Esteban Mira Caballos, Conquista y destrucción de las Indias
Esteban Mira Caballos, Conquista y destrucción de las Indias, Tomares, Muñoz Moya Editores, 2009, 404 p.
Texte intégral
1L’ouvrage Conquista y destrucción de las Indias d’Esteban Mira Caballos se présente comme un essai critique sur l’entreprise de conquête menée à bien par la Couronne d’Espagne au Nouveau Monde. Il propose peut-être plus précisément une révision de la vaste production bibliographique – surtout espagnole – consacrée à la vision de cette Conquête depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, selon un point de vue que l’auteur pose d’emblée comme personnel, tributaire d’« aucun groupe de recherche, aucune université, aucune institution culturelle ou scientifique » et même d’« aucun parti politique » [p. 14]. S’il n’y a là rien en soi qui puisse remettre en question la légitimité de l’œuvre présentée, aussi bien sa présentation déficiente que le manque de rigueur conceptuelle dont elle souffre accréditent cependant les soupçons qu’un lecteur chagrin aurait pu nourrir dès la lecture de l’introduction ou de la quatrième de couverture.
2Certes, rien n’interdit d’intégrer dans un travail historique un certain nombre de concepts et d’outils d’analyse généralement employés dans un autre registre de discours. On peut néanmoins douter de la pertinence, concernant un sujet aussi complexe – et documenté – que la Conquête du Nouveau Monde, du rapprochement suivant, par exemple : « le choc de civilisation fut aussi terrible que le serait une hypothétique rencontre aujourd’hui avec des extra-terrestres qui viendraient détruire notre forme de vie » (quatrième de couverture). Outre que l’on est fondé à douter de l’efficacité heuristique de ce qui apparaît comme un scénario classique de films de série B hollywoodiens (Mars Attacks, de Tim Burton, en étant un des avatars récents les plus connus), il est permis de s’interroger sur les résonances du concept de « choc des civilisations », popularisé par le penseur néo-conservateur Samuel Huntington, manié ad nauseam par une certaine presse pour décrire l’actualité géopolitique, mais décrié pour sa vision simpliste et néo-orientaliste par à peu près tous les spécialistes. Or ce concept, qui est loin d’être neutre, n’est nullement recontextualisé ici ; il est employé comme le premier terme d’une opposition bipolaire qui le mettrait en regard avec son double positif : la fameuse – et tout aussi controversée – « rencontre » initiée par l’arrivée des caravelles de Christophe Colomb, vision quelque peu irénique de la Conquête que l’auteur s’emploie à fustiger à longueur de pages plus qu’il n’en démonte réellement les soutènements idéologiques. On touche ici du doigt le défaut qui vertèbre cet ouvrage : tout à la démonstration de la nocivité de l’entreprise de conquête espagnole, Esteban Mira Caballos en oublie souvent la précision qui devrait être de mise dans ce genre d’essais. Certes, l’auteur se drape d’emblée dans une indépendance ombrageuse, mais on peut regretter que sa promptitude à dénoncer la frilosité de certains « intellectuels » se fasse au détriment de la simple rigueur qui, elle, n’a pas vocation à être l’apanage de l’Université ou du savoir académique – voire se demander tout simplement si elle ne masquerait pas certaines lacunes théoriques.
3Le poids de la tradition historiographique nationaliste, qui glorifia longtemps l’action civilisatrice et évangélisatrice des sujets de la Couronne d’Espagne, est sans doute pour beaucoup dans la lourdeur de la charge portée par l’auteur contre le rôle de son pays dans ce qu’il appelle, à la suite de Bartolomé de Las Casas, la « destruction des Indes ». Or, précisément, non seulement cette ligne critique a toujours accompagné l’action des conquérants, mais cela fait beau temps que cette dernière a fait l’objet hors d’Espagne et en Espagne même d’une relecture qui a battu en brèche les derniers relents de national-catholicisme. Nombre de dénonciations tonitruantes que l’on peut lire dans ces pages peuvent sembler du coup quelque peu rebattues, pour ne pas dire creuses. On est notamment fondé à s’interroger sur la pertinence du recours au concept de génocide pour décrire l’action des conquistadors espagnols et, plus généralement, pour expliquer la dramatique hécatombe démographique subie par les Amérindiens au xvie siècle. Le choix de ce concept ne va pas de soi et devrait tout au moins donner lieu à une série de justifications, d’autant qu’il est central dans la seconde des sept parties que compte l’œuvre [« ¿Salto civilizador o genocidio? », p. 38-92] et qu’il constitue l’un des principaux fils argumentatifs de l’œuvre. Las, il n’en est rien et, si le lecteur est invité à revenir sur « civilización y barbarie en la historia » [p. 65], sous-partie où défilent pêle-mêle l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis, les turpitudes d’Idi Amin Dada en Ouganda, les massacre de Pol-Pot contre son peuple et de l’armée turque contre les Arméniens, les atrocités commises par la junte guatémaltèque, le cauchemar des goulags soviétiques ou les charniers du Rwanda, on peut regretter un certain flottement qui laisse à penser que le terme de génocide est employé dans un sens très lâche. Le terme « solution finale » est ainsi employé pour désigner l’exécution de « caciques, curacas y reyes » [p. 228] ; les dures campagnes contre les Indiens du Chaco, de la pampa, des vallées calchaquies, des grandes Antilles ou contre les Chichimèques du nord de la Nouvelle Espagne sont pensées sur le modèle de l’extermination génocidaire, par opposition aux mesures d’intégration dans les structures d’exploitation qui auraient été réservées aux Indiens du Mexique central ou de l’ex-empire inca, plus productifs pour des raisons culturelles. Cette présentation franchement simpliste et un tantinet évolutionniste des espaces de la conquête dénote une méconnaissance totale des travaux récents sur les confins de l’empire espagnol. Dans la plupart des cas, les campagnes extrêmement dures des colonnes de conquête dans ces dernières régions ne reculaient effectivement jamais devant une mise en scène macabre de la violence et de la cruauté des conquérants pour asseoir leur pouvoir ; mais, inversement, ces derniers n’auraient jamais pu se maintenir dans ces régions périphériques sans la captation de la main-d’œuvre indienne. La conquête et la colonisation de ces zones se sont donc faites à force de razzias esclavagistes et en maintenant brutalement les populations locales dans un régime de travail forcé connu comme le « service personnel » très longtemps après son abolition officielle, mais cela nous éloigne passablement d’une perspective génocidaire stricto sensu qui aurait causé la perte des établissements espagnols.
