Ricardo Bedoya Forno, Dorothée Delacroix, Valérie Robin Azevedo & Tania Romero Barrios (coord.), La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo
Ricardo Bedoya Forno, Dorothée Delacroix, Valérie Robin Azevedo & Tania Romero Barrios (coord.), La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo, Lima, Punto Cardinal, 2021, 397 pages
Texte intégral
- 1 Approximativement 70 000 morts et 20 000 disparus (p. 98).
1Soit victime innocente et dépolitisée, soit bourreau. La mémoire de la guerre civile péruvienne (1980-2000), qui a opposé l’État aux groupes révolutionnaires du Sentier lumineux et du MRTA, souffre d’une lecture lisse et manichéenne qui se manifeste dans une large partie du sens commun, des médias et des sphères politiques nationales. C’est le point de départ de La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo qui cherche à « casser les stéréotypes » rattachés à ce conflit particulièrement meurtrier1.
- 2 Le premier, intitulé « Radiographie de la violence dans le Pérou d’après-guerre. Bilan et perspecti (...)
2Pour dépasser cette lecture polarisée, l’ouvrage réunit avec audace les générations, les continents et les disciplines. Édité par deux anthropologues confirmées (Valérie Robin Azevedo et Dorothée Delacroix) et deux doctorant.e.s en littérature et études du genre (respectivement Ricardo Bedoya Forno et Tania Romero Barrios), ce recueil regroupe anthropologues, sociologues, littéraires, philologues, écrivains et artistes issus de différentes traditions (péruviennes, anglo-saxonnes, françaises). Publié en espagnol par les éditions péruviennes Punto Cardinal, et faisant suite à deux colloques organisés à Paris2, voilà donc un livre pluridisciplinaire ouvert, maniable et audible qui se distingue de ce qu’on lit ordinairement en sciences sociales.
3Casser les stéréotypes, l’ouvrage le fait d’abord en affirmant la continuité de la violence au travers d’un titre, poétique, qui dit que « la violence ne cesse pas » – mais plutôt se transforme et se transfigure, laisse des héritages et des traces. Ainsi, du début à la fin du livre, le temps y est scandé : depuis les premières lignes qui font résonner dans l’année 2021 les dates péruviennes emblématiques de cette histoire tragique (la capture du leader du Sentier lumineux, l’auto-coup d’État de Fujimori, la création de la Commission de vérité et réconciliation), jusqu’aux dernières qui portent sur un projet artistique (« la Carpeta colaborativa de resistencia visual 1992-2017 ») qui joue à décaler les bornes historiques usuelles.
4Pour conduire leur argumentation, les contributeurs s’appuient sur un corpus foisonnant et hétéroclite qui compte parmi les richesses de l’ouvrage : matériau ethnographique ; presse ; texte littéraire ; cinéma ; créations artistiques. Le livre est structuré en quatre parties. La première interroge les paradoxes et les limites des politiques de réparation soutenues par la Commission de vérité et réconciliation et son rapport final (2003), en particulier sur le plan de la gestion des morts. En écho avec ceci, la troisième partie analyse les héritages et transformations de la guerre civile en ciblant sur les mouvements sociaux : le déplacement et l’invasion des terres à Ayacucho ; l’activisme politique des anciens militaires ; la conflictualité autour de l’exploitation minière. Deux autres parties proposent une lecture à la lumière des deux thématiques transversales : le genre, notamment dans sa représentation littéraire, artistique et médiatique (partie 2) ; ainsi que l’image et la représentation au travers d’entretiens stimulants avec des acteurs du monde universitaire, littéraire et artistique (partie 4).
5L’ensemble de contributions s’attache à complexifier les classifications à œillères de « victime » et « bourreau », avec une efficacité qui varie selon les chapitres. Des lignes de force émergent. Ainsi, contrant une vision stéréotypée de la guerre véhiculée massivement par les journalistes, certains auteurs se battent sur le terrain médiatique en prenant pour objet des sujets controversés qui ont défrayé la chronique. On trouve ainsi un autre éclairage sur la destruction d’un « mausolée terroriste » dans la banlieue nord de Lima (Robin Azevedo), la sortie de prison de femmes condamnées pour leur engagement auprès du Sentier lumineux (Boutron & Manrique). Analysant la « panique morale » et l’« hystérie médiatique », ces chapitres dégagent le soupçon de terrorisme qui semble structurer par défaut la société péruvienne post-conflit.
