses moindres détails et permet d’analyser de nombreuses facettes de la société cubaine, mais surtout la vie quotidienne des personnes âgées et les soins qui leur sont prodigués, dans un pays profondément transformé par la révolution et connaissant un vieillissement avancé de sa population. Cette recherche s’est appuyée sur un travail d’immersion de l’auteure dans la société cubaine à partir des liens affectifs tissés avec les membres d’une famille dont les pratiques et les aspirations ont évolué au fil de cette période, donnant à l’étude une dimension longitudinale particulièrement féconde et adéquate pour répondre aux objectifs proposés. L’inscription de ce travail scientifique dans le temps long donne ainsi à l’ouvrage toute sa richesse et son caractère exhaustif. Aussi, l’usage de la première personne et du présent rend le texte tout à fait vivant et agréable. Celui-ci alterne des récits ethnographiques et des séquences d’analyse et de présentation du contexte historique qui fournissent aux lecteurs tous les éléments nécessaires à la compréhension de la réalité sociale de Cuba et des institutions créées depuis le début de la révolution en 1959.
2L’ouvrage s’articule autour de parties aussi diverses que le fonctionnement du marché du logement et des arrangements résidentiels au sein des familles (chapitre 1), l’inscription des aspirations et imaginaires des personnes âgées dans la temporalité de l’histoire révolutionnaire (chapitre 2), l’expérience des six décennies de régime révolutionnaire établissant une éthique politique et spirituelle du soin de soi (chapitre 3), le rôle moral et pratique de la famille face aux problèmes du vieillissement et de la perte d’autonomie (chapitre 4), les limites de la famille, des institutions publiques et du marché dans la prise en charge des soins (chapitres 5 et 6), et la diversification des réponses et le partage des responsabilités pour assurer les besoins des personnes âgées (chapitre 7). L’ouvrage s'achève sur une « mise en perspective » proposant une « sociologie du vieillissement à Cuba », où sont exprimées toutes les difficultés à définir le statut de ce qui est vieux, la dimension de la vieillesse comme construction sociale différenciée entre hommes et femmes, et comme expérience sensible impliquant le regard des autres.
3L’un des apports majeurs du livre de Blandine Destremau est l’interrelation constante entre, d’une part, le contexte lié au processus révolutionnaire et les politiques sociales mises en œuvre depuis plus d’un demi-siècle à Cuba et, d’autre part, la vie quotidienne des familles et notamment des personnes âgées dans leur transition vers un rôle de bénéficiaires de soins.
4Concernant le contexte, l’ouvrage nous apprend les rouages du marché du logement protégeant les droits des occupants usufruitiers légaux au-dessus de ceux des propriétaires, les évolutions de la mobilité résidentielle urbaine, les implications de la pénurie généralisée après les mesures d’embargo prises par les États-Unis et le fonctionnement de la libreta (carnet d’approvisionnement), servant jusqu’à aujourd’hui de filet de sécurité alimentaire et permettant une identification de tous les habitants d’un quartier. Nous retenons également les avancées dans l’égalité entre les sexes au fil du processus révolutionnaire cubain comme l’accès facilité à la contraception, la possibilité donnée aux femmes de mieux suivre leur grossesse (ce qui a permis de diminuer la mortalité maternelle), les procédures simplifiées pour les séparations et divorces, ainsi que l’accès généralisé à l’éducation et à la formation professionnelle dans des métiers à la fois intellectuels, manuels ou liés aux services. Des mesures prises par le gouvernement révolutionnaire comme la nationalisation des écoles, l’éducation gratuite, la légalisation des unions consensuelles ou la remise des terres aux paysans ont profondément transformé le pays et créé un changement culturel majeur dans le rapport au travail, la relation à l’État et un mode de vie articulé autour de la famille, l’éducation et les institutions publiques. Malgré l’homogénéisation sociale et la réduction des écarts sociaux, territoriaux et de genre, les analyses de l’auteure montrent également comment l’individualisme bouleverse progressivement les rapports sociaux entre générations, entre celle des aînés vivant avec le souvenir et les illusions révolutionnaires, et celle des plus jeunes exprimant une rupture avec l’éthique révolutionnaire et inclinant vers la référence culturelle aux États-Unis. Ces divergences générationnelles au sein de la société ne remettent pas en question les institutions et espaces de socialisation où s’enracine la révolution – comme les organisations locales qui promeuvent à la fois l’autogestion, le développement personnel, l’intégration sociale et le sentiment national. Au long du livre, nous remarquons ainsi avec intérêt le rôle central que jouent les quartiers dans les rapports quotidiens où s’expriment les transformations sociales et les liens entre citoyens. Dans le même registre figurent les comités de défense de la révolution qui contribuent à donner une consistance sociale et politique de la révolution au niveau local et œuvrent à réprimer la délinquance et la prostitution.