4Outre que cette perspective est fausse historiquement, elle est particulièrement discutable d’un point de vue anthropologique. Pour mieux cerner les contours des peuples « génocidés », l’auteur prend pour argent comptant la typologie sociopolitique des groupes indiens telle qu’elle a été créée par les agents de la Conquête : « En realidad, como es bien sabido [sic], en América hubo tres categorías de pueblos indígenas, a saber una formada por las complejas civilizaciones de los Andes y Mesoamérica […], una segunda categoría que abarcaba las regiones caribeña y las áreas araucanas [sic], sedentarias en su mayor parte pero con una estructura socio-política poco desarrollada […] Y una tercera categoría en que se incluían los amplios territorios tropicales y septentrionales donde habitaban pueblos seminómadas, dedicados básicamente a la caza y a la recolección y, por tanto, muy atrasados cultural y tecnológicamente » [p. 70). Or cela fait plus de quinze ans que les spécialistes de l’histoire et de l’ethnohistoire des frontières de l’Amérique espagnole ont démontré qu’il fallait toujours recontextualiser le discours sur les barbares belliqueux, agressifs, « sans foi, sans loi, sans roi », qui errent « comme des Gitans », dans le désert ou dans les bois, sans connaître l’agriculture : il s’agit le plus souvent de la définition en creux de l’ennemi, de l’Indien à conquérir. Une fois soumis, très souvent, il (re)devient comme par enchantement – sous la plume des mêmes auteurs – un excellent agriculteur sédentaire et il n’est plus question de le faire disparaître, même de manière incantatoire. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux groupes génériquement appelés « Chichimèques » de la Nouvelle Galice et de la Nouvelle Biscaye appelés à former, une fois leur soumission acquise, le gros des travailleurs agricoles chargés de ravitailler les centres miniers de la province. Reproduire de manière acritique ce quadrillage de l’espace social – et climatique… – américain revient à prolonger le discours colonial et n’aide en rien à la compréhension du processus de conquête, d’assujettissement et d’exploitation des populations concernées. La même réserve doit être formulée quant à l’emploi du mot « croisade » dans le contexte américain [chapitre VI, « La guerra santa contra el infiel »] dont on peut se demander si elle apporte vraiment de nouvelles lumières à cette histoire…
5Ces flottements conceptuels ne sont par ailleurs guère compensés par le traitement, un peu léger, des sources citées dans le corps de l’ouvrage. Si l’on doit se féliciter du souci apporté à la reproduction en annexe de plusieurs documents d’archive, il est en revanche regrettable que la plupart des citations proposées par l’auteur à l’appui de ses analyses ne soient pas référencées. Tantôt elles sont attribuées à tel ou tel auteur, tantôt à un ouvrage précis, mais dans les deux cas sans aucune indication de page, de maison ni de lieu d’édition, de date, etc. C’est d’autant plus fâcheux qu’il s’agit souvent d’écrivains très prolifiques (de Las Casas à Nietzsche, pour n’en citer que deux). Et ce qui est agaçant s’agissant de citations de livres devient franchement ennuyeux lorsque ces références concernent des documents de première main, de type administratif ou judiciaire. C’est ainsi que le lecteur sera invité, s’il veut en savoir plus, à rechercher seul « une cédule royale de 1526 » [p. 110], une lettre au roi de Fray Bernardino de Manzanedo « datée de 1518 » [p. 114] ou un rapport lu « vers 1525 » par Fray Tomás Ortiz devant le Conseil des Indes [p. 115], sans qu’aucune référence ne vienne l’orienter plus avant. On l’aura donc compris, la lecture de cet ouvrage ne revêt pas un caractère d’urgence particulier bien que le sujet ne manque pas d’intérêt.
Pour citer cet article
Référence papier
Christophe Giudicelli, « Esteban Mira Caballos, Conquista y destrucción de las Indias », Cahiers des Amériques latines, 60-61 | 2009, 243-246.
Référence électronique
Christophe Giudicelli, « Esteban Mira Caballos, Conquista y destrucción de las Indias », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 60-61 | 2009, mis en ligne le 31 janvier 2013, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cal/1476 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cal.1476
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