1« Amour et désespoir » : en reprenant la poétique langagière des acteurs de l’époque étudiée – qu’elle fût celle du théologien Gustavo Gutiérrez, du pédagogue Paulo Freire, du « Che » ou des Beatles –, l’historien Jaime Pensado propose un ouvrage ambitieux et sourcé sur les catholiques mexicains des années 1940-1970, alors doublement aux prises avec l’autoritarisme du régime priiste et l’émergence d’une contre-culture juvénile. Le catholicisme y est abordé dans toutes ses sensibilités et transformations, allant du conservatisme au progressisme, de l’opposition explicite à Vatican II au surgissement de la « théologie de la libération », en passant par la démocratie chrétienne. Cette histoire de la guerre froide et des « années 1968 », comprenant une notable dimension transnationale, place systématiquement les acteurs au centre de son récit – ecclésiastiques, laïcs des mouvements d’action catholique, intellectuels ou journalistes chrétiens, dont les biographies font généralement l’objet de paragraphes conséquents. La chronologie regroupe deux sous-périodes, « l’après-guerre » (1945-1955) et les « Global » ou « Radical Sixties » (1956-1976), dont les bornes recoupent en partie les « années 1968 » (1962-1981) de l’historiographie française [Compagnon, 2008 ; Artières & Zancarini-Fournel, 2018]. Sur cette base, l’ouvrage fait le choix de la division thématique, ce qui implique une solide connaissance préalable de l’époque dépeinte, étant donné les nombreux allers-retours chronologiques entre chapitres. De manière générale, l’enjeu du livre est d’éclairer la part catholique de cette période duale, en exhumant et analysant un complexe jeu d’acteurs se situant aussi bien à la droite qu’à la « gauche du Christ » [Pelletier & Schlegel, 2012]. L’originalité de ce travail est parallèlement d’aborder la question de la « libération » – le mot obsédant des années 1960-1970 –, sur les plans sociopolitique, religieux, mais aussi culturel, c’est-à-dire à partir de la « counterculture » qui prit, au Mexique, les traits de « la onda » (la vague) et des « xipitecas » (la version nationale des hippies). Le fait qu’un des acteurs de ce mouvement ait été le prêtre clarétain Enrique Marroquín, ecclésiastique bohème et auteur de La contracultura como protesta [1975], semble largement expliquer cette approche des plus fécondes. Spectateur enthousiaste du festival d’Avándaro (le « Woodstock mexicain » de 1971, à Valle del Bravo), journaliste pour le magazine Piedra Rodante (l’adaptation nationale de Rolling Stone), Marroquín incarna en effet une dimension catholique et largement oubliée de la contre-culture mexicaine, sans qu’il s’agît là d’une contradiction dans les termes. Ajoutons que l’ouvrage de Pensado se nourrit aussi bien d’archives mexicaines (celles de l’Action catholique ou celles de la Direction fédérale de sécurité) qu’étrangères (par exemple, celles du Secrétariat latino-américain de Pax Romana, conservées au Centre Leonidas Proaño à Quito), ainsi que d’une vaste filmographie et d’entretiens avec de nombreux acteurs (ecclésiastiques et laïcs).
2Entrons dans le détail du livre pour en examiner la teneur. Le chapitre 1 (« Beauté, cinéma et rébellion de la jeunesse féminine ») souligne l’importance des femmes au sein de l’Action catholique (80 % de ses membres), et se penche sur la trajectoire transnationale d’Emma Ziegler, un temps directrice de la JCFM (Juventud Católica Feminina Mexicana), puis représentante de l’OCIC (l’Office catholique international du cinéma) au Mexique. Se fondant sur l’encyclique Miranda Prorsus [1957] qui considérait le cinéma comme « l’enfant de Dieu », Ziegler sut faire pression sur les autorités catholiques et sur la Legión Mexicana de la Decencia dans la perspective d’une censure sensiblement moins conservatrice, tout en s’horrifiant des Amants de Louis Malle [1958] ou de La Dolce Vita de Federico Fellini [1960] – au caractère jugé foncièrement « pornographique ».
3Le chapitre 2 (« Le militantisme étudiant durant la Guerre froide ») analyse les deux principales organisations étudiantes catholiques de l’après-guerre, la Corporation des étudiants mexicains (CEM) et le Mouvement des étudiants professionnels (MEP), dont les stratégies politiques ne furent pas sans rappeler l’Union nationale des étudiants catholiques (UNEC) des années 1930-1940 [Robinet, 2017]. Pensado souligne que les dirigeants de la CEM – Jorge Bermeo et Diego Zalava, ce dernier ayant également été président de la Confédération nationale des étudiants – se montrèrent initialement favorables à la Révolution cubaine, au nom d’un anti-impérialisme catholique, et à Fidel Castro, qu’ils rencontrèrent, avant de prendre explicitement leurs distances à partir de 1961. Si la CEM des années 1950 se positionna indéniablement « à la droite du Christ » par son antimarxisme et sa dénonciation de l’existentialisme sartrien – tout en luttant contre l’extrême droite étudiante des Tecos –, le MEP, en partie financé par l’organisation allemande Adveniat, incarna par la suite le progressisme catholique des années 1960, inséré dans les réseaux internationaux de Pax Romana et puisant chez Althusser, Marcuse, Illich ou Teilhard de Chardin.