5Concernant l’observation de la vie quotidienne de la population cubaine, l’ethnographie de Blandine Destremau rend compte, entre autres, des arrangements familiaux et de la nucléarisation des ménages reflétant un accès à la classe moyenne urbaine et impliquant des pratiques plus distancées dans le soin des personnes âgées. Le suivi des membres de la famille pendant près d’une décennie permet d’apprécier l’évolution des rapports familiaux, des stratégies de travail et d’investissement, l’effet de l’arrivée d’internet, l’accès des générations les plus jeunes à la classe moyenne émergente, symbolisée par la possession d’une voiture, le changement de logement et l’acquisition de certains biens de consommation. Apparaissent alors de multiples signes de distinction sociale à travers certains produits alimentaires, vestimentaires ou domestiques (chaussures de marque, téléphone portable), d’hygiène, de services ou de transports. Lorsque ceux-ci ne sont pas arborés, leur absence entraîne un stigmate ressenti comme un signe de pauvreté et d’exclusion. Ces marqueurs touchent toutes les couches sociales et générations. Ils expriment les évolutions récentes de la société cubaine vers davantage d’individualisme et réactivent des différences de classe que le pays n’avait plus connues depuis le début de la révolution.
6Avant de subir les conséquences du vieillissement, l’auteure montre comment les grands-parents jouent un rôle central dans l’organisation domestique et notamment dans le soin des petits-enfants. Les relations d’interdépendance au sein de la famille sont fréquentes et reposent sur la contribution et le temps dédié aux soins de la part de la génération âgée. La normalisation des situations d’entraide dans la parentèle – aider et être aidée – est parfois poussée à un niveau extrême entre femmes de différentes générations, notamment de jeunes mères vis-à-vis de leurs mères. Nous remarquerons que ce système familial d’interdépendance contraste fortement avec les efforts de la révolution cubaine pour alléger la charge des femmes liée à la maternité. Il montre également dans quelle mesure le système cubain de protection repose essentiellement sur l’organisation des familles et cela malgré une présence institutionnelle et sociale forte de l’État depuis plus de soixante ans.
7Par la suite, lorsque les personnes âgées montrent une perte d’autonomie et requièrent des soins spécifiques, surgissent des tensions au sein des familles dont la taille ne cesse de diminuer suite à la baisse de la fécondité et aux migrations internationales. De nombreuses femmes font face aux normes morales du soin et doivent fréquemment renoncer à leur carrière pour s’occuper de leurs parents âgés et dépendants, ce qui représente une lourde charge matérielle, financière et mentale dans la gestion du quotidien. L’interruption de leurs trajectoires professionnelles constitue un problème public qui, là encore, va à l’encontre des principes d’émancipation des femmes et d’égalité entre les sexes impulsés par la révolution. Ainsi, l’un des autres aspects majeurs de l’ouvrage de Blandine Destremau est la compréhension du régime familialiste et de ses limites dans les rapports de genre et d’égalité entre les sexes. À Cuba comme dans la plupart des pays d’Amérique latine, ce modèle caractérisé par une surreprésentation des femmes dans les responsabilités de soin s’est accentué à la suite des migrations et de la baisse du nombre d’enfants susceptibles, une fois adultes, de prendre soin des personnes très âgées. À cela s’ajoute le délitement de l’éthique du sacrifice qui accompagnait les générations ayant vécu les premières décennies de la révolution et le retrait des politiques publiques visant à encourager un allègement de la charge du travail du soin et un meilleur partage des responsabilités entre les familles, les institutions et le marché.
8De nombreux arguments justifient donc une lecture approfondie de l’ouvrage de Blandine Destremau. Chacune et chacun y trouvera des éléments d’intérêt sur une pluralité de questions liées à Cuba et à l’Amérique latine comme l’organisation des familles, les rapports entre générations, les mobilités et stratégies résidentielles, le rôle de l’État dans les politiques de protection sociale et, plus largement, les institutions du quotidien. Cette référence est ainsi une source de connaissances sur la culture et la société cubaine qui dépasse de loin les défis du vieillissement et le champ disciplinaire de la sociologie.
Pour citer cet article
Référence électronique
Robin Cavagnoud, « Blandine Destremau, Vieillir sous la révolution cubaine. Une ethnographie », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 102 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/18061 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.18061
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