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Lectures

Maya Collombon & Lilian Mathieu, Dynamiques des tournants autoritaires

Vulaines-Sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021
Marie Laure Geoffray

Texte intégral

1La publication de l’ouvrage collectif Dynamiques des tournants autoritaires coordonné par Lilian Mathieu et Maya Collombon est particulièrement bienvenue, car elle balise un champ relativement peu développé en France, celui de la politique comparée. Alors que cette sous-discipline de la science politique est centrale à l’international, les travaux français relèvent principalement de la sociologie politique de l’international ou de la sociologie des relations internationales. Les enjeux de définition et de classement des régimes politiques ont, de ce fait, été peu travaillés dans la littérature de sciences sociales publiée en France.

2Une tradition de politique comparée existe pourtant de longue date dans l’Hexagone et c’est dans celle-ci que les coordinateurs de l’ouvrage s’inscrivent [Camau & Massadier, 2009 ; Dabène, Geisser & Massadier, 2008]. Critiques des approches typologiques mainstream des publications anglo-saxonnes, ils se proposent de penser les tournants autoritaires contemporains dans leurs dynamiques. Plutôt que de chercher à délimiter des catégories d’autoritarismes en fonction de leurs écarts à la norme démocratique, ils s’intéressent aux recompositions et reconfigurations des modalités d’exercice du pouvoir en pratique (p. 11). Cette approche souligne ainsi la labilité des « situations » autoritaires plutôt que la stabilité d’arrangements institutionnels relevant de différents types d’autoritarismes.

  • 1 Je renvoie à l’ouvrage majeur de Michel Dobry [1986], Sociologie des crises politiques. Voir aussi (...)

3La publication de l’ouvrage est d’autant plus pertinente qu’il se présente comme programmatique. L’introduction relativement courte est en effet suivie d’un chapitre entier de théorisation de la démarche des coordinateurs, à laquelle souscrivent, au moins partiellement, la plupart des contributions. Dans une perspective très dobryenne, ce chapitre défend l’intérêt d’une approche focalisée sur les élites et sur leurs transactions pour expliquer la stabilité ou au contraire l’effritement d’un régime politique [Dobry, 1986, 2009]1. C’est parce que différents types d’élite ont intérêt à collaborer pour maintenir ou étendre leur accès à certains privilèges (économiques, sociaux ou statutaires) que celles-ci peuvent aussi converger pour mettre en œuvre des processus d’autocratisation. Dans son opérationnalisation, cette approche privilégie donc l’étude concrète des formes d’« interdépendance entre détenteurs collectifs du pouvoir » et les « reconfigurations des rapports intersectoriels ». Dans l’ouvrage, les contributions se focalisent néanmoins peu sur les transactions entre élites et privilégient les niveaux intermédiaires que constituent les agents de l’État, qu’ils lui soient liés de manière formelle et parfois statutaire (les instituteurs, les députés, les chercheurs dans les contributions respectives de J. Fontaine, N. Tardits, V. Behr et C. Sigman) ou de manière plus informelle (les comités de pouvoir citoyen dans les quartiers dans le texte de M. Collombon).

4La seconde idée-force de ce chapitre programmatique consiste à souligner les processus d’hétéronomisation de certains secteurs sociaux dans les dynamiques de reconfiguration autoritaire. Inspirée par l’approche bourdieusienne des rapports de pouvoir entre champs sociaux, cette perspective met en lumière les formes d’accroissement de la verticalité politique. Ainsi, alors qu’en démocratie, les trois pouvoirs sont relativement autonomes tout en étant interdépendants (c’est l’idée que le pouvoir arrête le pouvoir), les coordinateurs mettent l’accent sur une forme spécifique prise par les reconfigurations autoritaires : l’affaiblissement jusqu’à la mise au pas, en fonction des cas, du pouvoir législatif (N. Tardits) et du pouvoir judiciaire (S. Kaya, C. Goirand), ce qui permet un usage immodéré du pouvoir par l’exécutif (p. 22). D’autres contributions prolongent cette réflexion en s’intéressant aux modalités d’hétéronomisation de contre-pouvoirs essentiels en démocratie, comme les organisations sociales et civiles (les syndicats – T. Posado, les défenseurs des droits humains – F. Vairel, ou les associations de quartier – M. Collombon) ou encore de secteurs sociaux centraux pour la socialisation politique des citoyens, comme l’école (J. Fontaine). Ce travail de théorisation donne une cohérence à l’ouvrage, ce qui est à saluer, car ce n’est pas toujours évident dans un ouvrage collectif.

