Arnaud Martin (dir.), La mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine
Arnaud Martin (dir.), La mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine, L’Harmattan, coll. « Pouvoirs comparés », 2009, 274 p.
Texte intégral
1La mémoire et le pardon est un ouvrage hybride, qui fait coexister, d’une part, des témoignages d’acteurs des processus de « justice transitionnelle » en Amérique latine qui tendent parfois vers l’analyse scientifique et, d’autre part, des analyses d’experts et universitaires qui tendent souvent vers le jugement moral et politique porté sur ces mêmes processus. Le recueil vient donc prendre sa place dans la vaste bibliothèque d’une « justice transitionnelle » qui relève davantage de l’expertise, soucieuse de dégager rapidement des enseignements pratiques de portée universelle, que des sciences sociales, qui peuvent prendre le temps de décrire des processus complexes et d’examiner attentivement les catégories de l’expertise et du débat public.
2Un fil directeur peut être mis en avant : l’évaluation du travail des commissions dites de vérité et de réconciliation, formant un ensemble jugé assez homogène pour représenter un type d’institution mobilisable lors des processus de transition de régimes autoritaires répressifs ou de « guerres civiles » vers la démocratie et la paix. À l’échelle du sous-continent, le bilan est considéré comme positif puisque ces commissions apparaissent comme « un pas décisif […] franchi sur le chemin tortueux conduisant à la démocratie consolidée » [voir l’introduction d’A. Martin, directeur de l’ouvrage et maître de conférences en droit à l’université de Bordeaux IV, p. 13], notamment parce qu’à travers les nombreuses expériences menées en Amérique latine « les victimes se [seraient] vu rétablir leur dignité humaine » [p. 14]. Pour celles-ci en effet, les commissions auraient représenté un « dernier recours face à la volonté de laisser le passé sombrer dans l’oubli et s’endormir dans l’indifférence des jeunes générations » [p. 15]. Où qu’elles soient mises en œuvre, par conséquent, « ces commissions ont une fonction de reconstruction humaine » [p. 17].
3Si l’objectif du jugement pratique et le regard bienveillant porté sur les commissions de vérité donnent une cohérence à l’ensemble, l’ouvrage est néanmoins très éclectique. À côté des bilans personnels tirés par ces acteurs majeurs des processus que sont José Luís Céa Egaña (membre de la Commission Rettig au Chili, considéré comme l’un des plus « proches » du régime militaire) ou Salomón Lerner Febres (président de la commission de vérité et de réconciliation péruvienne), on trouve des analyses scientifiques (par l’anthropologue Alejandro Castillejo Cuéllar) et des contributions d’experts aux tonalités variées (« rapports » dressés par le militant des droits de l’homme Estebán Cuya ou article philosophique d’un membre de la principale organisation internationale promouvant la « justice transitionnelle », l’International Center for Transitional Justice). Sans doute la logique adoptée pour le rassemblement de ces textes – dont rien n’est dit, hélas – explique-t-elle cette diversité. Les textes, en effet, proviennent d’horizons divers : le premier des deux articles d’Estebán Cuya est la traduction d’une communication présentée en octobre 2001 lors des Rencontres internationales organisées à Lima par l’Asociación Paz y Esperanza et accessible sur le site Internet d’une organisation de défense des droits de l’homme (www.derechos.org/nizkor/doc/ articulos/cuya.html) ; le texte de Pablo de Greiff a paru en 2007 dans un ouvrage dirigé notamment par Mark Gibney, The Age of Apology : Facing Up to the Past (Philadelphia, University of Pennyslvania Press), ainsi qu’en français dans le numéro 10 de la revue Raison publique… Cette logique de l’emprunt, présente aussi au sein de quelques textes, est regrettable.
4En outre, le « bilan positif » des commissions n’est pas un point de vue partagé par l’ensemble des auteurs. Il est construit par composition, entre les plaidoyers pro domo raisonnés des acteurs, la conviction fondée en théorie de l’adéquation du travail des commissions aux nécessités du dialogue pluraliste et de la « reconstruction humaine » des victimes [A. Martin] et, enfin, la critique finale par E. Cuya de l’oubli d’un grand nombre des mêmes victimes par les mêmes commissions. La variété des perspectives et des opinions, voire des objets – les « excuses » pour P. de Greiff, le « pardon » pour A. Martin, les politiques de « justice de transition », les commissions de vérité pour la plupart des autres –, la cohabitation d’évocations de cas et de considérations générales ne permettent pas de savoir véritablement sur quoi se fonde ce bilan.
- 1 Voir, sur ce point, D. Fassin et R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de (...)
5Deux choses manquent tout particulièrement. D’une part, un questionnement commun aurait été utile sur les catégories habituellement utilisées pour juger l’efficacité des processus de « justice transitionnelle » : par exemple celle de la « convalescence psychothérapeutique » des victimes [E. Cuya, p. 35, et dans d’autres chapitres], dont on sait désormais qu’elle correspond à un point de vue très particulier, opportun pour certains acteurs politiques, sur le rapport d’une société à un passé violent1. La contextualisation des expériences conforterait, d’autre part, l’évaluation : les commissions sont le plus souvent examinées isolément des contextes politiques et sociaux qui, parfois, font diverger leur route (au Chili et au Pérou, par exemple) et qui, souvent, expliquent – autant sinon davantage que le travail des commissions elles-mêmes – l’état du débat public dans un pays donné. Les rapports de force politiques, le renouvellement des agents des systèmes judiciaires et des forces armées ou encore l’ampleur des mobilisations de victimes peuvent difficilement ne pas être pris en compte lorsqu’il s’agit de tirer un bilan.
6Aux lecteurs pressés de juger l’efficacité des commissions de vérité et de réconciliation, on conseillera donc plutôt de se tourner vers les efforts de comparaison et les études de cas proposés, dans le même registre d’expertise mais de manière plus homogène, par l’International Center for Transitional Justice. Ceux qui ont davantage de temps pourront s’aventurer dans des descriptions plus denses des processus nationaux dans lesquels s’inscrivent les commissions ou dans la restitution des appropriations académiques et expertes dont celles-ci font l’objet.
Notes
1 Voir, sur ce point, D. Fassin et R. Rechtman, L’Empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007 ; S. Lefranc et L. Mathieu (dir.), Mobilisations de victimes, Rennes, PUR, 2009.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Sandrine Lefranc, « Arnaud Martin (dir.), La mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine », Cahiers des Amériques latines, 60-61 | 2009, 257-258.
Référence électronique
Sandrine Lefranc, « Arnaud Martin (dir.), La mémoire et le pardon. Les commissions de la vérité et de la réconciliation en Amérique latine », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 60-61 | 2009, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/1488 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.1488
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