1Les dernières années ont vu apparaître un intérêt toujours croissant pour l’activisme féministe au travers des performances ou productions artistiques, ce que prouvent des travaux scientifiques récents qui tentent de combler une lacune importante dans l’historiographie des sciences humaines quant au rôle des femmes dans l’art – et à la force de ce militantisme sociopolitique pacifique. Une série de manifestations se sont ainsi intéressées à l’art et aux actions d’artistes femmes ainsi qu’à leur engagement performatif dans la lutte sociale. Mentionnons, par exemple, l’exposition « Radical Women: Latin American Art, 1960-1985 », organisée par Andrea Giunta et Cecilia Fajardo-Hill au Hammer Museum (Los Angeles) en 2017, qui s’est efforcée de rendre visibles des pratiques de plus d’une centaine de femmes artistes originaires de quinze pays d’Amérique latine. La même année, un colloque intitulé « Féminismes et artivisme dans les Amériques (xxe-xxie siècles) », qui s’est tenu à l’université de Rouen, a réuni des travaux scientifiques sur des pratiques artistiques de groupes de femmes qui manquent de visibilité au-delà de leur espace géographique d’action. De cette réflexion collective est née l’idée de ce volume dirigé par Lissell Quiroz, professeure en études latino-américaines à l’université CY Cergy Paris Université. Les autrices œuvrent parallèlement, par des activités complémentaires et autres contributions, à l’avancée et à la diffusion de la recherche dans ce champ.
- 1 Bien que le terme « artivisme » ne soit pas nouveau, il a pris une tournure spécifique ces dernière (...)
2Sous le titre Féminismes et artivisme dans les Amériques (xxe-xxie siècles), l’ouvrage apparaît comme un témoignage de la diversité des pratiques, des mobilisations et des théorisations actuelles dans le domaine de l’activisme artistique féministe – désigné par le néologisme « artivisme »1 – dont l’impact sur la sphère publique dépasse les bornes du champ artistique (p. 79). Il rend également compte de la recherche actuelle qui laisse une place de plus en plus importante aux modalités d’appropriation de l’art dans le contexte de cette lutte. Le champ géographique de l’ouvrage est celui de l’Amérique (désignée au pluriel dans le volume pour signifier son extension nord-sud et la diversité de ses peuples et coutumes), continent lié, de bout en bout, par une histoire commune : pour le temps passé, celle de la domination coloniale ; pour le temps présent, celle du long héritage de ce système qui a entravé le développement des sociétés et l’émancipation de la population locale à maints égards. Dans un tel vaste espace géographique, les théorisations, mobilisations et actions artistiques féministes se déclinent en une multiplicité de formes, diversité dont témoignent les contributions recueillies dans ce volume.
3Dans l’introduction de Lissell Quiroz, sont exposés les fondements théoriques et méthodologiques qui servent d’appui à la recherche dans le champ très spécifique d’initiatives artistiques de femmes en Amérique – ou en Abya Yala, terme emprunté au peuple Cuna pour désigner ce que l’on connaît comme l’Amérique latine. Un lexique, à la fin de l’introduction, renforce la clarté et la portée didactique de l’ouvrage : tout public même non spécialiste peut ainsi saisir aisément les enjeux exposés au cours des pages. S’ensuivent six chapitres regroupés en deux parties : « Activisme et mobilisations politiques » et « Artivisme dans les Amériques ». Le dernier chapitre propose une liste (fatalement) non exhaustive, mais très éloquente de femmes écrivaines en Amérique latine, dans le but de les faire connaître en France et de favoriser ainsi leur inclusion dans les programmes pédagogiques, et notamment de concours (p. 127). Un poème de l’écrivaine portoricaine Zulma Oliveras Vega ferme le recueil.
4Le ton est donné par Lissell Quiroz dès l’ouverture de l’introduction. « L’objectif de cet ouvrage – affirme-t-elle – est de réunir et de faire dialoguer différents courants du féminisme non hégémonique » (p. 6). Afin de rendre visible la spécificité des combats des féministes non blanches de l’Amérique (p. 6), la directrice du volume écrit assumer « le parti pris de laisser de côté les apports épistémologiques et les luttes des féministes hégémoniques, à savoir celles qui ont pu bénéficier, non sans peine, du privilège de pouvoir être publiées, entendues, voire de se hisser dans les sphères universitaires, institutionnelles et politiques » (p. 6). Cette approche qui se focalise sur les voix ignorées et les actions moins visibles trouve un cadre théorique au sein de la réflexion décoloniale, théorisée au début des années 2000 par des chercheurs latino-américains du collectif de pensée critique Modernité/Colonialité, intégré entre autres par le sociologue Aníbal Quijano, les sémiologues Zulma Palermo et Walter Mignolo, les philosophes María Lugones et Enrique Dussel, dont les écrits guident la pensée du groupe. Le livre se concentre ainsi sur les revendications spécifiques aux femmes issues de groupes socialement minoritaires, pour l’étude desquels l’approche décoloniale fournit des outils spécifiques et notamment un apport épistémique qui aide à rendre visibles leurs enjeux et leurs luttes. Dans le champ du genre, les autrices mettent en avant la subalternité au sein même des mouvements militants en distinguant sensiblement les actions féministes des groupes étudiés de celles des « femmes blanches bourgeoises européennes » [Werneck, 2005, p. 34], le premier mouvement féministe à avoir été théorisé dans les années 1970. C’est ce que propose la philosophe argentine Maria Lugones lorsqu’elle fournit des pistes épistémologiques nouvelles pour questionner et déconstruire ce qu’elle appelle le « système moderne/colonial de genre » [Lugones, 2008, p 73-102]. Il s’agit en quelque sorte de contourner le récit dominant pour laisser une place aux voix et aux productions des marges. Si l’ouvrage se concentre sur les actions des femmes artistes issues des peuples originaires, y compris les chicanas, évoluant dans la société étatsunienne dans laquelle elles ont une position subalterne, c’est que leurs mobilisations et théories demeurent davantage méconnues que celles de femmes noires étatsuniennes qui ont su élever la voix et ont réussi à « sortir de l’ombre » (p. 9). L’approche intersectionnelle est dans ce contexte fondamental, car elle permet de considérer l’interaction de différentes catégories de marginalité, de subalternité, comme l’ethnicité, le genre, la sexualité, la classe, et les inégalités et discriminations structurelles qui les rassemblent.
5Ce livre, édité par les Presses universitaires de Rouen et du Havre dans la collection « Genre à lire… et à penser », a le mérite de faire entrer dans la littérature scientifique française des aspects méconnus des démarches d’artistes engagées agissant de l’autre côté de l’Atlantique. On aurait souhaité une vision plus large de la diversité des démarches qui se multiplient dans ce champ sur le continent. Néanmoins, une introduction claire et didactique accompagnée d’un lexique et suivie d’essais sur des études de cas parviennent à leur but : familiariser le public français avec ces pratiques artivistes dans les Amériques aux xxe et xxie siècles, et apporter un outil théorique et méthodologique – celui de la pensée décoloniale appliquée aux féminismes – à l’étude des sciences humaines en France.