5Les perspectives défendues par les coordinateurs, et partiellement endossées dans les contributions, sont enthousiasmantes en ce qu’elles nous incitent à étudier, de manière toujours plus fine, les modalités pratiques des « glissements », des « recompositions », ou des « reconfigurations » autoritaires, sans préjuger de la trajectoire future des régimes politiques. Dans cette visée, les textes de V. Behr (Pologne), de C. Sigman (Russie) et de S. Kaya (Turquie) qui mettent en lumière l’importance des logiques de redistribution du pouvoir et des ressources pour comprendre ces glissements autoritaires, et non seulement les formes d’accroissement de la contrainte politique sont particulièrement stimulants. On retrouve ce type d’analyse dans les textes de N. Tardits, C. Sigman et F. Vairel qui décrivent les logiques de captation des intérêts et des calculs de certains groupes sociaux (des mondes économique, militant ou éducatif) par les élites politiques, ce qui favorise dans certains cas l’élaboration de nouvelles normes et principes de fonctionnement des institutions étudiées (N. Tardits, C. Sigman) ou bien la création d’institutions parallèles concurrentes des institutions plus anciennes, parfois jusqu’à les marginaliser (V. Behr, T. Posado). Ces contributions mettent bien en lumière les modalités complexes et souvent détournées des processus d’autocratisation, qui ne passent plus par de « simples » coups d’État.

6Plusieurs autres textes soulignent, pour leur part, les formes de convergence tactique entre élites de différents secteurs sociaux, comme au Brésil entre juges et militaires (C. Goirand), en Turquie entre entrepreneurs et parti au pouvoir AKP (C. Pineau) ou au Maroc entre les élites de la monarchie et les anciens opposants (F. Vairel). Ces textes sont éclairants en ce qu’ils permettent de comprendre les logiques de clientélisation de certains groupes sociaux par rapport à d’autres et la façon dont celles-ci produisent de la loyauté politique. Au contraire, le texte de Juliette Fontaine peut être lu comme un contrepoint, en ce que les instituteurs qui font l’objet de son étude, sous le régime de Vichy, ne semblent pas vraiment se soumettre aux réformes verticales imposées par le ministère de l’Éducation nationale et mettent en place des pratiques de contournement des nouvelles règles qui leur sont imposées. Si la période étudiée (18 mois) permet difficilement de tirer des conclusions sur « la résistance de l’institué » face aux réformes, ce cas d’étude montre néanmoins que ces processus d’hétéronomisation de secteurs sociaux rencontrent des oppositions. Plus ou moins frontales, celles-ci sont susceptibles de ralentir considérablement la mise en œuvre des politiques d’autocratisation.

7Si chaque contribution est en soi intéressante et si chaque auteur·e travaille à s’inscrire dans l’approche défendue par les coordinateurs de l’ouvrage, la diversité des cas étudiés ne permet pas véritablement de répondre au programme de recherche esquissé dans le chapitre un. En effet, les dix contributions rassemblées analysent des cas de régimes hybrides (Turquie) ou autoritaires (Russie, Venezuela, Nicaragua) qui connaissent un processus d’autocratisation de plus en plus marqué, mais aussi des cas de régimes démocratiques devenus illibéraux sous des gouvernements conservateurs (Brésil, Pologne) et enfin des cas de régimes autoritaires dans lesquels on note une évolution relativement plus libérale des modes de production de la contrainte et du consentement (Maroc, France du Second Empire, France de Vichy). Or, cette diversité des cas étudiés n’est pas exploitée pour mettre en lumière ce qui distingue structurellement ces situations politiques : entre d’une part les situations dans lesquelles des élites réunies dans des partis hégémoniques réussissent à imposer leur agenda au reste du monde social, et d’autre part, celles dans lesquelles les arrangements institutionnels permettent l’exercice visible d’un contre-pouvoir qui ne relève pas seulement des logiques ténues de résistance individuelle.