4Le chapitre 3, extrêmement novateur, aborde le « journalisme combatif et les divisions au sein de l’Église », en insistant sur le caractère non monolithique de cette dernière. Cette partie du livre met en lumière la figure peu connue de Gerardo Medina, directeur historique de La Nación (le quotidien du Partido Acción Nacional) qui, au nom d’une démocratie irriguée des principes chrétiens, documenta et dénonça systématiquement l’autoritarisme du régime priiste. Le fait qu’il fût l’auteur d’un des premiers livres sur la répression du mouvement étudiant de 1971 – Operación 10 de Junio, paru en 1972 chez Jus, maison d’édition liée à la droite catholique, fondée par Manuel Gómez Morin et dirigée par l’ancien sinarquiste Salvador Abascal – en dit long sur l’existence d’un anti-autoritarisme catholique, critique du terrorisme d’État pratiqué ponctuellement par les gouvernements postrévolutionnaires. De manière tout aussi originale, le chapitre 3 s’intéresse au rôle des catholiques dans la fondation de l’école de journalisme « Carlos Septién García », ainsi baptisée du nom d’un ancien de l’UNEC. Preuve, là encore, de la coexistence entre catholicismes progressiste et conservateur, la revue de l’école (Señal) accueillit des apprentis journalistes qui se positionnèrent ultérieurement pour ou contre Vatican II, à l’image de Miguel Ángel Granados Chapa (qui participa par la suite à la création de Proceso en 1976, d’Unomásuno en 1977 et de La Jornada en 1984) ou de Felipe Coello Macías (fondateur du très à droite MURO, Movimiento Universitario de Renovadora Orientación).
5Incontournable par son titre et ses enjeux mémoriels, le chapitre 4 traite des « réponses aux massacres de Tlatelolco et de Corpus Christi », renvoyant aux violences d’État contre les mouvements étudiants de 1968 et 1971. Une fois de plus, Pensado montre que le Mexique catholique n’agit pas de manière uniforme. En septembre 1968, 37 prêtres signèrent un appel public au « dialogue respectueux » à destination du gouvernement Díaz Ordaz et des étudiants – l’évêque « rouge » de Cuernavaca (Sergio Méndez Arceo) et Pedro Velázquez (directeur du Secrétariat social mexicain), non-signataires, en ayant été secrètement à l’origine. Ce fut la seule prise de position publique de « l’Église » qui s’emmura ensuite dans son silence, avant comme après le massacre du 2 octobre 1968. Chaque évêque reçut alors un appel de la présidence de la République qui demandait un « silence absolu » sur la question. Pour préserver le modus vivendi avec l’État, l’archevêque de Mexico (Miguel Darío Miranda) formula des consignes similaires. Néanmoins, Pensado souligne que des voix catholiques isolées réussirent à se faire entendre, en particulier celle du journaliste jésuite Enrique Maza, directeur (1968-1973) de Christus (l’organe de la Compagnie de Jésus au Mexique), puis fondateur de Proceso en 1976 (aux côtés de son cousin Julio Scherer García et de Vicente Leñero, tous catholiques). Sous Maza, Christus, qui s’ouvrit à la théologie de la libération, fit figure d’organe quasi subversif. L’un des premiers articles de Maza avait d’ailleurs porté sur le mouvement de 1968 et sa mortifère répression. Le chapitre revient ensuite sur le cas de Gerardo Medina, féroce critique d’Echeverría et des intellectuels de gauche qui le soutinrent (Carlos Fuentes, Fernando Benítez).