6Conjuguée à la grammaire du genre, la réflexion sur les classifications est également très riche. On y apprend par exemple que si le genre et ses stéréotypes se reproduisent de façon non critique par des créations artistiques qui dénoncent la guerre (Boesten), le genre peut également servir de rempart poétique dans une littérature où le « féminin post-conflit » s’étend à d’autres catégories « victimes » de la guerre (Romero Barrios).
7On remarquera également le chapitre sur la « littérature péruvienne du conflit armé », écrite en espagnol, dont le rapport final de la CVR serait l’hypotexte (Bedoya Forno). Le dialogue se fait aisément avec l’excellent entretien sur une « nouvelle littérature quechua » (Itier et Landeo Muñoz) qui présente la particularité d’être contemporaine de la guerre et écrite en partie par des migrants des Andes, tout en ignorant largement la thématique de la guerre sur le plan narratif. Assisterait-on, en définitive, dans la sphère littéraire autant qu’ailleurs à une polarisation entre littérature hispanophone et littérature quechua, autrement dit entre des lieux d’énonciation différenciés au regard de la guerre ? On l’aura compris, les contributions donnent de la matière et invitent à poursuivre la réflexion.
8Malgré l’enthousiasme que nous inspire cette lecture, signalons quelques réserves. On aurait aimé trouver une réflexion plus conséquente sur la position théorique et épistémologique – originale – que ce livre propose. Par exemple, l’idée d’une violence qui perdure malgré la fin officielle de la guerre ne manque pas de résonner avec l’idée d’une colonialité qui dépasse la fin des colonies. En ce sens le lecteur peut s’étonner de ne pas rencontrer – dans un ouvrage qui s’attache pourtant à dialoguer avec les acteurs locaux – de développement (même critique) au sujet des études décoloniales latino-américaines. Aussi, on pourrait interroger la démarche d’une anthropologie qui discute serré avec les médias et ses objets : quels défis pour une discipline ayant bâti sa méthode sur un « être là » ethnographique produisant des « données exclusives » ?
9Sur le plan ethnographique, et malgré des matériaux foisonnants, on entend relativement peu en définitive ce que disent les gens sur le terrain. Davantage d’énoncés vernaculaires, contextualisés et de première main, auraient été bienvenus pour mettre en perspective une violence qui est aussi – l’introduction le montre bien – une violence langagière (sur l’insulte terruco et le terruqueo, voir p. 12-14). On s’en doute, ce silence tout relatif témoigne autant d’une réalité ethnographique délicate, en hiatus avec la bruyante politico-médiatique, que de défis éthiques de la citation – deux dimensions qui auraient pu être interrogées.
10En somme, nous avons entre les mains un « livre ressource » riche en références sur le conflit armé péruvien du point de vue des sciences sociales, de la littérature, du cinéma et de l’art. Utile pour les spécialistes, les connaisseurs et les curieux du conflit armé péruvien et des violences politiques latino-américaines, cet ouvrage le sera aussi pour celles et ceux en quête d’une anthropologie décloisonnée qui dialogue avec les artistes et les écrivains, mais aussi avec la société civile, les médias et le sens commun.
Notes
1 Approximativement 70 000 morts et 20 000 disparus (p. 98).
2 Le premier, intitulé « Radiographie de la violence dans le Pérou d’après-guerre. Bilan et perspectives à quinze ans de la Commission de la vérité et réconciliation » s’est tenu le 14 décembre 2018. Le second, intitulé « La violencia que no cesa. Exhumaciones, conflictos sociales y relatos en el Perú postconflicto » s’est tenu le 29 mars 2019. Ces deux colloques internationaux ont eu pour organisateurs les éditeurs de l’ouvrage et ont été portés par Paris Descartes, Paris Sorbonne Nouvelle, IHEAL, Paris 8, CANTHEL, CREDA et LER.
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Référence papier
Camille Riverti, « Ricardo Bedoya Forno, Dorothée Delacroix, Valérie Robin Azevedo & Tania Romero Barrios (coord.), La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo », Cahiers des Amériques latines, 99 | 2022, 276-279.
Référence électronique
Camille Riverti, « Ricardo Bedoya Forno, Dorothée Delacroix, Valérie Robin Azevedo & Tania Romero Barrios (coord.), La violencia que no cesa. Huellas y persistencias del conflicto armado en el Perú contemporáneo », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 99 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/15071 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.15071
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