8Par ailleurs, l’hypothèse fondamentale qui porte sur l’existence de transactions collusives entre élites de différents secteurs n’est pas véritablement travaillée dans les textes, probablement du fait du difficile accès à ces élites (militaires, économiques ou judiciaires). C’est là que l’intérêt des travaux anglo-saxons apparaît malgré tout saillant. Les auteurs de ces travaux n’ont pas seulement une ambition classificatoire ou, du moins, cette ambition classificatoire a aussi des visées nettement analytiques (comprendre quels régimes autoritaires sont les plus durables [Kailitz, 2013]), théoriques (conceptualiser les effets de seuil dans les glissements autoritaires [Schedler, 2002]), en sus souvent d’une ambition normative (mieux comprendre les logiques de reproduction des régimes autoritaires pour mieux les combattre). Certes, ces ouvrages travaillent à partir de données de seconde main et de grands nombres de cas, ce qui les fait perdre en finesse, néanmoins certaines de leurs hypothèses valent la peine d’être discutées. Notamment celles qui portent sur les élites qui gouvernent dans les régimes autoritaires.

9Je renvoie ici par exemple au travail passionnant de Lachapelle et al. [2020] sur la durabilité exceptionnelle des régimes autoritaires nés de révolutions sociales. Ce collectif d’auteurs démontre que la violence des attaques subies par ces révolutions lors de leur émergence a favorisé – pour y faire face – la construction d’institutions fortes et loyales (parti, armée, services de renseignement) ainsi que la production d’élites extrêmement cohésives, car multipositionnées, qui ont systématiquement travaillé à détruire tout centre alternatif de pouvoir. Cette approche apparaît féconde pour prolonger les travaux intéressés par la path dependency. Le travail de Schedler et Hoffmann [2016] sur la mise en scène de la cohésion des élites autoritaires me semble aussi pertinent à citer ici. Ils proposent en effet de travailler à partir des formes de monstration publique de cette cohésion, et sur ce qu’elles disent des stratégies de communication et donc de légitimation des élites politiques vis-à-vis de leur population et des instances internationales, à défaut de pouvoir travailler sur des sources de première main sur les transactions entre élites. On peut ne pas souscrire aux approches par le haut pratiquées dans ces travaux et préférer légitimement d’autres formes d’opérationnalisation de la recherche. Néanmoins, ceux-ci valent la peine d’être discutés plus précisément en France, tant pour leur capacité véritablement comparative (N cas) que pour leurs propositions théoriques ambitieuses. Cette invitation à plus et mieux discuter avec les travaux anglo-saxons n’enlève cependant rien à l’apport de cet ouvrage, dont nous conseillerons la lecture à l’ensemble des étudiant·es et collègues qui travaillent sur les questions de régime politique.

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Bibliographie

Camau Michel & Massardier Gilles (dir.), 2009, Démocraties et autoritarismes : fragmentation et hybridation des régimes, Paris, Karthala.

Dabène Olivier, Geisser Vincent & Massadier Gilles (dir.), 2008, Autoritarismes démocratiques, démocraties autoritaires, Paris, La Découverte.

Dobry Michel, 1986, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP.

Dobry Michel, 2009, « Valeurs, croyances et transactions collusives. Notes pour une réorientation de l’analyse de la légitimation des systèmes démocratiques », dans Javier Santiso (dir.), A la recherche de la démocratie. Mélanges offerts à Guy Hermet, Paris, Karthala.

Kailitz Steffen, 2013, « Classifying political regimes revisited: legitimation and durability », Democratization, vol. 20, n° 1, p. 39-60.

Lachapelle Jean, Levitsky Steven, Way Lucan & Casey Adam, 2020, “Social Revolution and Authoritarian Durability,” World Politics, vol. 72 n° 4, p. 557-600.

Schedler Andreas, 2002, « Elections without democracy. The menu of manipulation », Journal of Democracy, vol. 13, n°2, p. 36-50.

Schedler Andreas & Hoffmann Bert, 2016, « Communicating authoritarian elite cohesion », Democratization, vol. 23, n° 1, p. 93-117.

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Notes

1 Je renvoie à l’ouvrage majeur de Michel Dobry [1986], Sociologie des crises politiques. Voir aussi Michel Dobry [2009].

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie Laure Geoffray, « Maya Collombon & Lilian Mathieu, Dynamiques des tournants autoritaires »Cahiers des Amériques latines [En ligne], 102 | 2023, mis en ligne le 30 décembre 2023, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/18046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.18046

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Auteur

Marie Laure Geoffray

IHEAL-Creda, université Sorbonne Nouvelle

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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