6Dense et complexe, le chapitre 5 aborde « les épineuses questions de la lutte armée et du socialisme ». La conférence de Medellín en 1968 n’avait-elle pas justifié le choix des armes en cas de « tyrannie prolongée » ? L’heure n’était-elle pas à la guérilla, comme l’indiquaient les exemples de Camilo Torres et d’Ernesto Guevara ? De nouveau, Pensado montre que les catholiques mexicains, ecclésiastiques ou laïcs, adoptèrent une pluralité de positions. Certains, comme les étudiants José Luis Sierra Villareal (CEM) et Ignacio Salas Obregón (MEP) optèrent graduellement pour la lutte armée, essentiellement après le 10 juin 1971. Ils fondèrent Los Procesos qui devint l’un des noyaux matriciels de la Ligue communiste du 23 Septembre (1973) [Robinet, 2012]. A contrario, d’autres chrétiens prêchèrent l’efficacité de « l’amour » : tel fut le cas du dominicain français Alex Morelli, dont le livre retrace la passionnante trajectoire. Après sa libération de Dachau, Morelli fut un temps l’aumônier des travailleurs toulousains, avant de partir pour Montevideo. Lecteur du père Lebret, sympathisant de la Révolution cubaine, Morelli arriva ensuite à Mexico en 1967 et rejoignit le Secrétariat social mexicain, dont il dirigea la revue (Contacto) de 1970 à 1974 et d’où il plaida la non-violence, s’inspirant des écrits de l’évêque brésilien Hélder Câmara. D’autres prêtres se considéraient par ailleurs comme des « chrétiens révolutionnaires » (à l’instar du jésuite Martín de la Rosa), tout en refusant la lutte armée. Plusieurs de ces ecclésiastiques (Morelli, del Valle, de la Rosa, Reygadas, de Obeso, Maza et bien d’autres) formèrent l’organisation « anticapitaliste » Sacerdotes para el Pueblo (1972-1975), sans pour autant obtenir le soutien de l’épiscopat. Certains prêtres (le mariste Rafael Reygadas) furent arrêtés et torturés, d’autres (le jésuite Javier de Obeso) semblent avoir été permissifs quant à la possibilité de la lutte armée.
7Les quatre derniers chapitres portent sur les dimensions catholiques de la contre-culture. Le chapitre 6 analyse « La onda comme libération » et la conception du livre de Marroquín (La contracultura como protesta). Le « prêtre hippie », formé dans l’Espagne franquiste et passé maître dans l’exégèse des Beatles, y est présenté comme un acteur central de la contre-culture mexicaine, aux côtés des célèbres José Agustín, Alejandro Jodorowsky et Parménides García Saldaña. Les pages consacrées à l’éphémère Piedra Rodante (mai 1971 – janvier 1972) sont particulièrement intéressantes : outre les colonnes de Marroquín sur John Lennon et Avándaro, la revue dirigée par Manuel Aceves bénéficia du concours du photographe catholique Jesús Pavlo Tenorio, évidemment formé à…l’école de journalisme « Carlos Septién García ». Le prêtre Marroquín y aborda également la question des drogues comme point d’entrée transcendant vers une conscience environnementale. Preuve encore une fois de la plasticité du catholicisme mexicain, Marroquín devint par la suite l’un des apôtres de la théologie de la libération. Intitulé « Le dialogue comme amour et le cinéma de la contre-culture à l’UNAM », le chapitre 7 évoque intelligemment l’une des demandes du mouvement de 1968 (« le dialogue public ») [Braun, 1997]. Cette partie souligne l’importance du Centre universitaire culturel de l’UNAM, fondé par des dominicains (Français et Mexicains) et considéré comme une aumônerie « de facto ». Le chapitre 8 (« La libération sexuelle et la rédemption de l’homosexualité ») analyse la trajectoire de Vicente Leñero, passé du conservatisme de Señal (la revue de l’école « Carlos Septién García ») à la défense de la révolution sexuelle féminine dans Claudia (l’équivalent mexicain de Marie-Claire, qu’il dirigea de 1970 à 1972). Le neuvième et dernier chapitre porte, de manière originale et stimulante, sur les « interprétations concurrentes de la guerre des Cristeros et sur les réactions violentes envers la contre-culture », en analysant de nombreux films (De todos modos Juan te llamas, La guerra santa, A paso de cojo). Pour les droites radicales catholiques (incarnées par Antonio Rius Facius ou Salvador Abascal), le maintien de la mémoire des Cristeros servait de bouclier contre le radicalisme des « Sixties ». Le chapitre revient également sur la trajectoire de l’historien français Jean Meyer (hâtivement qualifié de « conservateur »), expulsé du Mexique en juillet 1969 (à grand renfort d’article 33) pour un article paru dans Esprit en 1965.
8Quel bilan tirer d’un tel ouvrage ? Le pari d’écrire une histoire de la pluralité du catholicisme face aux transformations de l’après-guerre est brillamment tenu : il s’agit bien là d’une histoire religieuse de la dictablanda [Gillingham & Smith, 2014] et des « années 1968 », convaincante, surprenante et fourmillant d’acteurs aux trajectoires non identifiées précédemment. Les limites sont maigres et tiennent nécessairement à la complexité du sujet : un lecteur moins au fait de l’histoire du catholicisme mexicain aurait peut-être préféré un découpage chronologique, avec davantage de netteté qu’une approche thématique. La volonté d’embrasser tous les courants du catholicisme et d’analyser un kaléidoscope d’acteurs éloigne parfois d’une histoire intellectuelle et culturelle qui pourrait s’arrêter plus longuement sur les discours, avec des citations plus abondantes qu’elles ne le sont. Par-delà ces critiques mineures, Love and Despair deviendra assurément une référence incontournable pour l’histoire religieuse et politique du Mexique.